Le Point

Esther Duflo : « Tout ne recommence­ra pas comme avant »

La Prix Nobel d’économie analyse la crise, ses conséquenc­es et les moyens de retrouver la confiance.

- PROPOS RECUEILLIS PAR BEATRICE PARRINO

Il est 18 heures, à Paris, 13 heures à Boston, quand son visage s’affiche sur notre écran d’ordinateur. De l’autre côté de l’Atlantique, la Prix Nobel d’économie Esther Duflo est elle aussi confinée, en famille, loin de son laboratoir­e du MIT. Elle aurait dû être à Paris pour la promotion de son livre, intitulé Économie utile pour des temps difficiles, aux éditions du Seuil. Un titre qui tombe à pic ? « Un peu trop », nous dit-elle. Dans cet ouvrage, Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee, corécipien­daire du prix Nobel d’économie et époux à la ville de l’économiste française, tentent de dynamiter quelques idées reçues sur l’immigratio­n, le libre-échange, la croissance, les inégalités, le changement climatique, et présentent des alternativ­es. Une invitation à un débat apaisé, bien utile en ces moments critiques. Si tout va bien, si ce fichu coronaviru­s le permet, les deux Prix Nobel devraient rejoindre la France cet été pour prendre du service à l’École d’économie de Paris durant un an. Esther Duflo devrait aussi enseigner au Collège de France

Le Point: À quoi pense la Prix Nobel d’économie que vous êtes face à cette pandémie? Esther Duflo:

Pour un économiste qui s’intéresse aux questions de pauvreté comme moi, ce qui est frappant, c’est le coût économique épouvantab­le et faramineux qui va suivre le coût humain et sanitaire. Le monde est en pause. Une fois qu’il aura été remis en route, une fois la pandémie endiguée, tout ne recommence­ra pas comme avant. Cet arrêt de l’économie continuera à avoir des répercussi­ons pendant des mois, peut-être même des années. Nous subissons un énorme choc de demande, c’est-à-dire que des gens gagnent moins d’argent, voire n’en gagnent plus, ils n’ont plus confiance, ils achètent moins, voire n’achètent plus rien. Ce choc de demande est amplifié par la perte de revenus de ceux qui produisent des services, dans la restaurati­on par exemple. Ce qui fait que lorsque nous serons prêts à retourner au travail, dans quelques mois, il y aura moins de travail. La réponse politique devra alors être extrêmemen­t ambitieuse. Ce ne sera pas le moment de se dire : « Ouhlala, les déficits, il faut s’en méfier… » Pour faire redémarrer la machine, une relance sera nécessaire, si possible au niveau mondial, et en soutenant les revenus des plus pauvres. Au final, le coût humain de ce virus va être une addition du coût sanitaire et aussi du coût économique.

Très peu de données circulent sur la situation sanitaire dans les pays en développem­ent. Dans votre livre, vous soulignez que «leur santé est précaire»… Que craindre?

Les optimistes pensent que le virus n’aime pas la chaleur, mais c’est loin d’être sûr ; les pessimiste­s soulignent qu’il n’y a pas de test effectué sur les population­s. On ne perçoit pas le niveau du danger. Pendant la crise Ebola, la coordinati­on internatio­nale n’avait pas été excellente alors que les pays riches n’étaient pas touchés. Dans le cas présent, ils le sont, et certains, comme les États-Unis ou le RoyaumeUni, adoptent une attitude de repli. Tout le monde ferme les frontières. Pour eux, ce n’est pas le moment de se préoccuper de la situation au Ghana ou en Sierra Leone. Ce qui est potentiell­ement une catastroph­e

« Si chacun restait dans son village, la situation serait pire. On le sait. C’est historique­ment vérifiable. »

pour ces pays-là. Et quel que soit l’effort pour réduire l’épidémie ici, elle reviendrai­t par la fenêtre.

Avec cette pandémie, les rangs, déjà bien garnis, des détracteur­s de la mondialisa­tion grossissen­t. Auraient-ils finalement raison?

Je ne vois pas trop le rapport entre pandémie et mondialisa­tion, car, mondialisa­tion ou pas, les mouvements de population existent. Force est de constater, oui, qu’un certain nombre de gens vivent des temps difficiles et ont perdu leur emploi à cause de la mondialisa­tion et que, non, contrairem­ent à ce que prétendent certains, ils ne vivent pas mieux sans s’en rendre compte. C’est surtout vrai dans les pays riches. Les politiques n’ont pas aidé ces « perdants » à retomber sur leurs pattes.

Nombreux sont ceux qui prônent la fermeture des frontières, qui conseillen­t de consommer local… Est-ce une si mauvaise idée de vivre en autarcie?

Si chacun restait dans son village, la situation serait pire. On le sait. C’est historique­ment vérifiable. Nos ancêtres ne vivaient-ils pas tous dans des villages ? L’entraide entre deux villages était impossible, vu les moyens de transport et de communicat­ion d’alors. Quand les pays se sont dotés de meilleurs moyens de transport internes, cela leur a permis d’intégrer leur économie. Ce qui s’est traduit par une augmentati­on importante du bien-être des individus. En Inde, on a observé une hausse des revenus ainsi que du niveau de vie et une réduction de la mortalité dans les périodes de famine. La connexion des villages permet de s’approvisio­nner en nourriture auprès d’autres villages, d’être moins soumis aux aléas climatique­s, d’envoyer les gens travailler ailleurs. Cela permet aussi à certaines régions de se spécialise­r dans un ou plusieurs métiers.

C’est d’ailleurs ainsi que fonctionne l’industrie mondiale. Elle est constituée de clusters ou pôles de compétitiv­ité, avec des spécialisa­tions par pays, voire par région… Ce modèle est frappé de plein fouet par la crise actuelle.

Ce n’est pas parce que ce système a émergé qu’il est le meilleur. Un seul choc dans le cluster, et c’est toute une région qui souffre ; on découvre aujourd’hui que cela met à l’épreuve les chaînes d’approvisio­nnement, car si tout le monde est malade à Wuhan, on ne peut plus fabriquer de voitures en Allemagne… Mais pourquoi ce système s’est-il imposé ? Des personnes qui sont douées pour fabriquer des meubles vont aller là où l’on en fabrique. Les entre-

prises de fabricatio­n de meubles vont s’y implanter ■ pour suivre la main-d’oeuvre et ne pas en manquer. Cela sert de mécanisme de coordinati­on. Idem pour les vendeurs et les acheteurs. Par ailleurs, être dans des zones spécialisé­es permet d’échanger des idées. La concentrat­ion d’experts augmente le stock d’expertise. Pour toutes ces raisons, les entreprise­s ont tendance à se regrouper en cluster. Les gouverneme­nts décident parfois d’investir dans des pôles de compétitiv­ité, mais même sans cela, naturellem­ent, l’activité ne serait pas distribuée de manière égale.

Des images satellitai­res ont permis de voir les effets de l’arrêt des usines chinoises sur le climat. Le ciel était à nouveau dégagé, et les villes visibles!

Ces images sont très frappantes. Certains compteront à la fin le nombre de vies qui ont été sauvées par le coronaviru­s… Mais le bilan sera clairement négatif. Pour beaucoup, c’est la première fois qu’ils auront été témoins d’une réelle catastroph­e planétaire. Ce moment inédit peut créer une conscience plus forte, y compris pour la nature, et nous encourager­a peut-être à agir pour le climat avant qu’il ne soit trop tard. Une telle crise, cela peut nous aider, individuel­lement et globalemen­t, à redonner une valeur au fait d’être en vie, de ne pas avoir peur de la maladie, du contact social, de la nature. Cela pourrait être mis dans la case positive de ce désastre.

Le marché n’a pas anticipé une pandémie, pourtant on en parle depuis une décennie… La Banque mondiale avait même créé des «pandemic bonds»! Comment croire encore au marché?

C’est la somme qu’Emmanuel Macron a annoncée, sous la forme d’une garantie de l’État pour les nouveaux prêts bancaires aux entreprise­s. Il emboîte ainsi le pas à Angela Merkel. La chancelièr­e allemande avait annoncé une enveloppe de 550 milliards d’euros, le 13 mars, pour faire face à la crise du coronaviru­s et éviter les faillites d’entreprise­s. Lors de la crise financière de 2008, qui avait menacé de faire s’effondrer le système bancaire, le gouverneme­nt de Nicolas Sarkozy avait mis sur la table 76,9 milliards d’euros de prêts garantis pour les banques françaises. Le gouverneme­nt débloque 45 milliards d’euros d’argent public, dont 32 milliards sous la forme de reports de charges et d’impôts, pour indemniser les entreprise­s les plus frappées par les conséquenc­es du coronaviru­s. L’Italie avait, de son côté, annoncé un plan de 25 milliards d’euros, dont une partie était destinée à soutenir son système de santé submergé.

Le marché n’est pas très bon pour anticiper les crises. Il n’avait pas anticipé la crise de 2008, qui était pourtant à nos portes. On ne peut pas lui en vouloir. C’est un scénario qui pouvait exister, mais qui restait hautement improbable. C’est là justement qu’on a besoin de gouverneme­nts. Ce n’est pas le marché qui peut résoudre ce problème, mais une action politique coordonnée, importante et efficace, en laquelle les gens ont confiance. Ce qu’on attend des gens avec le confinemen­t n’est pas quelque chose qu’ils ont envie de faire et qui ne leur bénéficier­a pas qu’à titre individuel. Le bénéfice sera essentiell­ement collectif. La confiance en l’action gouverneme­ntale sera au coeur des effets plus ou moins néfastes engendrés par cette maladie, indépendam­ment du nombre de personnes atteintes. Les gens suivront les ordres s’ils ont confiance. Les répercussi­ons économique­s

nion ne correspond pas à la réalité. Je ne suis pas sur Twitter, car je ne veux pas fonctionne­r à ce rythme : j’ai besoin de temps pour expliquer ce que j’ai à dire. Les conversati­ons sur Twitter ont tendance à dégénérer en matchs oratoires. Je suis incapable de participer à ce genre de cirque. Il y a de la place pour un discours plus posé, j’en suis certaine. Il ne faut pas renoncer à dire les choses dans toute leur complexité, comme ont pu le faire les économiste­s jusque-là, parce que les gens n’aiment pas ça.

Avec cette crise, nous sommes à nouveau bombardés de prévisions de croissance. Quelle importance leur accorder?

Les nouvelles changeant à peu près toutes les heures, il faut être courageux pour faire des prévisions de croissance. En temps normal, on ne sait déjà pas prédire ce qui arrive en économie, alors en ce moment, bonne chance.

En économie comme en épidémiolo­gie, mieux vaut être prudent…

Oui. Les économiste­s de télévision font toujours des prédiction­s, mais prédire le futur n’est pas le rôle des économiste­s. Leur rôle est d’aider la société à mettre en place des institutio­ns qui permettent de gérer au mieux ce que le futur nous réserve.

Vous êtes franco-américaine. Vous ne le cachez

 ??  ??
 ??  ?? Distinctio­n. Esther Duflo, 47 ans, a reçu le Prix Nobel d’économie en 2019 avec son époux Abhijit V. Banerjee et l’économiste américain Michael Kremer pour leurs travaux sur la pauvreté dans le monde.
Distinctio­n. Esther Duflo, 47 ans, a reçu le Prix Nobel d’économie en 2019 avec son époux Abhijit V. Banerjee et l’économiste américain Michael Kremer pour leurs travaux sur la pauvreté dans le monde.

Newspapers in French

Newspapers from France