Heureux comme un tycoon
Américains, entrepreneurs, ils adorent la France. Et plus seulement pour sa table.
Le Ritz, c’est une mythique terrasse, avec son petit vent frais qui berce les oliviers disposés à l’entrée du patio, ou encore le bar chéri d’Hemingway, qui y a commandé pas moins de 51 dry Martini pour célébrer la Libération de Paris le 25 août 1944. C’est aussi le salon César, qui abrite en ce soir d’automne 2019 une cinquantaine de couverts. Lorsqu’on y prend place, surgit une certaine… Juliette Armanet. Casquette vissée sur la tête, moue mutine, la chanteuse trentenaire se dirige vers le piano à queue installé pour l’occasion, avant de demander : « Il est où Maarc ? » « Maarc », c’est Marc Benioff. Le créateur américain de Salesforce, champion mondial des logiciels de relation client basé à San Francisco, une fortune estimée à 7,1 milliards de dollars selon Forbes.
Une minute après, la révélation de la chanson française entonne ses tubes mi-pop, mi-mélo À la folie, Alexandre, ou encore Couleur menthe à l’eau, une reprise convaincante d’Eddy Mitchell. Il y a là quelques figures du milieu des affaires français comme Paul Hermelin, le PDG de Capgemini, Yves Guillemot, cofondateur d’Ubisoft, mais aussi le prêtre Éric Salobir, un dominicain qui, ami du créateur de LinkedIn, Reid Hoffman, conseille le Vatican dans le domaine du numérique. Entre deux tours de magie, et alors que l’on sert des mûres accompagnées de gelée à la menthe, les convives planchent sur l’importance de l’éthique dans les recherches liées à l’intelligence artificielle, sur la nécessité de lutter contre les infox, mais aussi sur le rôle que pourrait jouer la France dans le nouvel ordre mondial. Marc Benioff qui, en 2012, rêvait de « manger un hamburger avec François Hollande » est désormais conquis par le rythme des réformes menées dans notre pays. « Vous avez ici des mathématiciens que le monde entier vous envie », loue ce fan de chanson française – il a lui-même choisi le répertoire interprété par Juliette Armanet ce soir-là –, qui a installé ses bureaux hexagonaux dans une ancienne annexe du ministère de la Marine, face à la tour Eiffel.
Simple politesse de celui qui compte Schneider Electric, Pernod Ricard, Accor, BNP Paribas ou encore Rossignol comme clients ? « Je me souviens d’une réception de 2015 où, alors que j’étais le consul de France à San Francisco, il est arrivé, un magnum de Château d’Yquem-LurSaluces 1996 sous le bras, pour faire honneur au savoir-vivre à la française.
Mais aujourd’hui, il aime aussi la France pour des raisons liées au business », déclare Romain Serman, le représentant de la BPI à San Francisco. Ce dernier observe un frémissement chez les capital-risqueurs américains. « Il y a deux ans, ils voyaient l’Europe comme un musée. Aujourd’hui, ils viennent y chercher les nouvelles pépites. » C’est vrai de Mike Anders, un des dirigeants du fonds Iconiq, family office qui gère notamment l’argent de Mark Zuckerberg et de Sheryl Sandberg. Présent à San Francisco, à New York ou encore à Singapour, le fonds a récemment investi dans l’entreprise française spécialisée en intelligence artificielle Dataiku et devrait bientôt ouvrir une antenne sur notre territoire.
« Joconde » psychédélique. Mike Anders pourra compter sur le soutien d’Evan Spiegel, cofondateur et directeur général de Snap. L’entrepreneur de 29 ans a obtenu en septembre la nationalité française. Le jeune homme, qui a grandi dans le quartier huppé de Pacific Palisades à Los Angeles, a bénéficié d’un dispositif destiné à récompenser les étrangers qui « contribuent au rayonnement de la France ». « Ma grand-mère a grandi dans une petite ferme de l’Idaho. Elle adorait son livre de recettes écrit en français. Elle a demandé à tous ses enfants d’apprendre le français », a-t-il raconté au Point, à l’occasion de l’une de ses visites dans les bureaux parisiens du réseau social Snapchat, situés à « SoPi » (pour South Pigalle), un quartier du 9e arrondissement de Paris. Dans l’entrée, une Joconde psychédélique tire une langue aux couleurs du rainbow flag. Plus loin, un escalier en pierre descend vers un bar, où l’on peut siroter un marc de Bourgogne. Il y a deux ans, Snap s’est offert pour environ 300 millions d’euros Zenly, une start-up de localisation née à Paris.
coache plusieurs start-up comme la plateforme d’épanouissement personnel Workwell, créée par la brillante Marie Schneegans. »
En vacances, fin décembre, à Paris, Ivanka Trump, qui s’est piquée de technologie (elle conseille son père sur la « politique quantique » ), s’est rendue à Station F, où elle a rencontré le site de recommandation de shopping WishUpon, créé par les Coréennes Jihyung Kang et Danbee Lee. « Nous sommes venues nous installer au pays du luxe pour nous rapprocher de nos clients», explique Jihyung Kang. Au cours de son voyage parisien, Ivanka Trump aurait pu également croiser Perry Chen, le cocréateur de Kickstarter, qui a choisi le coeur de Paris pour développer ses nouveaux projets.
Certes, il y a encore des choses à changer pour que la France détrône la Silicon Valley, Israël ou Londres dans le coeur des entrepreneurs de la tech du monde entier. Nous manquons ainsi de grands groupes industriels capables de s’offrir nos talents pour leur donner un nouvel envol. « Le montant des investissements en capital-risque dans l’écosystème tech a très fortement progressé pour atteindre 4,7 milliards d’euros en 2019. Mais les tech exits, c’est-à-dire le rachat par de grandes entreprises tricolores, stagnent toujours à un niveau assez bas », explique Patrick Robin, cofondateur de la banque d’affaires spécialisée dans la technologie Avolta. Autre piste, le Small Business Act, c’est-àdire le fait de réserver une partie des commandes publiques à des structures naissantes. Un dispositif cité en exemple par le candidat Macron en 2015, mais qui n’a pour l’instant pas suffisamment été mis en oeuvre
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