« Notre sens moral et notre immunité psychologique sont mis à rude épreuve »
Auteur d’un essai lumineux sur l’intelligence de l’action de l’Europe à la Chine, « L’Usage du vide » (Gallimard), Romain Graziani se livre à une analyse comparée des mentalités à l’heure du coronavirus.
Le coronavirus ne va pas être simplement une crise sanitaire et économique. Il va être une épreuve morale pour chacun d’entre nous. S’il est un livre précieux à emporter en confinement, c’est celui de Romain Graziani, L’Usage du vide (Gallimard). Ce professeur en études chinoises à l’École normale supérieure de Lyon, fin connaisseur de la pensée taoïste, analyse les paradoxes de l’action volontaire. Les états les plus désirables, explique-t-il, sont rarement le résultat d’une tentative de les faire advenir. Le « vouloir, c’est pouvoir » occidental est un leurre. D’une belle érudition, Graziani compare nos théories de l’action à celles des Chinois. De quelle manière celles-ci influencent-elles les peuples aujourd’hui face à une crise d’une ampleur inouïe ? Alors que les Européens sont invités à rester chez eux, donc condamnés au « non-agir », l’essayiste les invite à lire Pascal mais aussi à puiser dans les enseignements de Lao-tseu et de Tchouang-tseu
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Le Point : Dans votre livre, vous comparez les représentations chinoise et occidentale de l’action efficace. Pour schématiser, d’un côté le « non-agir » du Tao, de l’autre « vouloir, c’est pouvoir ». De quelle manière ces états d’esprit influencent-ils aujourd’hui Chinois et Occidentaux dans leur rapport au coronavirus ?
Romain Graziani :
Le régime de Pékin n’a que faire du nonagir du taoïsme philosophique ; le volontarisme y est tout autant de mise que dans la plupart des pays d’Europe, avec des agendas politiques très différents. Le seul pays qui cultive une forme de non-agir dans la situation actuelle est l’Angleterre, qui décide que les lois de la nature finiront par faire le tri et produire une immunité salutaire chez les survivants (la fameuse herd immunity, immunité grégaire) ! C’est une stratégie comme une autre. Je ne peux m’empêcher de la trouver bassement opportuniste, pour ne pas dire cynique. Mais, pour mieux répondre à la question, il faut regarder en direction de l’origine de cette crise mondiale. Nous avons affaire à la diffusion quasiment incontrôlable de pathologies provoquées par des contacts entre animaux sauvages et humains. Le désir millénaire en Chine de s’approprier des substances animales et des essences rares supposées nourrir et renforcer les énergies vitales du corps alimente depuis longtemps un commerce destructeur et illégal. Cette quête vampirique d’élixirs de jeunesse, de santé ou d’immortalité est historiquement le résultat d’une convergence entre les traditions médicales taoïstes (le courant alchimiste du taoïsme) et de superstitions diverses. L’aspiration millénaire en Chine à « nourrir la vie » (yang sheng) au moyen de ces ingestions douteuses a fini par répandre la maladie et la mort, exactement ce contre quoi ces animaux vecteurs du virus sont monnayés au départ dans ces marchés officiellement interdits.
En Occident, la maladie (en dehors des épidémies) n’est-elle pas perçue désormais comme la conséquence d’un manque de volonté personnelle (mauvaise hygiène de vie, manque de sport…) ?
Et en Chine ?
J’aurais tendance à prendre les choses de façon inverse : en Chine, la santé et la longévité ont toujours été considérées comme relevant du mérite propre d’un individu, comme le couronnement d’un régime de vie, d’une prise en charge intelligente de ses ressources, à l’image d’un général qui sait entretenir ses troupes et les faire combattre efficacement contre les facteurs externes ou internes d’agression et d’affaiblissement. En Occident, une conception commune du corps comme réalité uniquement matérielle, contingente et non essentielle à la définition de la personne a longtemps mené à penser que les personnes en mauvaise santé étaient
« L’aspiration millénaire en Chine à “nourrir la vie” au moyen d’ingestions douteuses a fini par répandre la mort. »
absolu du corps social, de la censure criminelle de l’information et de l’interdiction des initiatives civiles ou des relais dans la société.
Les Occidentaux ne sont-ils pas fragilisés par une « anxiété anticipatrice » ?
Si, mais guère besoin d’une pandémie mondiale pour s’en rendre compte. L’anxiété dans l’anticipation d’une chose que l’on redoute, d’un événement qui nous effraie mène bien souvent à adopter un cours d’action qui finit par provoquer ce que l’on tentait d’éviter. OEdipe est l’archétype de cette attitude autodestructrice : effrayé par la prophétie qui lui révèle le meurtre à venir de son père et la relation incestueuse avec sa mère, il s’enfuit de chez lui et part pour une autre cité. Vous connaissez la suite…
Cette crise sanitaire majeure peut-elle à terme provoquer une révolution des mentalités ? L’Occident va-t-il se libérer de cette « emprise de l’intentionnalité » qui le pousse à accroître de façon destructrice les moyens de satisfaire ses désirs ?
Nul ne sait ce qu’il sortira de ce confinement forcé qui entrave notre commerce quotidien (au sens le plus large). Cette décroissance imposée par les circonstances prendra inévitablement un tour tragique pour des milliers de personnes. J’espère aussi (car il faut être optimiste à défaut d’être efficace) que ce moment général d’arrêt de nos activités, de notre frénésie, de notre course en constance accélération dans un monde déjà saturé sera un pas de côté qui nous donnera envie de revenir différemment à notre quotidien. Nous sommes entravés physiquement, mais nous aurons le temps, pour une fois, de lire, de penser et même de méditer à loisir.
Quels pourraient être les effets de cette pandémie sur la mentalité chinoise ?
À mon avis, aucun. Si l’on parle de l’état d’esprit des quelques centaines de personnes au coeur de l’État chinois, qui décident de tout pour la nation, je pense que cette pandémie est un accident de parcours, et que des mesures locales seront prises (prohibitions et punitions principalement). Pour que des changements durables puissent se produire, il faudrait un début de discussion, de débat, de démocratie. Mais l’État tient sa ligne et nul n’est en mesure de l’infléchir.
Y a-t-il dans les textes chinois des « exercices sur soi » qui pourraient être utiles aux Occidentaux en ces temps de pandémie ?
Certainement, mais on les trouve aussi bien chez Pascal que chez Lao-tseu. Savoir se conduire de façon responsable et collective tout en étant forcé de rester individuellement dans son espace privé, c’est là une situation unique, qui demande beaucoup de ressources pour être viable ou simplement vivable. Nous sommes forcés à présent de puiser au fond de nos ressources. C’est notre sens moral et notre immunité psychologique qui sont aussi mis à rude épreuve. J’ose croire que nous en sortirons plus sains et plus sensés
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