George Steiner, le dernier Européen
Ce grand penseur aimait les cafés, Homère, mais avant tout la liberté…
Il y a quatre ans mourait Umberto Eco. Avec Steiner s’en va son cousin juif, son alter ego de Vienne, Paris, Cambridge, Princeton, Genève, où ce polyglotte partagea son encyclopédique savoir. Dans une conférence sur Tolstoï, il rappelait qu’à sa mort les Russes étaient sortis en silence dans les rues, orphelins d’un être cher. Personne ne sortira en France pour Steiner, et pourtant avec lui s’en va le dernier monument de la culture européenne. Cette Europe dont il avait « une certaine idée ». Ses cafés, lieux d’échanges. Son paysage à visage humain, arpenté à pied. Ses noms de rues, capsules mémorielles. L’axe Athènes-Jérusalem, où dialoguaient Bible et tragédies grecques, lues et relues. Sa conscience de sa fragilité…
Une vulnérabilité dont il avait pris conscience très tôt, lui, l’enfant juif qui avait fui l’Autriche avec ses parents avant de quitter les bancs de Janson-de-Sailly, un jour de juin 1940, pour New York et son lycée français. Une faiblesse qu’il avait auscultée sans pitié au regard de la barbarie du XXe siècle venue fracasser une civilisation à son apogée. La Culture contre l’homme : le titre de son livre le plus connu, rédigé en 1971, dit bien sa lucidité sur les limites d’une raison et d’un progrès qui n’empêchèrent pas l’inhumanité nazie ou communiste. De ce requiem de l’Europe il fut le penseur féroce. Ses leçons sont légion. Personne mieux que lui n’a su regarder en face la Bête et les accouplements monstrueux auxquels peuvent se livrer la haute pensée et la pire abjection. À Antoine Spire, qui au cours de leurs dialogues lui reprochait sa fascination pour Heidegger, il répondait que la haute abstraction avait souvent côtoyé la barbarie : Platon et les tyrans, Sartre et les camps staliniens, Heidegger et Hitler… Il avouait n’avoir pas trouvé la bonne réponse à cette tragédie de la culture. Ni pouvoir expliquer le voisinage de Buchenwald et Weimar. Mais il tirait la sonnette d’alarme, brandissant Dostoïevski, qui avait tout prévu dans Les Possédés. Et de reconnaître avec sincérité que le plus grand écrivain français du siècle était Céline, « ce tueur antisémite, ce gangster dans l’âme », ne tarissant par ailleurs pas d’éloges sur Les Deux Étendards de Rebatet, l’auteur des Décombres, qu’il avait même rencontré. Parce que Steiner installait sa réflexion au coeur des pouvoirs vénéneux de la littérature, « l’expérience la plus dangereuse et la plus passionnante ». « Dieu est l’oncle de Kafka », déclarait-il. Pouvoirs de corrompre, de faire mal mais aussi de sauver, comme chez le poète Paul Celan, son auteur d’élection, découvert sur un quai de gare de Francfort avec cette expression énigmatique : « au nord de l’avenir ».
La Culture contre l’homme, mais aussi contre la barbarie. Après Auschwitz, mais aussi Après Babel : le titre d’un autre de ses ouvrages majeurs, où ce vagabond des langues disait oui à Babel, à la polyphonie, qui n’est pas une malédiction, car «chaque langue ouvre une fenêtre sur le monde ». À retenir, dans une France
tentée par les crispations identitaires. Steiner a écrit aussi qu’il fallait apprendre par coeur des drames de Shakespeare, au cas où un régime autoritaire vous jetterait en prison. Pourquoi, s’étonnera-t-on? Pour pouvoir résister, répondait-il. Au « détergent de la conformité sociale » cet apôtre de la mémoire opposait le « ressouvenir de ce qui résiste, inviolé dans notre psyché ». Ce « ressouvenir » passait chez ce «maître à lire» par un dialogue ininterrompu avec les grands auteurs qu’il lisait un crayon à la main, car «il faut se battre avec un texte». Laure
Adler lui rappelait qu’il distinguait les êtres humains qui lisent sans crayon et ceux qui lisent avec. Et Steiner de répondre avec son humour provocateur : « Et le juif lit toujours avec un crayon, car il est persuadé qu’il écrira un meilleur ouvrage. » Sur les livres, dont il avait l’obsession, il eut des fulgurances. Déclarant que celui qui n’a pas de livres déchirés n’a pas lu. Qu’il faut avoir les oeuvres complètes d’un auteur qu’on aime, pour le remercier même de ses faiblesses.
«L’ère de l’Épilogue». Qu’il y aurait toujours des lecteurs, mais comme ceux de jadis, isolés dans les monastères du Moyen Âge, car notre modernité bruyante, exiguë, cette « ère de l’Épilogue », insultait le silence, l’espace, la vie privée requis par la lecture. Il recommandait de lire à voix haute, lui qui entendit à l’âge de 6 ans son père lui lire les auteurs grecs. Des auteurs où il irait, tout au long de son siècle, assouvir sa soif de transcendance trempée de lois humaines, comme dans sa lumineuse interprétation d’Antigone. En voilà un qui n’avait pas renoncé à se frotter aux géants, à l’universel, à ceux qui croyaient au monde d’ici-bas – Tolstoï, Shakespeare – comme au monde d’en haut – Sophocle, Dostoïevski.
Dans cette résistance contre toutes les formes de barbarie, il avait écrit Réelles Présences, luttant à sa manière contre la tentation actuelle de renoncer à tout sens. Et il avait proposé son interprétation de ses grands auteurs. Plus tard, il était revenu sur cette unicité, ouvrant le dialogue aux lecteurs et à leurs multiples lectures. C’était aussi cela, Steiner, un homme qui réfléchissait, jusqu’au repentir. N’avait-il pas intitulé son autobiographie Errata, « erreurs » en latin ? À quarante jours des élections municipales, gageons qu’aucun candidat ne songera à promettre de baptiser une rue ou une place du nom de George Steiner. Ils se trompent. Ils en seraient honorés
■ À lire aussi, le Cahier de L’Herne Steiner, publié sous la direction de Pierre-Emmanuel Dauzat (414 p., 39 €).