Peter Sloterdijk : « Le fantôme de l’ordre retrouvé surgit »
Face à la prise de pouvoir d’une « sécurocratie » déguisée en « médicocratie », le philosophe invite à relire Boccace et à envisager l’étude d’une nouvelle science, la « labyrinthologie ».
Le Point: Que vous inspire cet «arrêt» forcé de l’activité humaine, ces villes mortes, ces avions, ces stades et ces écoles vides, cette façon de renouer avec les grandes peurs médiévales, la pensée apocalyptique?
Peter Sloterdijk:
Il faut d’abord constater que nous vivons à l’âge de la surréaction. Depuis un siècle au moins, la symétrie du couple action/réaction, établie par Newton, et étudiée par Starobinski au niveau de son application culturelle et politique, a été dépassée par une asymétrie en faveur de l’action. Être moderne, cela veut dire croire au primat de l’agir. Donc, au moment où l’on se trouve, pour une fois, dans une situation qui nous imposerait un peu de passivité, on choisit la fuite dans l’activisme exagéré. Nous sommes dans le cas d’une hyper-allergologie par rapport à des agents qui nous feront éventuellement souffrir. Ainsi, parce qu’une contagion survient à cause d’un nouveau membre de l’univers macrobiotique auquel on ne connaît pas encore grand-chose, on ferme toutes les écoles tout en sachant que les enfants ne sont guère menacés parce qu’ils disposent d’une immunité naturelle, étonnante, d’ailleurs. Désormais, tout le monde, absolument tout le monde est invité à se sentir menacé. Et l’homme est tellement disposé à se fantasmer menacé qu’une bonne partie de la population européenne assume désormais l’idée de faire partie d’une espèce en voie de disparition !
On en fait trop? On a pourtant accusé les Français de ne pas en faire assez…
L’avantage d’un virus – pourvu qu’il soit le résultat d’une mutation spontanée et pas, avec sa rondeur parfaite de ballon de foot, une création des laboratoires de guerre biologique –, c’est de pouvoir être attribué à la dimension que nous nommons la « nature ». Or, le droit de défense contre des agresseurs naturels est rarement mis, politiquement, en question… La crise « corona » affiche ainsi tous les symptômes d’une prise de pouvoir par la « sécurocratie » camouflée sous les apparences d’une « médicocratie » bienveillante. On nous annonce chaque jour le décompte des morts – le 16 mars, trois morts en Bavière –, mais on continue d’ignorer qu’en Allemagne, en temps normal, il y a une mortalité de presque 3 000 personnes par jour. Pour 2017, l’Office de statistique fédérale a dénombré 932 272 morts, en grande majorité dues aux fléaux de notre époque, dont il n’est guère nécessaire de prononcer les noms médicaux. En France, c’est pareil : 2 000 morts par jour. Personne ne parle d’eux – à l’exception des petits avis de décès collés aux portes des épiceries de village. Le nouveau virus de provenance chinoise n’est qu’un des multiples pseudonymes de la mortalité humaine moyenne. On ne veut pas voir qu’elle a toujours fait son travail avec application, tout à fait sereinement, et la plupart du temps sans la participation de la presse et des chefs d’État.
Peter Sloterdijk, Dernier ouvrage paru : « Réflexes primitifs. Considérations psychopolitiques sur les inquiétudes européennes » (Payot).
Disons que le système du stress de l’homme contemporain est habituellement sous-occupé. Et là, en face d’un nouvel ennemi du genre humain, il se réveille. Le surmoi collectif semble imposer aux gouvernants de ne rater aucun de ses devoirs « maternants ». Notamment la promesse de l’espérance de vie de 80 ans et plus, qu’il leur faut absolument tenir sous peine de voir leurs administrés se sentir trahis. La fuite en avant est donc la seule façon de se déculpabiliser, surtout pour les membres du complexe médico-politique. C’est aussi une façon pour eux de se déresponsabiliser. Si on en fait dix fois trop, alors personne ne pourra être déclaré coupable de négligence.
Vous accusez les responsables d’agir sans raisons suffisantes? Vous voulez dire que, avec la crise sanitaire actuelle, la mortalité générale n’a trouvé qu’une cause supplémentaire? Macron, pourtant, parle de «guerre»…
On mène parfois de fausses guerres. Les mesures de précau
tion contre un virus inconnu n’ont rien à voir avec une mobilisation au combat militaire. Au contraire, on démobilise à force d’utiliser des métaphores bellicistes. En tant qu’admirateur du président français, j’aurais souhaité qu’on lui donne des conseils dans le sens de la rhétorique pacifique.
On attendait le chaos de la contestation politique ou d’une secousse géopolitique au Moyen-Orient ou en Asie, or il surgit d’une maladie…
Ce n’est pas le chaos qui surgit de cette maladie mais, de façon très antilibérale, le fantôme de l’ordre retrouvé. Curieusement, cela ressemble un peu à l’état d’exception dont rêvaient certains penseurs politiques des années 1920 et 1930, il y a un siècle, comme Carl Schmitt. Pour lui, le souverain, c’est celui qui décide de l’état d’urgence. Et la validité d’une décision n’est pas déterminée par son contenu mais par le fait qu’elle est prise par une autorité considérée comme légitime. Je me demande si nous ne vivons pas un moment historique fou. On ferme les frontières alors que tout le monde sait qu’un virus voyage sans passeport. N’étaient les conséquences de ces décisions, ce serait même un peu comique, comme dans les pièces du XVIIe siècle où l’histrion et le grand médecin en costume noir et au long nez se rencontrent. Regardez ce qui s’est passé en Italie, où les gens confinés chantent de l’opéra sur les balcons, en mondovision! En faisant de la musique sur les balcons, on se moque de sa propre soumission à la dictature médico-collectiviste.
D’aucuns invitent leurs contemporains à changer leur façon de vivre et à rompre avec l’hypermondialisation et l’interdépendance qui va avec… Est-ce la fin d’un monde ou simplement une pause?
Sur les autoroutes françaises, on lisait jadis un panneau avec ces mots : « Après quelques heures la pause s’impose. »
C’est une devise utile pour un monde ultra-accéléré. Voyons si la désaccélération des processus à l’échelle globale mène à quelque chose de positif. Moi, je n’y crois pas. La peste du XIVe siècle n’a pas arrêté l’ascension de l’Europe, et ce virus, mille fois plus innocent, n’arrêtera pas celle de la Chine.
Cela semble d’ailleurs s’arranger en Chine. Est-ce la revanche des modèles autoritaires sur les démocraties, jugées trop laxistes, pas assez protectrices? En France, les autorités ont maintenu les élections, et ça fait jaser…
Ne vous inquiétez pas, le système occidental va se révéler aussi autoritaire que celui de la Chine ! L’erreur capitale, chez nous comme chez eux, c’est de protéger la quasi-totalité de ceux qui ne sont pas trop menacés et de négliger la protection des groupes à risques augmentés.
«Nous, Européens, serons sauvés par notre médiocrité énergique», nous disiez-vous la dernière fois. Mais l’Europe, repliée sur ses nations, existe-t-elle encore? Ou seulement dans les mots du président français?
Je suis très content qu’il reste en Europe au moins un Européen ! Soyons sérieux : on ne peut pas dire que l’Europe, c’est terminé. Aujourd’hui, c’est vrai, un nombre important de nations européennes formatent leur politique immunologique selon les frontières nationales. Mais ce n’est pas nécessairement un repli identitaire, plutôt l’expression du fait que la faculté d’agir en accord avec la législation en vigueur est restreinte à l’espace des droits nationaux. Toutes ces restrictions vont disparaître une fois la crise passée. Tant pis pour cette partie de la population qui ressentait une certaine satisfaction – comme si le stress de la globalisation, de la concurrence mondiale, de la dictature de la mobilité avait été suspendu. Erreur. Tout cela va reprendre plus ou moins rapidement, et plus fort qu’avant, sous prétexte de devoir rattraper les pertes.
En attendant, comment en sortir?
D’abord, puisqu’on va être confiné et qu’on va pouvoir peutêtre lire davantage, en relisant plutôt Boccace que Camus ! Je m’explique. En ce moment, on parle beaucoup de La Peste, de Camus, qui, je crois, battait des records chez vous dans les librairies. Avant qu’elles ne ferment… Le vrai sujet de La Peste serait, Camus l’avait lui-même écrit à Barthes : « la résistance européenne contre le nazisme ». Difficilement transposable… Camus, ce n’est pas la bonne peste. Mais Le Décaméron, de Boccace, offre des pistes… Ce chef-d’oeuvre a été écrit lors de la plus grande crise qu’ait connu l’Europe, la peste noire du XIVe siècle, provoquée par la guerre biologique menée contre une ville de marchands, Caffa, au bord de la mer Noire, qui était partenaire de Gênes. Le Décaméron est une histoire de confinement à la campagne. Pour se divertir face au mal qui frappe la ville, dix jeunes Florentins partent sur les collines et instaurent une règle simple : chacun devra, chaque jour, raconter une histoire aux autres. Selon un thème préalablement choisi par celui ou celle qui est élu(e) roi ou reine de la journée. Le premier jour, on parle «de ce qui sera le plus agréable à chacun ». Le deuxième, « de ceux qui, tourmentés par le sort, finissent au-delà de toute espérance par se tirer d’affaire ». Bref, on se raconte des histoires qui donnent envie de vivre. Rien de mieux, en ce moment ! Variante munichoise : au sommet d’une épidémie de peste au XVIe siècle, les tonneliers dansaient dans la rue de la ville pour ranimer l’esprit collectif… Autre piste : étudier une science inexistante, la labyrinthologie.
La labyrinthologie?
Au sens propre, la science des labyrinthes. Dans un labyrinthe, il faut s’attendre à ne pas trouver le chemin de la sortie à la première tentative. Tout dépend de la bonne mémoire qu’on a des bifurcations. Pour l’instant – devant la bifurcation « laisser aller » ou « confinement » –, le monde soi-disant « raisonnable » a opté pour la seconde option, aussi folle que celle-ci puisse paraître avec ses diktats démesurés. On fait semblant de vaincre l’ennemi obscur en lui opposant un maximum d’obstacles alors qu’en même temps les spécialistes d’immunologie nous expliquent qu’on n’arrivera à un stade de nouvelle normalité qu’au moment où deux tiers ou trois quarts de la population auront traversé leur épisode individuel avec le virus. Donc, en voulant éviter à tout prix la propagation de l’agresseur inconnu, on choisit une bifurcation qui aboutira à une porte condamnée. Bientôt, on verra que la politologie, l’immunologie, l’écologie et la labyrinthologie se retrouvent en face d’un ensemble de défis communs. Travaillons donc cette nouvelle science, nous en aurons besoin !
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« En tant qu’admirateur du président français, j’aurais souhaité qu’on lui donne des conseils dans le sens de la rhétorique pacifique. »