Didier Fassin : « L’égalité face à l’épidémie n’est que relative »
Le Covid-19 révèle la vulnérabilité du monde contemporain et les limites de la course à la rentabilité.
Sur le campus de Princeton, où aucun cas n’a encore été enregistré, les événements publics ont été annulés, le restaurant est fermé, l’ambiance est inquiète et morose. C’est là qu’enseigne l’anthropologue Didier Fassin, ancien médecin épidémiologiste en Afrique, titulaire depuis janvier de la chaire de santé publique au Collège de France. Il est actuellement en pleine préparation de sa prochaine leçon, qui concernera la naissance de la santé publique. Il y décrit comment un problème médical peut devenir un problème de santé publique. On est au coeur du sujet. L’anthropologie est pour lui une manière d’étudier la diversité du monde et de ses principaux enjeux selon les sociétés. Raison de plus pour l’interroger sur cette pandémie mondiale.
Le Point: Comment jugez-vous la réponse des différents pays à la crise sanitaire provoquée par le Covid-19?
Didier Fassin:
Probablement est-ce avec le recul du temps et au regard de l’efficacité des mesures prises qu’il sera possible de porter un jugement sur la manière dont les pays ont affronté cette situation sans précédent récent. Je pense qu’on peut distinguer, à ce stade, trois types de réponses. La première est radicale, reposant sur des méthodes datant de l’époque médiévale, à savoir les cordons sanitaires autour des zones touchées et l’isolement des malades. Cette méthode de confinement extrême portant sur des régions entières, en Chine, voire sur tout un pays, en Italie, condamne à une sorte de catalepsie des millions de personnes privées de mobilité et limitées dans leur activité. La deuxième réaction procède par décisions progressives, par étapes de gravité croissante, impliquant notamment la réduction des déplacements, l’annulation des événements publics, la fermeture des institutions où des cas sont signalés. Mais ces pays, tels la France ou le Canada, tendent
Didier Fassin Titulaire de la chaire de santé publique du Collège de France, professeur à l’Institute for Advanced Study de Princetonl, il est notamment l’auteur de « La Vie. Mode d’emploi critique » (Seuil). peu à peu à se rapprocher du premier cas de figure avec des mesures plus strictes de confinement. La troisième attitude, à l’opposé, consiste à laisser l’infection se développer de façon à induire une immunité collective du fait des infections survenues dans une proportion importante de la population. C’est ce que fait, à rebours du reste du monde et en prenant un risque non négligeable, la Grande-Bretagne.
Le confinement n’est donc pas reconnu par les spécialistes comme la seule porte de sortie pour une telle épidémie?
La plupart des experts pensent que le confinement est nécessaire, mais, comme le montre le cas britannique, ce n’est pas le cas de tous. Et il faut certainement ajouter qu’ailleurs ceux qui pourraient avoir une voix dissidente n’osent pas l’exprimer. Mais une fois un certain accord fait autour de la nécessité de confiner, il y a ceux qui sont pour une mesure immédiate et totale et ceux qui sont pour une progression, comme c’est le cas de la France, non sans contradictions, puisqu’on ferme les commerces mais pas les bureaux de vote. Il faut cependant rappeler que l’objectif principal du confinement progressif n’est pas de réduire l’épidémie mais de l’étaler dans le temps pour permettre aux hôpitaux d’absorber le choc et que la conséquence inéluctable en est un effet négatif beaucoup plus long sur l’économie.
Comment situer la réponse des États-Unis dans ce schéma?
Elle a été jusqu’à présent désordonnée, sans rationalité épidémiologique, fondée sur des considérations politiciennes. Après avoir parlé de mystification orchestrée par les démocrates, le président a minimisé la maladie en affirmant qu’elle n’était pas plus grave que la grippe, et a abouti quelques jours plus tard à une dramatisation absurde avec la suspension de l’entrée sur le territoire des personnes provenant de pays européens, en distinguant dans un premier temps les Britanniques et les Irlandais puis en se ravisant deux jours plus tard. Il s’agit de faire croire que le virus est «étranger», comme le dit Donald Trump, qui a fait
placer sur le site Web de la Maison-Blanche un article vantant sa politique de lutte contre l’immigration grâce à laquelle aurait été évitée l’entrée sur le territoire états-unien de 150 000 étrangers en provenance de pays où des cas avaient été enregistrés, proclamation évidemment dénuée de toute signification. Fait remarquable, le pays qui a le dispositif de surveillance épidémiologique probablement le plus perfectionné du monde, avec notamment les CDC, Centers for Disease Control and Prevention, a été incapable de simplement dénombrer les cas. Alors que l’épidémie y a commencé avec un mois de retard par rapport à la Chine, et bien plus lentement, les autorités sanitaires n’étaient pas prêtes quand elle s’est développée. Un mois et demi après le premier cas pris en charge dans le pays, moins de 5 000 personnes avaient été testées, soit un taux rapporté à la population environ 500 fois inférieur à celui de la Corée du Sud. Évidemment, en ne testant pas, les États-Unis ont pu minimiser considérablement l’existence de cas. Le gouvernement a même exercé des pressions sur les services épidémiologiques pour qu’ils ne fournissent pas d’informations ou de statistiques qui risqueraient d’inquiéter la population. Et, tandis que pratiquement toutes les universités fermaient leurs portes et organisaient les cours par visioconférence, les meetings politiques continuaient pendant plusieurs semaines. On a donc aux États-Unis une combinaison de déni, de dissimulation et d’incohérence.
Accréditez-vous le constat de politiques nationales très différentes en Europe, voire d’un retour de l’égoïsme national?
Les théories réalistes de la science politique soulignent que les égoïsmes nationaux forment la matière des relations internationales. Chaque grande crise le montre. On a vu comment la Grèce a été traitée lors de la crise de l’Eurozone en 2008. On a vu comment l’Europe s’est déchirée au moment de la crise de l’asile en 2015. S’agissant de la santé publique, cependant, on a probablement affaire moins à des égoïsmes qu’à des visions différentes de ce que doit être une politique de prévention. Le contraste entre les choix faits par l’Italie, qui décide une interruption quasi complète de toute activité, et la Grande-Bretagne, qui choisit de laisser se développer l’épidémie et l’immunité qui en résulte, est à cet égard révélateur.
Le système de santé français est réputé solide. Mais peut-on redouter un fiasco des hôpitaux face à l’afflux de malades?
Le dispositif de soins français est de grande qualité et, par rapport à celui d’autres pays, relativement juste. Il fait face et fera face à l’épidémie grâce à la mobilisation des infirmières et des médecins. Mais il est très durement éprouvé par des années d’austérité, de restrictions budgétaires, de fermetures d’établissements, de réduction du nombre de lits dans les