Immigration, son vrai bilan
Ce qui se cache derrière les slogans et les polémiques.
Joel Pio ne quitte pas son cacheoreilles. Dans la cour de ce refuge pour migrants de Ciudad Juarez, il doit faire 5 °C. Au loin, les montagnes vert-de-gris se détachent sur le jaune du désert de Chihuahua et le bleu dur du ciel. Comment aurait-il pu savoir qu’il ferait si froid à la frontière entre le Mexique et les États-Unis en quittant le Honduras ? Il s’est habitué. Ce qui l’inquiète, c’est que la Garde nationale mexicaine bloque la frontière sud : « On peut quand même repartir ? » Joel, 45 ans, est arrivé le 17 juin. Il a eu son quatrième rendez-vous pour la demande d’asile aux États-Unis, et on lui en a fixé un cinquième, pour le… 4 novembre. Il abandonne. « Au Honduras, mon neveu a été assassiné, ma famille était menacée. Mais ici ça a été mon pire cauchemar. J’ai été braqué ! Je ne reviendrai pas. » Sa fille, 17 ans, sanglote dans le dortoir. Dans l’église qui abrite les familles, Ricardo Jimenez, 27 ans, s’apprête aussi à repartir avec sa femme et ses quatre enfants. Ils sont arrivés de l’État du Guerrero, l’un des plus violents du Mexique, en novembre, et ont passé une semaine en prison à El Paso, de l’autre côté du Rio Grande, aux États-Unis. Quelques mètres séparent l’une des villes les plus mortelles du monde, ses ruelles en terre et ses maisons basses, de l’une des plus sûres des États-Unis, rues au cordeau et immeubles clinquants. « Ils mettaient la clim pour qu’on ait encore plus froid. Un de mes enfants a eu la grippe, un autre la diarrhée. Les agents disaient qu’ils n’étaient pas obligés de les soigner et ils leur hurlaient de rester assis », raconte Ricardo. Son fils Ricardo Jesus, 4 ans, joue entre les bancs : « Je veux aller aux États-Unis ! » Cela n’arrivera pas. La demande d’asile
a été rejetée. « On nous paie ■ la moitié du billet pour rentrer, mais en bus. C’est trop dangereux. Là-bas, le gang Nueva Generacion me menaçait de mort si je ne le rejoignais pas », dit Ricardo. Il ne demande pourtant qu’à rentrer. « Ici, on m’a volé mon téléphone et mon argent. Et à l’hôtel, à la frontière, une femme a été assassinée par balles. Je n’ai plus envie de vivre aux États-Unis. Ils séparent les familles. »
Stratagèmes. C’est un fait : la politique de Donald Trump pour dissuader les migrants fonctionne. Le pasteur, Juan Fierro Garcia, le confirme : « Fin 2018, avec les caravanes d’Amérique centrale, on a eu 260 personnes par jour. Là, on en a 40. Beaucoup perdent espoir et rentrent. Mais beaucoup paient un passeur. Et je récupère ceux qui attendent leur jugement à El Paso. » Le dispositif qui les oblige à rester au Mexique (les Migrant Protection Protocols, ou MPP) fait de ce pays l’antichambre obligatoire – sauf pour les Mexicains. Le pasteur profite de l’accalmie pour agrandir, construire des sanitaires et une salle Internet. « L’être humain cherche à survivre, et les gens fuient l’insécurité et le changement climatique. Ils vont revenir. »
L’un des axes majeurs de la première campagne de Trump était son « grand, beau mur » pour stopper l’immigration de Mexicains « violeurs ». « En fait, la politique de dissuasion a été formulée en 1992, rappelle Fernando Garcia, directeur de l’ONG Border Network for Human Rights. Les migrants ont commencé à mourir dans le désert. La loi sur le mur date de 2006, pendant le mandat de George W. Bush. » En 2000, 1,6 million de personnes tentaient d’entrer aux États-Unis, mais avec la crise économique ce chiffre est descendu à 304 000 en 2017. La construction du mur continue sous Clinton, Obama et Trump. Ce qui change aujourd’hui, c’est une stratégie multiple : audiences au compte-gouttes, chantage aux taxes sur les importations pour que le Mexique déploie sa Garde nationale à la frontière guatémaltèque en juin 2019, MPP en janvier, durcissement de l’asile. À El Paso, les migrants restants sont invisibles, protégés par l’Annunciation House. L’association les recueille lorsqu’ils sont relâchés par l’ICE (la police de l’immigration et des douanes) après l’incarcération suivant l’entrée aux États-Unis. « En mai, l’ICE en relâchait 1 000 par jour. Après les
C’est un fait : la politique de Donald Trump pour dissuader les migrants fonctionne.
menaces sur les tarifs et le MPP, cela a baissé. Certains sont renvoyés au Mexique juste après la détention, on ne les voit pas. On est descendu à 50 personnes, et même à 26 un jour», détaille Brinkley Johnson, coordinatrice de l’association. Outre les procédures officielles, elle décrit des stratagèmes : « Certains ont des dates de jugement fictives, comme le 31 septembre. D’autres ne peuvent s’y rendre et le juge refuse de reprogrammer, même s’ils ont été kidnappés à Juarez. On a eu un migrant qui avait obtenu l’asile, mais le juge a changé d’avis. L’ICE lui a inventé une nouvelle date. Entre-temps, il y a eu un appel contre son asile. Et il l’a perdu. »
Prix. Au dîner républicain du Lincoln Day, le 1er février, on se félicite du résultat. « Écrivez que grâce aux MPP les chiffres ont chuté de 70 % », insiste le vice-gouverneur du Texas, Dan Patrick. Après le pic de mai 2019, où 144 000 migrants ont été arrêtés à la frontière, ils étaient 32 000 en décembre. Une sexagénaire blonde hoche la tête : « Build that wall ! [Construisez ce mur !] On doit pouvoir contrôler ces gens, il y a des membres de gangs. » Son mari, Gregory, appuie: « La frontière mexicaine est poreuse, des terroristes du Proche-Orient pourraient passer. » De tels cas ont-ils été rapportés ? « Non, mais les médias le cacheraient de toute façon. »
El Paso est un bastion démocrate dans un État républicain. Dans cette ville bilingue, la plupart des habitants ont de la famille à Ciudad Juarez et souffrent des nouveaux contrôles à la frontière, qu’ils mettent parfois trois heures à passer. C’est le thème du meeting de Michael Bloomberg. « Nous pouvons devenir un pays qui accueille les immigrants, qui les valorise, clame-t-il sous les vivats. Séparer des enfants de leurs parents, en laisser sept mourir en détention, les enfermer dans des cages où ils ont attrapé la scarlatine : quel genre de pays sommes-nous devenus ? » La politique migratoire a un prix. Pour Josiah Heyman, de l’université du Texas El Paso, elle s’appuie sur une transformation profonde de l’administration. «L’élection de Trump a été appuyée par la Patrouille de la frontière, une agence fédérale de police. En retour, il lui laisse toute latitude, avec sa culture archaïque, de plus en plus militarisée, d’autant qu’elle est depuis le 11 septembre 2001 investie de la sécurité nationale. Ce sera très difficile à changer », explique-t-il.
Un matin, le long du mur, la patrouille montre aux caméras qu’elle est préparée pour l’invasion. « Move ! » hurle l’instructeur, tandis qu’une centaine d’hommes, appuyés par un hélicoptère, des cavaliers, des marines feignent de tirer sur… cinq migrants. « Cette politique divise la société, aggrave la violence au Mexique et affaiblit l’économie », déplore Richard Parker, journaliste spécialiste du Texas. La Garde nationale a été créée par le président Andres Manuel Lopez Obrador en juillet 2019 pour lutter contre le narcotrafic. Mais elle doit bloquer les migrants, et le Mexique connaît une vague de violence inquiétante. En janvier, 117 assassinats ont été perpétrés dans l’État de Chihuahua, dont 90 à Ciudad Juarez, sans compter les migrants disparus. Quant à l’économie du Texas, selon la Banque de la Réserve fédérale (Fed) de Dallas, elle a vu son secteur manufacturier se contracter en novembre, pour la première fois en trois ans. L’immigration avait permis de conserver de la main-d’oeuvre, malgré la démographie en berne. « On ne peut pas diminuer le nombre de migrants et faire croître le PIB : ça ne va pas ensemble», a dénoncé Robert Kaplan, son président. « À San Antonio, poursuit Richard Parker, la construction est ralentie par le manque d’ouvriers. » Qu’importe, la machine est lancée. « Tant que les MPP existent, je ne vois pas comment cette politique changerait », admet Brinkley Johnson. L’ONG pensait avoir remporté une victoire décisive avec la fermeture de la prison pour enfants migrants de Tornillo. Une autre se construit à Montana Vista. L’héritage de la nation de migrants semble bien loin
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« On ne peut pas diminuer le nombre de migrants et faire croître le PIB. » Robert Kaplan, président de la Fed de Dallas