Marcel Gauchet : « Il va falloir réviser nos batteries »
Pandémie, crise des démocraties, souveraineté, responsabilité… Le philosophe, qui fête les 40 ans de sa revue Le Débat, analyse nos temps troublés.
Àl’heure du chaos généralisé, c’est une voix que l’on a envie d’entendre. Le philosophe et historien Marcel Gauchet, à qui l’on doit notamment Le Désenchantement du monde et L’Avènement de la démocratie, a créé voilà quarante ans une revue devenue incontournable dans le paysage intellectuel français : Le Débat (Gallimard). Cet anniversaire devait être le sujet d’un entretien, puis est venu le coronavirus… Nos démocraties sont-elles armées pour faire face à cette tragédie ? En France, quel sera l’impact de la crise sociale sur la gestion de la pandémie ? Quelles seront les répercussions de cet événement hors norme sur les rapports de force politiques et la mondialisation ? Marcel Gauchet analyse froidement la situation. Cet intellectuel rationnel montre à cette occasion que modération ne rime pas avec mollesse. Sur la dégradation du débat dans nos sociétés et la montée d’une nouvelle forme d’intolérance, il livre un diagnostic implacable et nous invite à résister à « la haine exterminatrice qui envahit l’espace public »
Le Point: Jusqu’à présent, les virus dont souffrait la France pouvaient avoir pour noms populisme, crédulité, divisions. Or, voilà qu’un vrai virus nous a rattrapés et, pour reprendre le terme du président Macron, que nous constatons l’incroyable fragilité de notre démocratie…
Un choc épidémique est particulièrement fait pour mettre en évidence cette fragilité. Nous l’avions brièvement entrevu lors de l’épidémie de Sras, et puis, comme le chantait Jacques Dutronc, « j’y pense et puis j’oublie ». Cette fois, nous y sommes, le choc est autrement plus profond et l’impact sera plus durable. Il impose le sentiment que l’équilibre de notre fonctionnement collectif repose sur une tête d’épingle et peut très vite se défaire. Une vraie panique, et qu’en resterait-il ? La grande demande des années à venir, on peut l’augurer, sera de retrouver des bases plus solides.
Marcel Gauchet: Malraux écrivait dans «L’Espoir» que le courage réside dans l’organisation, dans la capacité à apporter une réponse. N’est-ce pas là, paradoxalement, la meilleure des opportunités?
Les démocraties sont à deux faces. Leur pente spontanée est la faiblesse et une certaine anarchie, ce qui fait facilement conclure à leur décadence fatale. Mais cela n’épuise pas la description. Elles l’ont montré par le passé, elles sont capables de se ressaisir et de se mobiliser avec une formidable vigueur. Elles ont d’abord été faibles face aux totalitarismes, mais elles ont su se réveiller et les affronter sans défaillir. La question qu’il faut se poser est de savoir si cette vertu passée est encore présente. Car il est vrai que l’évolution des sociétés occidentales a fait passer la cohésion collective au second plan à un degré jamais vu. Elles ont donné une priorité absolue à la liberté des individus,avecunémiettementsocialimpressionnant.
« L’équilibre de notre fonctionnement collectif repose sur une tête d’épingle. »
Sommes-nous encore capables, dans ces conditions, de remettre la cohésion collective au poste de commandement, face à une menace inattendue comme celle qui nous assaille ? Seule l’expérience permettra de répondre, mais j’observe tout de même que c’est l’existence d’une structure sous-jacente très robuste qui permet l’expansion désordonnée des libertés en surface. Il faut se représenter une France à la fois débridée et très organisée. Pourquoi, dès lors, cette force d’organisation ne pourrait-elle pas reprendre le dessus, si les circonstances l’exigent ?
Depuis le début de l’épidémie, le pouvoir ne manifeste-t-il pas une confiance trop évidente dans son organisation étatique?
Encore une fois, il y a deux composantes en présence. Le gouvernement peut compter sur une machine administrative puissante et un appareil d’État solide. L’inconnue est du côté de l’évolution de la société, dont certains aspects font redouter une irrationalité de masse. Quelle est la composante qui aura le dernier mot ? Nul ne peut le dire.
L’expérience des dix-huit derniers mois, avec les Gilets jaunes, l’épreuve de force avec les syndicats, peut-elle peser lourd dans la gestion de la pandémie?
Très lourd. Une technocratie du type de celle des années 1960 aurait pu imposer ses mesures drastiques sans aucun problème. Nous n’en sommes plus là, mais nous ne savons pas où nous en sommes. Le dialogue entre la société et le pouvoir est devenu si conflictuel que la prudence est de mise.
Alors que triomphait la dérégulation du savoir et du marché cognitif, que favorise Internet, voilà soudain que la parole scientifique regagne de la légitimité…
Sur le marché dont vous parlez, la médecine a un avantage compétitif certain.
Elle conserve une solide autorité, même si elle a pu faire l’objet de polémiques, à propos des vaccins par exemple. À la différence de la science enfermée dans des laboratoires lointains, la médecine est une pratique de proximité et chacun peut vérifier son efficacité. Tout le monde a affaire à elle et peut juger de son utilité directe. Le système hospitalier est d’ailleurs une des institutions auxquelles les Français font le plus confiance.
Était-ce une bonne décision de maintenir le premier tour des élections municipales?
Le gouvernement avait-il vraiment le choix? Son argument, si j’ai bien compris, était qu’il fallait préserver
« Le dialogue entre la société et le pouvoir est devenu si conflictuel que la prudence est de mise. »
C’est une remise en question, si ce n’est une ■ révision déchirante, dont le retentissement sera crucial dans la durée. Ce sera l’un des impacts les plus importants de cette crise sanitaire, me semble-t-il. La mondialisation, nous expliquait-on, exige de relativiser les souverainetés nationales au profit des règles définies par les organisations internationales. La démonstration est faite : devant l’urgence, l’efficacité se situe au niveau des responsabilités locales, tandis que la délégation au niveau supranational fonctionne très mal. On redécouvre que la souveraineté n’est pas une fiction abstraite, mais correspond d’abord à une exigence fonctionnelle : disposer d’autorités jouissant à la fois de la confiance des populations et de la connaissance précise de leurs territoires d’application. Des choses interdites à des technocraties stratosphériques, même si elles ont leur utilité dans l’échange d’informations et l’harmonisation des règles. Il va falloir réviser nos batteries sur toute une série de sujets. Pouvons-nous abandonner la production de médicaments décisifs aux aléas des marchés mondiaux ? Et il va falloir que les Occidentaux apprennent à se montrer un peu moins naïfs, comme ils l’ont été en laissant par exemple l’influence chinoise s’imposer à l’OMS.
« Devant l’urgence, l’efficacité se situe au niveau des responsabilités locales, le supranational fonctionne très mal. »
Un autre virus qui touche la France et qui vous touche, vous, le cofondateur du «Débat», est cette disparition précisément du débat, comme les affaires des dernières semaines l’ont largement montré. Quarante ans après le lancement de votre revue, le débat est-il encore possible?
Il faut bien constater qu’entre 1980 et
2020 une autre société s’est mise en place, que nous n’avions pas anticipée. Nous avons bénéficié, au départ, d’un moment de grâce. Nous avons lancé cette revue dans le projet d’exploiter la chance d’une situation qui ouvrait la possibilité d’un vrai débat. D’où notre titre. Nous sortions du règne de l’idée révolutionnaire et de l’idéologie totalitaire dont l’objectif était de réduire ses contradicteurs au silence par tous les moyens. On allait donc pouvoir discuter de tout de manière calme, rationnelle, respectueuse. Et il y a eu, en effet un temps d’ouverture remarquable. Ce que nous n’avions pas vu venir, c’est le retour de la passion intolérante à l’intérieur de l’espace démocratique. Il ne s’agit pas de la renaissance d’idéologies de type totalitaire ou d’une résurgence du projet révolutionnaire. Les principes de base de la démocratie sont solidement installés et ne sont pas sérieusement contestés. Mais ce consensus de fond n’a pas empêché l’apparition d’une nouvelle radicalité vindicative. Elle ramène avec elle la passion dénonciatrice, le refus de la confrontation, la criminalisation de l’adversaire qui justifie de l’empêcher de parler. Retour à la case départ sous un nouveau jour !