La leçon d’optimisme de Darwin
Lorsque notre survie est menacée, notre corps développe diverses stratégies. L’inaction en fait partie.
La sidération. L’effet lapin dans les phares. Face à une réalité difficile – comme la survenue d’une pandémie et sa croissance exponentielle –, une réaction courante consiste à conspuer ceux qui ne font rien. Les attentistes. Les pas-de-côté, les calfeutrés, les passifs. On voudrait hurler pour qu’ils bougent, qu’ils s’agitent, qu’ils s’activent.
Ils restent indéfectiblement immobiles. Le phénomène a beau agacer, sembler incompréhensible, il est au contraire biologiquement limpide. On est en plein dans la «réponse combat/fuite» d’un animal en proie à une menace existentielle, décrite pour la première fois en 1939 par le physiologiste Walter Cannon dans son ouvrage La Sagesse du corps. Il y remarque qu’une fréquence cardiaque élevée, le souffle court, la transpiration, la sidération, la fuite sont autant de réactions utiles lorsqu’on sait sa vie en danger.
L’apparente résignation qui se manifeste dans l’arrêt de l’action est aussi étudiée sur les cobayes animaux pour la dépression. Ainsi, afin de déterminer si un médicament pourrait être un antidépresseur efficace, une procédure standard consiste à voir s’il pousse une bestiole à persévérer dans ses efforts. C’est le test de Porsolt: combien de temps nage un rongeur quand on le fait tomber dans un bécher d’eau ? L’expérience est citée dans plus de 4 000 articles scientifiques, au rythme moyen d’une nouvelle publication quotidienne. Les rats prenant de la fluoxétine – la molécule du Prozac – nagent plus longtemps. Persister est a priori positif et bon nombre d’études font de l’arrêt de la nage un signe de désespoir. Comme si les animaux se disaient : « À quoi bon, vu que tout est foutu ? »
Sauf que, comme le souligne Randolph Nesse, ancien psychiatre clinicien désormais directeur du centre de médecine évolutionnaire de l’université d’État de l’Arizona, ce n’est pas parce qu’ils cessent de s’agiter qu’ils laissent pour autant tomber. Ils essaient simplement une stratégie différente – flotter le museau hors de l’eau. Une stratégie qui arrive au moment opportun pour les rats, explique Nesse dans Good Reasons for Bad Feelings. Les animaux dont la « sagesse du corps » a été supplémentée d’un inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine nagent plus longtemps, mais ils risquent aussi davantage de s’épuiser et de se noyer.
En des temps infectieux, la stratégie de l’économie est particulièrement opportune. Notre système immunitaire a beau être une machine de guerre redoutable de flexibilité – il est capable de générer plusieurs milliards d’anticorps spécifiques –, ses armes ne sont pas gratuites. Combattre une infection s’accompagne ainsi d’une augmentation de la température corporelle, très gourmande en ressources métaboliques et estimée à près de 15 % pour chaque degré supplémentaire. Une énergie qui, par définition, est perdue pour d’autres activités et qui explique pourquoi la baisse de moral emboîte souvent le pas à l’accroissement de la réaction immunitaire. Un syndrome que l’éthologue Benjamin Hart a conceptua
Peggy Sastre Essayiste. Dernier ouvrage paru : « La haine orpheline » (Anne Carrière).
L’accélération de l’épidémie donne lourdement envie de ne plus bouger les pattes, de se laisser flotter le museau en l’air. La chose n’a rien d’indigne.
lisé comme le «comportement de maladie» dans les années 1980, avant d’en décrire les avantages potentiels sur un plan évolutionnaire – non seulement conserver son énergie pour combattre l’infection, mais aussi éviter conflits et prédateurs lorsqu’on n’est pas au top de sa forme.
Faire un pas de côté, se calfeutrer, attendre, c’est aussi ne pas aller s’égarer dans des batailles où nos organismes et nos gènes sortiraient forcément perdants. Plusieurs études font état d’une recrudescence de symptômes dépressifs lors d’un épisode infectieux. Les cas les plus graves sont à trouver dans la dépression que génère un traitement aux interférons, une substance chimique naturelle qui accélère la réponse immunitaire de l’organisme: presque 30% des patients atteints d’hépatite C traités aux interférons vont manifester des symptômes dépressifs sérieux – apathie, désespoir et sentiment d’inutilité. Soit la démonstration que les réponses immunitaires pourraient être la cause d’une dépression clinique, mais aussi que certains aspects de la dépression ne sont pas sans utilité pour lutter contre l’infection.
Calcul coûts/bénéfices. Le 12 mars, dans le Washington Post, le sociologue et médecin Nicholas A. Christakis avance que si les envies que nous a données l’évolution – nous regrouper, nous tenir chaud les uns les autres – font les petites affaires des pathogènes, ces instincts sociaux composent aussi un formidable arsenal pour les combattre. Des centaines d’experts en impression 3D collaborent ainsi aux quatre coins du monde pour fournir en masse, et le plus vite possible, des valves pour le matériel de réanimation dont manquent les hôpitaux de Lombardie, la région d’Italie la plus durement touchée par l’épidémie de COVID-19. Au grand dam du fabricant de la valve qui, aux dernières nouvelles, refusait toujours de communiquer ses spécifications originales aux ingénieurs engagés dans cette course contre la montre.
Loin des fantasmes de déterminisme et de route tracée à l’avance, c’est à cela que nous prédispose une compréhension darwinienne du monde : les réalités les plus difficiles nous poussent à une affectation nouvelle et innovante de nos ressources, selon un calcul coûts/bénéfices qui, s’il n’est pas à tous les coups optimal, s’exerce depuis des milliards d’années à être au moins le plus opportun. C’est peut-être là aussi la leçon d’optimisme majeure d’un système de pensée trop souvent accusé de justifier les états de fait, les statu quo et d’inciter à la résignation : nos organismes et les comportements qui en découlent sont fondamentalement adaptables. À l’heure actuelle, l’accélération de l’épidémie a de quoi sidérer et donner lourdement envie de se mouvoir vers l’inaction. De ne plus bouger les pattes, de se laisser flotter le museau en l’air. Cela n’a rien d’indigne ni de ridicule. C’est une de ces stratégies qui auront permis à vos ancêtres de survivre à des menaces passées. Elle permettra à vos descendants d’en faire de même, en faisant même peut-être mieux, face à des menaces futures
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