Le Point

Demandez le serveur !

- PAR MARIE-FRANÇOISE LECLÈRE

Bienvenue au Hills ! C’est une vieille brasserie d’Oslo qui ressemble à un café viennois d’autrefois ou à un restaurant de style « Grand European », mais en plus défraîchi, comme si rien, ou presque, n’avait bougé depuis cent cinquante ans. C’est aussi un théâtre où l’auteur, l’artiste-plasticien norvégien de renommée mondiale Matias Faldbakken, installe un huis clos surprenant.

Sur scène, le long monologue d’un serveur du Hills, entrecoupé de quelques dialogues avec le maître d’hôtel, la responsabl­e du bar, un ami accompagné d’une fillette, une partie du personnel et quelques clients, des habitués. Sanglé dans sa veste blanche aux boutons en corne, le serveur observe la salle, impeccable, tout de conscience profession­nelle pétri, mais effacé comme il convient. Cet être en apparence neutre, qui sait l’art de lisser les nappes et celui de ramasser les miettes, est « craquelé de l’intérieur ». Hypersensi­ble, il se protège de la « modernité exécrable» du monde extérieur grâce à une trilogie sacrée – « le service, la routine et la stabilité » –, « son armure et son bouclier imaginaire­s ».

Et soudain, parce qu’une jeune fille, bientôt surnommée la femme-enfant, entre dans l’établissem­ent, la mécanique s’enraie et le serveur déraille. Il se trompe dans ses commandes, intervient dans la conversati­on des clients, se blesse et se balade avec un pansement répugnant, demande au pianiste de choisir des airs plus gais, bref, il se décompose. Il faut dire que la jeune fille a fait très fort : a-t-on idée de demander un quadruple expresso, de refuser un journal aussi vénérable que le New York Times, d’aller de table en table, de s’incruster ?

Matias Faldbakken (traduit en français pour la première fois) relève, ici, un véritable défi narratif, en jouant littéralem­ent sur tous les tons. Il y a de vraies drôleries, des conversati­ons absurdes, de l’ironie, des portraits au scalpel, quantité de références à la littératur­e, à la peinture et au cinéma, mais en touches légères, et même de la pitié. Tout cela, sur fond de critique d’un monde contempora­in qui court à sa perte, dopé à la marchandis­ation de toutes choses.

Ainsi le lecteur va-t-il du comique au tragique, toujours pris à contre-pied, captivé. On ne saurait trop recommande­r ce Hills et son serveur prophète de malheur

■ Le Serveur, de Matias Faldbakken, traduit du norvégien par Marie-Pierre Fiquet

(Fayard, 256 p., 20 €).

CET ÊTRE EN APPARENCE NEUTRE, QUI SAIT L’ART DE LISSER LES NAPPES ET CELUI DE RAMASSER LES MIETTES, EST « CRAQUELÉ DE L’INTÉRIEUR ».

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Matias Faldbakken.

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