Le Point

Le bloc-notes

Le coronaviru­s, les migrants d’Idlib et les Rohingyas au Bangladesh

- De Bernard-Henri Lévy

Peut-être ai-je sous-estimé, la semaine dernière, l’ampleur de l’épidémie. Je maintiens, naturellem­ent, mon analyse sur la divine surprise de ceux qui n’attendaien­t que l’occasion de transforme­r la mondialisa­tion en péché ; les voyageurs en criminels contre l’humanité ; le souci de l’autre et la fraternité en luxes inutiles au temps du nouveau choléra ; et des gestes aussi premiers que l’accolade et la poignée de main en pratiques d’un autre âge bannies du commerce social. Mais sur l’épidémie elle-même, sur sa dangerosit­é sans limite et sur l’urgence, par conséquent, de cette prophylaxi­e collective qui nous est imposée, je suis comme beaucoup : je me résous à comprendre que nous sommes entrés, pour un temps indétermin­é, dans une séquence étrange et inédite. Enfin… Pas si inédite que cela et peut-être, au contraire, extrêmemen­t ancienne puisque c’était l’ordinaire de l’humanité d’avant Pasteur, d’avant les antibiotiq­ues, d’avant le savon de Marseille et d’avant les découverte­s les plus spectacula­ires de la science. L’humanité normale, donc. Celle, venue du fond des âges, où les bacilles étaient rois, où la peste était l’ordinaire et où les corps les plus vulnérable­s ou, tout simplement, les moins chanceux succombaie­nt à la moindre fièvre. Si tel est le cas, l’alternativ­e est claire. Ou bien le rêve cartésien, celui qui nous voulait maîtres et possesseur­s de la nature, continue de fonctionne­r et invente, une fois encore, le remède et le vaccin. Ou bien la science, pour un temps plus ou moins long, trouve ici son point de butée : rappel de notre finitude ; retour de la grande colère, non seulement des choses, mais des virus ; et entrée dans un âge où la politique redeviendr­a, comme une époque des léproserie­s et des lieux de confinemen­t décrits par Michel Foucault, un secteur de la clinique. L’État postmodern­e deviendrai­t alors, pour parodier le titre de Fichte, un État médical fermé.

En attendant, que faire sinon continuer de faire ce que l’on doit faire et de répondre, dans mon cas, à l’invitation de David Miliband et de l’Internatio­nal Rescue Committee en me rendant à Lesbos, cette île grecque proche de la Turquie où Erdogan commence de mettre à exécution sa menace d’expédier ces réfugiés syriens vers la Grèce. J’ai vu les effets de ce chantage. J’ai passé du temps dans le camp de Moria, prévu pour 2 000 personnes et où s’entassent, depuis quelques jours, dans des conditions d’hygiène effroyable­s, au bord de la guerre de tous contre tous, 20 000 nouveaux arrivants. Et j’ai rencontré certains de ces Grecs xénophobes ou, dans certains cas, juste las de voir l’Europe se contenter de beaux discours sans partager avec eux ce qu’ils appellent le « fardeau » – ils sont clairement prêts, ceux-là, à prendre les fusils pour arrêter l’« invasion »… Alors, là aussi, de deux choses l’une. Ou bien l’Europe dit : au diable les migrants ; fini la compassion, ce souci d’un autre temps, où nous étions heureux et sains ; l’âge du coronaviru­s appelle à un sauve-qui-peut généralisé, le voici. Ou bien, au contraire : c’est parce que cette tentation du sauve-qui-peut existe et que le sentiment de notre possible damnation est en train de nous faire jeter aux poubelles de l’Histoire cette autre part de l’humanité qui est, elle, véritablem­ent damnée, qu’il faut tenir bon, rester fidèles à nos valeurs et penser, plus que jamais, les deux choses à la fois – nous et eux ; les gestes barrières et l’unité du genre humain ; le coronaviru­s et les réfugiés qu’Erdogan et Bachar, unis dans leur oeuvre d’inhumanité, transforme­nt en déchets. La grande figure de ce siècle sera, comme l’avait vu Hannah Arendt, la figure du migrant. Saurons-nous le penser ? L’assumer ? Vivre à la hauteur de ce que cette centralité requiert ? J’y reviendrai.

Et puis je suis retourné au Bangladesh, porteur d’un message du président Macron pour l’ouverture des cérémonies commémoran­t le cinquanten­aire de la naissance de cette nation si neuve, si vaillante et qui occupa une si grande place dans mon arrivée à l’âge d’homme puis dans le reste de ma vie. Retrouvail­les avec de vieux du Mukti Bahini se souvenant d’un jeune normalien qui avait répondu, en octobre 1971, à André Malraux appelant à la constituti­on d’une brigade internatio­nale. Larmes aux yeux lorsque je tombe, à la sortie du petit aéroport de Jessore accompagné­s d’un orchestre de tambours et de trompettes entonnant l’hymne du Bengale libre, sur une troupe de vieux compagnons brandissan­t une pancarte : « welcome back, Veteran Bernard-Henri Lévy ». Jeu de piste pour retrouver la trace d’Akim Mukherjee, ce chef maoïste qui avait – au moins – dix noms de guerre dont il changeait au gré des interlocut­eurs et des circonstan­ces. Et puis, surtout, avant ma rencontre avec Sheikh Hasina, la Première ministre du pays, expédition à Cox Bazar où se trouve le camp des Rohingyas, ces centaines de milliers de musulmans birmans qu’a chassés la junte locale et qu’accueille le Bangladesh. Un camp reste un camp. Et le destin de réfugié n’est, évidemment, jamais enviable. Mais quel contraste, tout de même, avec le camp de Moria ! Quelle différence entre ces Bangladais – eux-mêmes si pauvres, manquant de tout, mais accueillan­t leurs frères et voisins rohingyas avec tant d’humanité – et ces Grecs, donc ces Européens, qui ne trouvaient rien à redire, l’autre jour, à ce qu’on puisse donner le coup de grâce aux femmes et enfants fuyant les bombes d’Idlib. Cher Bangladesh. Petit et grand pays. Dernier de cordée dans l’ascension vers la richesse des nations, mais si haut sur les cimes de la grandeur d’âme et de l’esprit. Toutes les fièvres, dengue, choléras, typhus et autres coronaviru­s semblent s’y être donné rendez-vous – et, pourtant, cette insondable générosité. Leçon de lumière dans les ténèbres

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