Ligne contre le virus
Le Point raconte la vie quotidienne des combattants en blouse blanche dans les foyers de l’épidémie en France.
dans les douze heures qui suivent, et pourtant nous ■ étions très prévoyants. » Et d’ajouter : « On est au bout d’un système, il va falloir faire des choix sur nos critères d’admission, non seulement en réanimation, mais tout simplement dans une structure hospitalière. Tous nos décès de ce jour sont Covid +. Préparez-vous, ainsi que vos personnels, à cette vague majeure. Il y avait un avantCovid-19, il y aura un après-Covid-19 avec de très lourdes cicatrices. Bon courage à vous tous. »
Vagues. « C’est l’horreur, commente le Pr Frédéric Adnet, patron du Samu de Seine-Saint-Denis et des urgences de l’hôpital Avicenne à Bobigny. Ils s’en prennent plein la gueule. Et bientôt, ce sera nous. On se prépare à une déferlante dont on ne connaît pas la hauteur. Je n’avais jamais vu ça. La seule comparaison possible en termes de mortalité, c’est la canicule, mais une canicule dure peu de temps. Là, on est parti pour des mois. L’expérience de nos collègues va heureusement nous servir. » Il n’y a plus de doute sur l’ampleur de l’épidémie depuis la diffusion dans les hôpitaux parisiens d’une note du Centre de recherche épidémiologie et statistique Sorbonne Paris Cité : « Les nouvelles données de modélisation sont très robustes, et les projections sont parfaitement cohérentes et bien pires encore que nos scénarios pessimistes. (…) Le système de santé sera bien sûr extrêmement sollicité et ne peut qu’être très largement débordé, ce qui est déjà le cas dans le Grand Est (…). Nous
« On est extrêmement préoccupés par les infections du Haut-Rhin, renchérit le Pr Gilles Pialoux, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital Tenon, à Paris. On se prépare, mais ce que l’Alsace nous démontre, c’est que la situation change en douze heures. » Pour le Dr Benjamin Davido, infectiologue à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches, dans les Hauts-de-Seine, « il va falloir faire des choix drastiques dès maintenant. Il faut arrêter de prendre des personnes de plus de 80 ans en hospitalisation. On ne saura pas gérer l’afflux de patients, il faut réduire le flux à tout prix. » « Des choix de réa, on en fait tous les jours, même sans épidémie, répond le Dr François Braun. Ce qui change, c’est la masse, le nombre de décisions prises. C’est désormais dix par jour, ce qui est très perturbant pour les soignants. »
Citadelle sanitaire. Les hôpitaux sont pourtant sur le pied de guerre depuis plusieurs semaines, avec 138 établissements dont 18 de référence, 20 de deuxième niveau et 100 dotés de services de médecine infectieuse, de lits de réanimation et d’un Samu. Une citadelle sanitaire qui abrite, selon la Direction générale de la santé (DGS), 5000 lits de réanimation et 7 364 lits de soins intensifs, auxquels il faut ajouter environ 3 000 lits de salle de réveil transformables en lits de soins critiques. Activation du plan Blanc, annulation des interventions chirurgicales non urgentes, limitation des consultations et des hospitalisations programmées, multiplication des espaces de soins pour les patients atteints par le virus, tout semble avoir été préparé pour aborder au mieux la bataille. « La réanimation médicale accueille 10 malades Covid +, explique le Pr Marc Samama, chef de la réanimation chirurgicale de l’hôpital Cochin, à Paris. Les deux unités habituelles de 6 lits ont été transformées en deux unités Covid + de 5 lits chacune, car ces malades représentent une charge très lourde. On s’apprête à ouvrir une troisième unité de 5 autres lits. Une quatrième est en réserve. Et on transforme progressivement les salles de réveil en réanimations médicales en prenant les respirateurs dans les blocs opératoires. On devrait avoir 700 malades très vite. D’après nos épidémiologistes, le pic de l’épidémie est attendu vers le 3-4 avril à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. » À l’hôpital Bichat, le Pr Xavier Lescure a créé une structure ambulatoire: « Nos 59 lits d’hospitalisation sont dédiés au Covid. La gravité des malades Covid + augmente. Dans nos lits, on a des patients limites qu’il faut surveiller comme le lait sur le feu. Les urgences ont mis en place un secteur de 12 lits pour surveiller les gens avant qu’ils viennent dans notre service. En réanimation, il y a 20 lits, il y en aura 26. En plus du service, on va ouvrir un pavillon supplémentaire à Bichat, ce qui portera nos capacités d’hospitalisation à
dimanche, était une personne âgée très Alzheimer ■ avec des antécédents respiratoires. Au total, les HCL peuvent aligner de 200 à 250 lits de réanimation. Plus une centaine de lits dans les grosses cliniques de l’agglomération lyonnaise : Jean-Mermoz, la Sauvegarde, Médipôle. Pour l’instant, on n’est pas du tout sous tension. Ça se gère facilement. Toute la difficulté est de savoir quand la vague va arriver, et à quelle hauteur. Honnêtement, je ne suis pas très inquiet. On a vraiment les capacités d’encaisser. » Au CHU de Grenoble, Jean-Paul Stahl, chef du service d’infectiologie, livre le même constat. « Nous tenons le coup car nous sommes préservés en nombre de cas pour le moment. C’est très raisonnable. On peut étendre nos capacités d’accueil dans mon service comme en réanimation. On peut aller jusqu’à environ 100 lits de soins critiques, et “à l’infini” pour les lits de malades infectés. En masques, en tenues, on est approvisionnés pour que tous les médecins et personnels soignants de l’hôpital puissent en porter. Pour quelle durée ? Je ne sais pas. » Est-il possible de délester les hôpitaux les plus touchés en transférant des patients dans d’autres établissements ? « Cela se fait, pour quelques-uns d’entre eux. À grande échelle, c’est problématique. Il faut garantir des conditions de sécurité au malade, une bonne ventilation artificielle pendant le transport.» Au CHU de Montpellier, en une semaine, l’ambiance a radicalement changé. Les livraisons de masques n’ont toujours pas eu lieu. « Nous avons déménagé le service infectiologie à la place du service d’urologie pour avoir 50 lits d’hospitalisation », explique le Pr Jacques Reynes, chef du service. Dans le département de l’Hérault, le nombre de cas n’a pas encore affolé les compteurs, mais le standard du 15, lui, a explosé. Des contrats à durée déterminée et des étudiants en médecine assurent un renfort pour traiter le millier d’appels quotidiens en lien avec les suspicions de Covid-19. Trois tentes sont plantées devant le service des urgences pour abriter les patients et mettre à l’écart ceux qui présentent des symptômes de Covid-19.
Intendance. Même dans d’autres hôpitaux du Grand Est, on ne cède pas à la panique : « L’hôpital de Nancy prend en charge ce jour environ 15 patients en réanimation, environ 30 en hospitalisation classique, explique le Pr Christian Rabaud, infectiologue et président de la commission médicale d’établissement. Le premier malade a été hospitalisé il y a une quinzaine de jours. Au début du week-end, on avait 7 patients en réanimation. Le double donc à la fin du week-end. On est relativement peu touchés si on regarde nos collègues de Mulhouse, de Colmar, de Strasbourg et même de Metz. Notre situation n’a rien à voir avec le débordement du Haut-Rhin. On s’attend à une montée très violente et puissante. Toutefois, rien n’est sûr. Mais j’ai du mal à penser qu’on puisse rester un îlot épargné. »
L’autre inquiétude, c’est la santé des soldats en blouse blanche qui livrent bataille. « Il y a des soignants malades, des médecins, des infirmières, des aides-soignantes malades, partout en France, reconnaît le Pr Xavier Lescure. Ils doivent s’arrêter quatorze jours, c’est la doctrine actuelle. En fait, c’est en discussion au plus haut niveau car ça va être difficilement tenable. L’idée, c’est de passer à une semaine de quarantaine, à terme zéro. En tant que soignants, on ne peut pas dire qu’on n’a pas d’appréhension, on n’a pas plus peur que les autres, plutôt moins. On sait qu’on va être infectés comme les autres. On a peur collectivement qu’on ait trop d’arrêts-maladie parmi les soignants. » « Le personnel est extraordinaire, souligne le Pr Caumes. Il ne compte pas son temps, ce sont des soldats du feu. Mais ils s’infectent. Dans les deux à trois semaines à venir, ils ne vont pas pouvoir continuer à faire face. » Et puis il y a l’intendance. « Il y a une incivilité exaspérante, s’emporte le Pr Gilles Pialoux. Et même dans le monde hospitalier. Certains brancardiers mettent des masques FFP2. Un camion de livraison de 20 000 masques a été braqué à la sortie du dépôt. On a fracturé des blocs opératoires la nuit pour voler des masques. Mais c’est la pénurie organisée des masques par le gouvernement qui pose problème à la base. La première alerte des Chinois date de mi-décembre. Mi-mars, la médecine de ville n’a toujours pas été dotée de masques. C’est une honte. » « Nous faisons des erreurs, mais l’important est d’aller tous dans le même sens, de rester collectif, estime le Pr Xavier Lescure. Les communications extrêmement rassurantes ou ultra-alarmistes ne sont bonnes ni les unes, ni les autres. »
« Il y a une incivilité exaspérante. Et même dans le monde hospitalier. » Le Pr Gilles Pialoux, de l’AP-HP