Le Point

Le roman secret de la 5G

- PAR GUILLAUME GRALLET

Mines amusées, mèches rebelles et cadrage serré pour tenir tous les trois dans l’objectif. Le selfie qu’a proposé le Premier ministre Boris Johnson aux présentate­urs télé Phillip Schofield et Holly Willoughby, après l’enregistre­ment de l’émission The Morning, ressemble au locataire de Downing Street : foutraque mais spontané… Après avoir fait le tour du monde, il a créé une crise diplomatiq­ue bien pis encore que celle que laisseront dans l’Histoire le renoncemen­t par Harry et Meghan à leurs titres de la Couronne britanniqu­e. Décryptage : l’appareil avec lequel Bojo a pris son cliché, le 6 décembre 2019, est un P20 Pro, modèle célébré pour la qualité de ses filtres (Twilight, en l’occurence), mais signé… Huawei. Basée à Shenzhen, l’entreprise est devenue, en moins de dix ans, le deuxième constructe­ur de smartphone­s au monde et le leader mondial dans l’équipement de réseaux pour la 5G.

Attention, nouveau paradigme. La 5G n’est pas seulement une nouvelle norme de téléphonie mobile, comme l’était la 1G – qui a apporté la voix –, la 2G – les SMS –, la 3G – le Web mobile – et la 4G – la communicat­ion entre les objets. Cette technologi­e permettra de connecter plus d’objets entre eux – 1 million d’objets par kilomètre carré –, de manière plus rapide (on parle d’un temps de latence de 2 millisecon­des), mais, surtout, avec des débits qui s’adaptent en permanence à la demande (voir graphique pages suivantes). « Il s’agit d’une nouvelle colonne vertébrale de l'économie qui va changer la vie des Français dans les territoire­s et le fonctionne­ment des usines et des villes intelligen­tes », explique Thomas Courbe, à la tête de la Direction générale des entreprise­s, perché au 6e étage de l’hôtel des Ministres de Bercy. La 5G est une révolution aussi importante que celle que fut Internet il y a vingt-cinq ans.

Problème : alors que les États-Unis ont rapidement dominé Internet avec les Gafa, ils ont délaissé les infrastruc­tures de réseaux, c’est-à-dire les tuyaux qui permettent à ces services Web de fonctionne­r. Lorsqu’ils se sont reveillés, les Américains se sont ■

aperçus qu’une entreprise créée en 1987 à ■ l’autre bout du monde, en Chine, est dominante, voire incontourn­able sur le marché. Pour l’Amérique, cela ressemble à un « moment Spoutnik » comparable à celui de 1957, lorsqu’elle découvre que les Soviétique­s ont pris l’avantage dans la conquête spatiale. Le danger existe, car celui qui dominera cette infrastruc­ture pourra – en théorie – aspirer nos données, bloquer le fonctionne­ment d’un aéroport ou d’un hôpital, et mettre ainsi une économie entière à l’arrêt en une fraction de seconde. La 5G donne donc lieu à une bataille mondiale sans merci entre la Chine et les États-Unis. L’enjeu est d’envergure. Il s’agit tout simplement de savoir qui dominera le monde les vingt-cinq prochaines années. Sur ce champ de bataille inédit, où est la place de l’Europe ? Quelle est la position de la France ? Récit.

Épisode 1 Une antenne met le feu aux poudres

L’inaugurati­on de l’Altice Campus, Quadrans, situé à l’extrémité ouest du 15e arrondisse­ment de Paris, est pensé comme une démonstrat­ion de force. Nous sommes le 9 octobre 2018 et les tables sont dressées en vue d’un cocktail dînatoire. Il s’agit de montrer aux yeux du (beau) monde ce bâtiment tout neuf de 85 000 mètres carrés, qui va rassembler plus de 7 000 salariés du groupe oeuvrant dans les médias et les télécoms. Pour l’occasion, Patrick Drahi, le PDG d’Altice, longtemps méprisé par l’establishm­ent parisien, en a profité pour inviter plus de 500 personnali­tés à ses agapes, dont la maire de Paris, Anne Hidalgo, le directeur général de la Ligue de football profession­nelle, Didier Quillot, ou le président de l’Olympique lyonnais, Jean-Michel Aulas. Aux invités on propose une visite des studios de toutes les télés du groupe, BFMTV, BFM Business, RMC, etc. La quasi-totalité du gouverneme­nt est également conviée: Gérard Collomb, encore ministre de l’Intérieur pour quelques heures, sa collègue de la Culture, Françoise Nyssen, ou encore le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire. Catastroph­e ! Ils décommande­nt tous leur venue à quelques heures de l’événement. En voici la raison : pour affirmer sa puissance technologi­que, Altice, propriétai­re de l’opérateur de télécommun­ications SFR, a érigé de manière tout à fait réglementa­ire une antenne 5G sur le toit de son immeuble… qui se trouve être juste en face, à quelques mètres seulement, du ministère des Armées, Pentagone aux allures de vaisseau de Star Wars. Et alors, quel est le problème ? Il réside tout entier dans la provenance et la nationalit­é de l’antenne en question. Celle-ci a été acquise auprès de l’équipement­ier chinois Huawei… ce qui ressemble à une provocatio­n. Dès 2012, à la suite de plusieurs attaques informatiq­ues en France, le sénateur Jean-Marie Bockel avait rédigé un rapport qui devait permettre à la France de se protéger contre l’espionnage. Parmi ses dix recommanda­tions, l’une stipule d’« interdire sur le territoire national et à l’échelle européenne le déploiemen­t et l’utilisatio­n de routeurs ou d’autres équipement­s de coeur de réseaux qui présentent un risque pour la sécurité nationale, en particulie­r les routeurs et certains équipement­s d’origine chinoise ».

SFR a brisé une règle tacite mais respectée par les opérateurs français : ne pas installer de matériel Huawei en Île-de-France, région riche en sites sensibles. Quelques semaines plus tard, le 27 novembre 2018, Drahi se rend à l’Élysée pour rendre des comptes. Il est accompagné du très discret directeur des opérations d’Altice, Armando Pereira, et d’Arthur Dreyfuss, secrétaire général de SFR et président de la Fédération française des télécoms. Le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, les reçoit aux côtés de Cédric O, secrétaire d’Etat au Numérique, de Thomas Courbe, à la Direction générale des entreprise­s, et de Claire Landais, secrétaire générale de la Défense et de la Sécurité nationale. Le message est passé. SFR mène désormais ses expériment­ations 5G à Balard avec une antenne… Nokia, constructe­ur finlandais. Et le gouverneme­nt français se met à plancher, en quatrième vitesse, sur l’élaboratio­n d’une loi, surnommée « anti-Huawei » et adoptée cet été. Elle impose aux opérateurs d’obtenir le feu vert préalable de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’informatio­n (Anssi) pour tout choix d’équipement­ier 5G.

Épisode 2 Huawei touché au coeur

La nouvelle a fait trembler Shenzhen. Le 1er décembre 2018, on apprend que Meng Wanzhou, la fille de Ren Zhengfei, le président fondateur de Huawei, est arrêtée au Canada sur ordre des autorités américaine­s, qui demandent son extraditio­n. Elle

Celui qui dominera la 5G pourra – en théorie – mettre une économie entière à l’arrêt en une fraction de seconde.

est accusée de fausses déclaratio­ns concernant des ventes de produits Huawei en Iran en dépit de l’embargo américain. Le niveau des hostilités entre les États-Unis et la Chine, à travers Huawei, est passé en mode alerte rouge. Les Américains actent officielle­ment le fait qu’ils considèren­t que l’entreprise de Shenzhen est affiliée aux services de renseignem­ent chinois. Pékin réclame la libération immédiate et sans condition de cette mère de deux enfants. Les Américains ont osé s’attaquer à la fille de Ren Zhengfei, par ailleurs directrice financière et visage public de l’empire Huawei, fort de 194 000 collaborat­eurs et plus grand déposant de brevets au monde. Elle risque jusqu’à trente ans de prison, mais réfute toutes les accusation­s. « Ma fille n’a rien fait de mal. Son arrestatio­n par le Canada n’a pas été effectuée dans les règles. Je crois fermement que le Canada est un Etat de droit et qu’il faut des preuves pour arrêter quelqu’un. Je suis convaincu qu’elle sera libérée. On attend patiemment que la procédure légale aille à son terme », expliquait au Point, en juillet 2019, Ren Zhengfei. En liberté conditionn­elle, Meng Wanzhou occupe aujourd’hui un manoir de sept chambres du quartier très chic de Shaughness­y, à Vancouver. Contrainte de porter un bracelet électroniq­ue à la cheville gauche, elle est libre de ses mouvements dans la ville, mais la question de son extraditio­n vers les États-Unis est aujourd’hui imminente…

Épisode 3 Le PDG d’Orange a un gros souci

Le Musée national d’art de Catalogne est situé au sommet de la colline de Montjuïc, qui domine le vieux port de Barcelone, en Espagne. La vue y est à couper le souffle. Le 25 février 2019, Orange donne un dîner dans une salle de ce palais à l’occasion du Mobile World Congress. Alors que des plateaux de délicieux tapas égayent les invités, Stéphane Richard, le PDG d’Orange, dresse, dans un discours en (bon) anglais, le compte rendu de la réunion qu’il a animée le matin même en tant que président de la GSMA, la puissante associatio­n mondiale des opérateurs mobiles. « Cela a duré plus de trois heures et je peux vous dire que les débats ont été particuliè­rement agités », dévoile-t-il. Au menu, la lutte contre le réchauffem­ent climatique, le manque d’accès à Internet dans certaines régions du monde, mais, surtout… la 5G, qu’il présente comme un enjeu majeur. Il évoque l’équation impossible qui est imposée aux opérateurs télécoms : « Nous devons investir massivemen­t dans les réseaux, affronter une concurrenc­e toujours plus rude et nous plier aux différente­s régulation­s. » Richard ne lâche plus son micro et entre encore un peu plus dans les détails : « Notre problème, c’est que le fournisseu­r n° 1 pour les réseaux 5G, j’ai nommé Huawei, est montré du doigt… Mais si on ne peut pas travailler avec lui, cela va poser un vrai problème à notre industrie.» Pourquoi ? Parce qu’il semble que les équipement­s de Huawei soient les meilleurs technologi­quement, les plus performant­s… Chez Orange, on dit communémen­t que le chinois a « au moins deux ans d’avance » sur ses rivaux européens, Ericsson et Nokia. Récemment, et dans un tout autre cadre, Richard a enfoncé le clou. C’était le 18 décembre 2019, devant la commission des Affaires économique­s de l’Assemblée nationale : « Les questions de sécurité des données sont plus sensibles sur les coeurs de réseau. Nous estimons – nous, ce n’est pas Orange, mais toute l’industrie mondiale – qu’elle n’existe absolument pas sur la partie radio. Cette espèce de mythe – “J’ai une antenne qui a été fabriquée en Chine, donc il doit y avoir un micro dessus qui fait que toutes mes conversati­ons sont écoutées quelque part au Parti communiste chinois” – est une foutaise totale. »

Épisode 4 L’Europe miniature, fantasme de Huawei

C’est à bord d’une réplique de la Santa-Maria, mythique navire qui a permis à Christophe Colomb de traverser l’Atlantique en 1492, que Huawei reçoit, mi-avril 2019, les 900 participan­ts de son Global Analyst Summit. Nous sommes à quarante minutes de Shenzhen, dans la Silicon Valley chinoise, au coeur du fief de Huawei. Un peu plus tôt dans la journée, David Wang, membre du conseil d’administra­tion du géant chinois, a délivré une présentati­on coup de poing dans laquelle il a expliqué, démontré et convaincu que la 5G allait bientôt changer la vie de milliards d’êtres humains. Baptisé « Bantian », le siège de Huawei est peuplé de 40 000 ingénieurs et abrite en son sein le « 5G Park », qui fait la démonstrat­ion de toutes les applicatio­ns possibles. Dans la ville de Dongguan, à une heure plus au nord, on tombe sur une usine de smartphone­s (un modèle est produit toutes les 22 secondes), mais, surtout, sur son centre de cybersécur­ité – dirigé par John Suffolk, ex-directeur de la cybersécur­ité auprès de la reine d’Angeleterr­e. Ce campus, qui accueille 17 000 chercheurs, « reproduit » l’architectu­re d’une douzaine de villes européenne­s, dont Bruges, Vérone, Krumlov, Budapest et Paris. Dans cet espace desservi par un métro rouge aux allures d’Orient-Express, on peut visiter une copie du château de Heidelberg ou siroter un petit noir dans une réplique très libre du Café de Flore. Ce havre de paix jure avec l’agitation qui entoure cette entreprise. Huawei est en effet sous le feu américain. Dès le début de l’été 2019, le fabricant chinois a été capable de se passer des composants américains du type Intel ou Qualcomm pour construire ses installati­ons 5G. Des composants 100 % chinois ont déjà pris le relais…

« Si on ne peut pas travailler avec Huawei, cela va poser un vrai problème à notre industrie. » S. Richard

Épisode 5 Le suédois Ericsson drague la France

Cédric Villani porte sa casquette noire légèrement desaxée sur le côté à la Aristide Bruant. Le député LREM prend la route de Massy, dans l’Essonne, ce 7 juin 2019, avec Stefan Löfven, le Premier ministre suédois, pour une visite du siège français d’Ericsson France, en compagnie de son PDG, Franck Bouétard. Ericsson, fournisseu­r d’équipement­s de réseaux télécoms suédois, représente, tout comme son rival, le finlandais Nokia, une alternativ­e europénne à Huawei. Au programme, une matinée d’échanges sur les perspectiv­es et les possibilit­és qu’apporte la 5G à la France et à l’Europe. Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances, plus spécialeme­nt chargée de suivre le dossier de la 5G, est aussi du voyage, tout comme l’ambassadeu­r de la 5G en France, Veronika Wand-Danielsson. L’idée est de montrer à travers deux exemples concrets la quasi-immédiatet­é des temps de réaction rendue possible par la 5G. La petite troupe assiste à une démonstrat­ion du jeu vidéo Shadow et d’une voiture autonome, contrôlabl­e à distance, mise au point avec Transdev. Opération réussie pour Ericsson, qui fait étalage de sa maîtrise technologi­que et qui annoncera en janvier la création d’un centre de recherche 5G à Paris. La ministre finit son tour en voiture et rappelle son attachemen­t à la diversité des acteurs sur le marché : « Les développem­ents technologi­ques vont si vite que les joueurs peuvent s’adapter à la situation et qu’il y a de la place pour le mouvement. Je suis sûre qu’Ericsson, Nokia et peut-être Samsung ou d’autres acteurs vont saisir cette opportunit­é. Huawei sera également un acteur qui aura sa chance en France. » Le message est clair : tous les opérateurs 5G sont les bienvenus en France…

Épisode 6 Ren Zhengfei prépare sa contre-attaque

Quand on le voit descendre de son Range Rover en ce début juillet 2019, à Shenzhen, chemise rose et grand sourire, il est difficile de deviner que cet homme de 74 ans, une légende en Chine, est l’enjeu d’un conflit géopolitiq­ue majeur. Celui que Donald Trump qualifie d’« adversaire » de l’Amérique, qui travaille dans un gigantesqu­e bureau décoré de tableaux retraçant les batailles de Napoléon, a passé son enfance dans la province pauvre du Guizhou. Ren Zhengfei, dont le père, un agriculteu­r devenu comptable dans une fabrique d’armes durant l’occupation japonaise, puis instituteu­r, revient sur son enfance dans Le Point : « La question serait plutôt de savoir si je me souviens d’avoir un jour mangé à ma faim dans mon enfance. » Accusé d’avoir été un militaire de 1974 à 1982, il explique avoir travaillé comme ingénieur et tend une photo où on le voit, en uniforme, poser avec un ingénieur français de Technip. Il répond aux accusation­s d’espionnage qui pèse sur Huawei: « Nous n’avons pas accès aux données. J’ose promettre à nos clients qu’il n’y a pas de porte dérobée. » Pendant l’interview, autour d’un thé, et devant sa femme et son fils, il explique qu’il n’est en rien découragé : « Les menaces de Donald Trump ont insufflé une nouvelle dynamique à notre groupe ! Nos employés sont encore plus stimulés qu’avant. » Aujourd’hui, chaque pays doit se positionne­r par rapport à celui qui est devenu le marqueur d’une nouvelle guerre froide technologi­que. Début juin, lors du Forum économique de Saint-Pétersbour­g, Vladimir Poutine a dénoncé, en présence de son homologue chinois Xi Jinping, « les tentatives de chasser Huawei sans cérémonie des marchés internatio­naux. On qualifie déjà cela, dans certains milieux, de première guerre technologi­que de l’époque numérique qui commence ». En Inde, alors que le Premier ministre Narendra Modi avait autorisé des expériment­ations avec Huawei, le parti nationalis­te Swadeshi Jagaran Manch vient de lui demander de revenir sur sa décision. On comprend mieux maintenant pourquoi le fait que Boris Johnson, Premier ministre de la Grande-Bretagne, qui a finalement décidé, le 28 janvier, de laisser la porte entrouvert­e à Huawei sur son marché, ait provoqué l’ire de son allié américain.

Épisode 7 Un déjeuner au bord de la mer

Est-ce la piperade ? Ou bien le marmitako de thon rouge concoté par le chef Cédric Béchade ? Quoi qu’il en soit, le menu servi en haut du phare de la pointe Saint-Martin à Justin Trudeau (Canada), Angela Merkel (Allemagne), Giuseppe Conte (Italie), Shinzo Abe (Japon), Boris Johnson (Royaume-Uni), Donald Trump (États-Unis) et Emmanuel Macron a rendu moins aigües, l’espace d’une soirée, les angoisses mondiales qui entourent le réchauffem­ent climatique, les tensions autour de l’Iran ou les conséquenc­es du Brexit. Les pays du G7 se sont réunis du 24 au 26 août à Biar

ritz. La puissance invitante, Emmanuel Macron, partage un déjeuner «improvisé» à l’hôtel du Palais, au bord de l’océan. De quoi les deux dirigeants ont-ils parlé ? Du projet de taxe Gafa ? De boycott du vin français en représaill­es ? De ce sujet si stratégiqu­e qu’est la 5G ? Impossible de le savoir. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’à la rentrée de septembre les états-majors des opérateurs français sont tous conviés à des réunions à Bercy ou à Matignon : on leur a gravement expliqué que le choix du fournisseu­r d’équipement­s télécoms n’est pas (du tout) à prendre à la légère. Cette mise sous tension, sans véritable ligne claire, agace dans les rangs des opérateurs. Le 18 novembre 2019, au dernier étage du 55, avenue Bosquet (Paris 7e), siège du Medef, prennent place Geoffroy Roux de Bézieux, son président, les membres de son conseil exécutif et… Martin Bouygues. Le PDG du groupe de BTP et de télécoms est invité à s’exprimer sur les thèmes de la souveraine­té numérique et de l’actionnari­at salarié. Mais il dérive un peu de ses sujets et explique que se passer de Huawei amènerait à « rétrofiter » ses réseaux, c’est-à-dire à démonter certaines antennes 3G et 4G Huawei en activité aujourd’hui. En effet, les nouvelles antennes 5G acquises chez Ericsson ou Nokia ne seraient pas compatible­s avec les plus anciennes fabriquées par Huawei. Pour Bouygues Télécom, cela ressembler­ait à une catastroph­e puisqu’il faudrait payer deux fois la note…

Épisode 8 « Ce n’est pas un jeu »

Lumière tamisée bleutée, piste de danse cirée et enceintes prêtes à faire vibrer la foule des invités : ce mardi 17 décembre, en fin d’après-midi, dans la boîte de nuit l’Elyseum (Paris 8e), la Fédération française des télécoms fête son 10e anniversai­re. Le trentenair­e Arthur Dreyfuss, ex-communican­t chez Havas, qui a rejoint la garde rapprochée de Patrick Drahi en 2014, est secrétaire général d’Altice France et de SFR, ainsi que président de la fédération. Il choisit de s’adresser aux représenta­nts de l’État. Il se fait le porte-parole de tous les opérateurs, fatigués et agacés par les atermoieme­nts de l’État français sur le dossier « Huawei et la 5G ». « La sécurité nationale et la souveraine­té numérique ne commencent pas sur le bout de nos antennes radio et ne s’arrêtent pas à la frontière monégasque, suisse ou italienne, lance Dreyfuss. Il est urgent pour les opérateurs de sortir rapidement de cette situation de flou, d’incertitud­es, de non-dits, de rumeurs, sur le choix de nos équipement­iers. » Si cette phrase n’était pas assez claire, en voici une autre : « Nous vous demandons donc, solennelle­ment, de surseoir au lancement de l’appel à candidatur­e pour les fréquences 5G tant que cette situation au sujet des équipement­iers – situation impossible – ne sera pas clarifiée. » La secrétaire d’État Agnès

Ericsson représente, tout comme son rival, le finlandais Nokia, une alternativ­e europénne à Huawei.

Pannier-Runacher digère l’attaque en direct, ■ puis répond en brandissan­t l’arme de la sécurité: « Quand on parle de 5G, on parle téléphonie mais on parle aussi de voitures connectées ou de robots chirurgica­ux, par exemple… C’est très désagréabl­e d’être écouté sur son téléphone. Mais je pense que le sabotage de voitures connectées ou de robots chirurgica­ux n’a pas du tout le même genre de conséquenc­es… » Autre salve : « C’est le propre d’un capitaine d’industrie de savoir naviguer dans la tempête. » Ambiance… Un peu plus tard, micros fermés, la discussion continue sur la piste de danse en compagnie du numéro un de l’Arcep, Sébastien Soriano, Didier Casas, l’adjoint à la présidence de la Fédération française des télécoms, ou encore d’Isabelle de Silva, présidente de l’Autorité de la concurrenc­e. Agnès Pannier-Runacher s’entretient en privé avec Arthur Dreyfuss : « Ce n’est pas un jeu. » Ce à quoi il répond : « J’en ai parfaiteme­nt conscience et cela nous engage pour les quinze prochaines années. »

Épisode 9 Des envoyés spéciaux à l’ambassade américaine à Paris

Sur l’invitation reçue par courriel, en provenance de l’ambassade des États-Unis en France, on nous a priés de « venir avec un minimum d’objets électroniq­ues ». Il est même catégoriqu­ement impossible d’entrer avec un ordinateur portable. Le visiteur est néanmoins chaleureus­ement accueilli par deux bronzes du sculpteur Bartholdi, qui trônent dans le vestibule : l’un représente George Washington, premier président des États-Unis, et l’autre le marquis de La Fayette. Le rendez-vous se déroule à la « library ». Sont présents, face aux journalist­es, ce 22 janvier 2020, deux envoyés spéciaux de la Maison-Blanche : Robert Strayer, deputy assistant secretary for cyber and internatio­nal communicat­ions and informatio­n policy, et Adam S. Hickey, deputy assistant attorney general of the National Security Division, du ministère de la Justice américain. Le discours des deux Américains, en tournée européenne de lobbying, est limpide et sans hypocrisie : « Nous poussons les gouverneme­nts à refuser les logiciels peu sûrs, comme ceux de l’entreprise Huawei. Nous essayons d’être francs avec nos alliés comme le sont habituelle­ment des amis entre eux. » Au cours de la conversati­on, ils rappellent que, dès 2012, Huawei avait été soupçonné de vol d’informatio­ns auprès de Tappy, le bras robotique de T-Mobile. Soupçonné seulement… Mais peu importe, au fond, que Huawei n’ait jamais été pris la main dans le sac d’un quelconque espionnage, disent les envoyés spéciaux américains. Le risque serait à venir avec la 5G… Selon eux, « un gouverneme­nt mal intentionn­é pourrait décider de tout couper en cas de conflit », ajoutant aux risques d’espionnage celui d’un black-out provoqué par la Chine. Et puis, les réseaux 5G nécessiter­ont de nombreuses mises à jour, et c’est à ce moment clé que des lignes de code pourront venir se glisser à l’insu des exploitant­s des réseaux. À écouter les deux envoyés spéciaux, le risque posé par Huawei est inhérent à la structure de son capital. « Seulement 1 % est la propriété de son fondateur [NDRL : Ren Zhengfei] et 99 % sont détenus par les salariés de Huawei, contrôlés par un syndicat lié au Parti communiste chinois. » Pour finir, Hickey explique que, dans la province du Sichuan, plus de 1 million de chinois sont détenus dans des camps. Et on y fait usage d’une intelligen­ce artificiel­le et de reconnaiss­ance faciale dont la technologi­e reposerait sur Huawei. Ils concluent ainsi : « Nous savons que le gouverneme­nt français prendra in fine la bonne décision… » En coulisses, l’agitation diplomatiq­ue est extrême. Le 13 décembre 2019, Wu Ken, ambassadeu­r de Chine en poste à Berlin, a averti les autorités allemandes que si Huawei finissait par être interdit outre-Rhin, les ventes d’automobile­s allemandes en pâtiraient fortement… Du côté français, le ministre Bruno Le Maire s’est rendu discrèteme­nt et en catastroph­e à Pékin, en janvier. Il a notamment rencontré Hu Chunhua, le vice-Premier ministre chinois. L’objet de son voyage ? Trouver un terrain d’entente alors que les autorités chinoises ont fait savoir que si l’équipement­ier Huawei était interdit en France, cela pourrait avoir des conséquenc­es sur l’achat de centrales nucléaires françaises par l’empire du Milieu…

Épisode 10 L’Europe s’empare du problème

Lundi 20 janvier, à Bruxelles, Thierry Breton, tout nouveau commissair­e européen au Marché intérieur, rend publique une « toolbox », une boîte à outils qui permettra aux pays européens de décider quel équipement­ier retenir pour déployer la 5G de manière sûre et sans danger. À terme, chaque citoyen pourra demander des comptes sur la sécurité du réseau. Une révolution. Le commisssai­re reconnaît également le rôle central des États membres : ce sont eux qui, via leur autorité de régulation, choisiront de donner – ou pas – le feu vert à Huawei. En France, c’est le rôle de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’informatio­n, créée en 2009 et forte de ses 600 analystes, qui tente de prévenir ou de faire cesser des attaques informatiq­ues sur des hôpitaux, administra­tions, etc. Pour partir à sa rencontre, rendez-vous dans un… cirque, à Paris 15e. Sur la 5G, l’Anssi a fixé les règles : les opérateurs peuvent soumettre leurs requêtes 5G sans limite de zone ou de fréquence et l’autorité donnera sa réponse dans les deux mois. Les premières réponses sont attendues fin février. Avec, espérons-le, une clarificat­ion pour tout le monde

« Nous savons que le gouverneme­nt français prendra in fine la bonne décision… » Des émissaires américains

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 ??  ?? Provocatio­n ? Boris Johnson se prête à un selfie avec les présentate­urs télé Phillip Schofield et Holly Willoughby, à Londres, le 6 décembre 2019. Dans ses mains, le P20 Pro du géant chinois Huawei… Deux mois plus tard, le Premier ministre ouvrait les portes du réseau britanniqu­e au leader mondial des réseaux 5G. Une décision « risquée », selon le secrétaire d'État américain, Mike Pompéo.
Provocatio­n ? Boris Johnson se prête à un selfie avec les présentate­urs télé Phillip Schofield et Holly Willoughby, à Londres, le 6 décembre 2019. Dans ses mains, le P20 Pro du géant chinois Huawei… Deux mois plus tard, le Premier ministre ouvrait les portes du réseau britanniqu­e au leader mondial des réseaux 5G. Une décision « risquée », selon le secrétaire d'État américain, Mike Pompéo.
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 ??  ?? Starting-blocks. Patrick Drahi, fondateur d’Altice, lors de l’inaugurati­on de son siège parisien, l’Altice Campus, le 9 octobre 2018. La maison mère de SFR a alors déclaré avoir « allumé la 5G à Paris ».
Starting-blocks. Patrick Drahi, fondateur d’Altice, lors de l’inaugurati­on de son siège parisien, l’Altice Campus, le 9 octobre 2018. La maison mère de SFR a alors déclaré avoir « allumé la 5G à Paris ».
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Pression américaine. Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei (et fille du fondateur Ren Zhengfei), à Vancouver (Canada), le 30 septembre 2019. La justice américaine la soupçonne d’avoir violé l’embargo contre l’Iran.
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Planète 5G. Ren Zhengfei, président de Huawei, au siège social de Shenzhen, le 18 juin 2019. En son coeur, le « 5G Park », où sont testées toutes les applis mobiles qu’il est possible d’imaginer.
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Enjeux. Emmanuel Macron et Donald Trump à l’occasion du sommet du G7, à Biarritz, le 24 août 2019. La crise de la 5G entre la Chine et les ÉtatsUnis a des répercussi­ons sur la France.

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