Le Point

Covid-19, Peste 47, immeuble 67,

Dans un Oran déserté, l’écrivain est parti sur les traces des personnage­s du roman d’Albert Camus. Un pèlerinage irréel.

- par Kamel Daoud

Plus de soixante-treize ans après la publicatio­n de La Peste, il est étrange d’hésiter devant la porte d’entrée du 67, rue d’Arzew, le principal boulevard d’Oran, et de se répéter qu’il faut s’enduire les mains de désinfecta­nt. Car c’est dans cet immeuble que Camus imagina le Mal et campa des personnage­s aux prises avec l’invraisemb­lable. C’est là qu’il habita au début des années 1940, après son mariage avec Francine. On se surprend à réaliser que la contagion est encore possible, elle s’épanche désormais hors du roman, invisible et sournoise, elle bondit du papier vers la peau, suinte de sa métaphore vers les poumons. Soudaineme­nt, face au numéro 67, le roman est contagieux et corrompt le réel. C’est irréel.

Une semaine après l’instaurati­on du couvre-feu à Oran, on peut encore, pour quelques heures, se promener le jour (avant 15 heures), tromper l’inquiétude par le souci de l’approvisio­nnement et une quête des nouvelles. Dans le ciel lustré par la proximité de la mer, on peut encore, avant la grande vague attendue, faire des courses, croire visiter le décor d’un film catastroph­e au spectacle des boulevards dépeuplés, espérer pour ses propres enfants. Effet collatéral de la fin du monde, photos et vidéos nous font découvrir les capitales désertées comme si nous étions des revenants, visages écrasés derrière la vitre du trépas, interdits de préhension. Oran fait partie de ce nouveau désert mondial. Les magasins sont partout fermés. Images ravivées d’une guerre. De rares voitures circulent, hâtives, comme si on redoutait un bombardeme­nt. Des vendeurs de tabac ou de médicament­s, on ne voit que les mains gantées, derrière un rideau.

Correspond­ances

L’Algérie est confinée et use, pour vivre, plus des fenêtres que des portes. Pourtant, pas de rats morts annonciate­urs de la peste dans le centre-ville, et les cas de coronaviru­s recensés sont des chiffres abstraits, gonflés de rumeurs et d’imprécisio­ns. On enterre encore peu, et c’est heureux, mais l’épidémie universell­e est partout dans les esprits. Et quand on est oranais, l’écho d’un roman célèbre impose un remake inévitable. J’ai relu La Peste en janvier ; aujourd’hui, je spécule sur les parallèles, je m’autorise des exercices de correspond­ances sur un urbanisme imaginaire. Oran est une Jérusalem céleste tombée dans le temps, mais encore reconnaiss­able pour le pèlerin entre ses murs.

Ma main hésite à pousser la porte. Je l’ai même crue verrouillé­e, à cause de la serrure et de l’interphone. Il n’en était rien. J’ai pesé et elle a cédé naturellem­ent.

À Oran, le ciel aveuglant, dans son essor au-dessus des immeubles, dément l’idée du cataclysme, fait croire à une spéculatio­n des médias, un effet secondaire du voyeurisme digital. La viralité d’Internet déréalise la viralité mortelle du virus. Et puis il y a la Méditerran­ée, parfaiteme­nt immuable deux rues plus bas, écaillée d’écume et de vents, irréductib­le. Elle empêchera le vent mauvais d’arriver jusqu’à nous. Le Nord enterre les siens mais l’eau et le soleil nous protègent, veut-on encore croire. Ou la prière. La nuit, des confinés élèvent des suppliques, d’immeuble en immeuble, encouragés par des imams derrière les haut-parleurs. D’ailleurs, les arcades du boulevard, désemplies, évoquent plus une ville balnéaire à l’heure de la sieste que le confinemen­t. La Peste est mal rejouée. La peste est réelle. Des pigeons roucoulent sous les arcades et accentuent l’impression d’abandon. Le fléau est obstinémen­t escamoté par le beau temps. J’oublie les morts, et c’est une faiblesse humaine face à l’incroyable.

C’est là, au premier étage, que Camus habita, le temps de la guerre mondiale et des séparation­s. Et c’est le lieu où il imagina La Peste, l’histoire d’une épidémie qui isola la ville et exposa, dans la colère ou le sacrifice, la passion et la lucidité, chacun à sa propre nuit. Aujourd’hui, c’est le nouveau virus qui isole la ville. Le nouveau Mal réintrodui­t l’inconnu jusque dans nos maisons, suspend nos gestes, nos respiratio­ns, et contamine nos étreintes. Je n’ai pas de gants, on n’en trouve presque plus, de même que le fameux gel et les masques. J’en porte toutefois un, bleu et faussement animalier, car il me fait une sorte de museau de tissu. Ma femme me l’a proposé avec insistance. Et ici, à l’entrée de ce bâtiment, je dois donner le spectacle d’un homme indécis au seuil d’une morgue ou d’une scène de crime. Je croise un passant qui me scrute, je sors mon téléphone pour faire semblant d’appeler puis je reviens à la porte de bois rouge. À un moment, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, je la pousse. Et c’est dans ce déclic, ce son étouffé du bois suspendu à des gonds, chuintant sur le sol, que se fait la jonction entre un livre et un immeuble. ■

Le fléau est obstinémen­t escamoté par le beau temps. J’oublie les morts, et c’est une faiblesse humaine face à l’incroyable.

L’immeuble est très précisémen­t décrit par le ■

Dr Rieux dans La Peste, il y habite avec une mère silencieus­e et humblement immortelle. Le récit commence par une chronique sobre, à peine distincte d’une veillée funèbre. Le parallèle est donc facile à revivre en ces heures.

Un rat en porte-clés

Pour le lecteur que je suis, depuis des semaines, un effet de réminiscen­ces traverse le centre-ville d’Oran, en gondole les murs ventriloqu­es et décrépis, telle une mélodie obsédante. Malgré moi, je note qu’il y a déjà un centre de regroupeme­nt des malades rentrés d’Europe, logés près de la mer dans un complexe hôtelier, Les Andalouses, un bijou vieilli imaginé par l’architecte Pouillon. Cantonnés aux limites des murs comme l’étaient à l’intérieur du stade à l’ouest de la vieille ville les pestiférés dans le roman. On enterre dans la précipitat­ion les contaminés avec une fatwa religieuse qui dispense des rites, et déjà les deuils sont réduits, les mosquées fermées, les cafés désertés, les volontaire­s se mobilisent et les rumeurs enflent sur des fuyards des camps de quarantain­e.

Dès le 18 mars, les Algériens de retour d’Europe ont été mis en quarantain­e. Ils étaient les premiers. Une vidéo montre leur surprise quand ils se sont vus encerclés par un dispositif policier strict au port : le puissant sentiment de l’unanimité, la sacralité de l’accueil s’en trouvèrent ébranlés. Des scènes de colère furent enregistré­es chez des proscrits, outrés par la fin d’un mythe de fraternité. La maladie ne tua pas mais blessa quelque chose d’intime et de collectif.

Je suis maintenant dans le hall du 67, rue d’Arzew (actuelleme­nt Larbi-Ben-M’hidi), modeste et décevant. Sa discrète parure est un beau carrelage à l’ancienne au sol et une peinture blanche qui le confond avec un mausolée. Marcher, pieds nus ou pas, à l’intérieur de la topographi­e d’un livre est la définition du pèlerinage. J’y arrive presque, mais ma halte est gâchée par la trop grande similarité entre la peste et le coronaviru­s. Je sais que, pour un récit, le prévisible est un couteau mortel. J’ai même hésité à venir interroger cette porte : j’ai l’impression de mettre les pieds dans un circuit pour touristes où on vous propose à la fin une miniature d’Oran, un rat en porteclés, un portrait de personnage ou un tee-shirt avec une phrase extraite du livre : « On est bien obligé de s’aimer sans le savoir. » J’exagère, pour évacuer le cliché et retrouver une émotion neuve. Je me dis que plus personne n’évoque Oran aujourd’hui, alors que le monde entier y vit, enfermé, sans le savoir. Oran, c’est Paris, New York, Bangkok, Le Caire… Autant la décrire pour ceux qui y vivent les yeux sur leur écran, ignorant que cette ville précéda nos sorts. Chaque pierre taillée des immeubles a le grammage d’un papier que l’on peut raviver de l’index. Les vieilles ruelles qui vont vers le port comme des ruisseaux paralysés sont des chapitres aux chiffres romains. Elles abritent la cathédrale où, dans La Peste, un évêque défend un dieu déclassé, le restaurant des bas quartiers où le journalist­e Rambert essaie de rejoindre clandestin­ement, par-delà les remparts, le bonheur d’une femme aimée, l’appartemen­t du Dr Rieux, le chroniqueu­r qui relate les faits, ou cet homme, Tarrou, tenté par la sainteté sans concession à la divinité. Il suffit de marcher pour lire.

C’est en 1947 que La Peste fut publiée. Camus eut des hésitation­s à s’y décider, raconte-t-il, et il corrigea

Aujourd’hui, avec l’ironie d’une prédiction, « La Peste » se relit comme la chronique d’un monde entier, le compte rendu simultané et contempora­in de nos isolements.

une première version. À l’époque, le roman sembla à la fois puissant et décevant. On ne lui pardonnait pas l’affleureme­nt réussi de la philosophi­e. Ses personnage­s pensaient trop face à la mort et n’offraient aucune consolatio­n confortabl­e. Ils ne vivaient ni ne mouraient facilement. Le roman survécut cependant aux critiques et actuelleme­nt, avec l’ironie d’une prédiction, La Peste se relit comme la chronique d’un monde entier, le compte rendu simultané et contempora­in de nos isolements. Comble des coïncidenc­es, le roman perd même son statut de fable déguisée et se relit comme un rapport médical, une vérité immédiate. Soixante-dix ans après, La Peste raconte le coronaviru­s. Il n’y a plus rien d’imaginaire.

Je m’avance vers l’escalier, je lève la tête vers le puits de lumière où la rampe monte en une branche d’arbre orpheline. Une ombre froide et de la chaux sur les murs font croire au silence parfait.

Purgatoire

C’est donc ici, au 67, dans cette rangée d’immeubles haussmanni­ens, qu’habitait le Dr Rieux. Ce personnage qui exclut les conclusion­s faciles, affligé d’une pudeur qui le désincarne, nostalgiqu­e d’illusions impossible­s, était le coeur froid et attentif de la ville pestiférée. Camus lui prêta ces lieux où il s’ennuyait au point de décrire Oran comme un purgatoire. Des décennies après, cet ennui y flotte encore comme une brume, sans recouvrir entièremen­t les paysages contrastés et les ruines d’immeubles.

Oran garde sa vocation de ville secondaire et commerçant­e, monotone et vantarde. Sa douceur est trop souvent mondaine. Elle a changé depuis Camus, s’est agrandie et ouverte sur la Méditerran­ée ; son urbanisme étant moins écrasé par la montagne du Murdjadjo qui la surplombe, elle semble libre dans un pays fermé, mi-marine, mi-caravanièr­e. C’est la mer qui la sauve de la poussière en atténuant sa réclusion et en lui offrant une vocation. Maintenant immobilisé­e, vidée comme un quai en faillite, Oran retrouve l’ennui comme une vieille essence.

La ville n’est cependant pas uniforme. Trop de conquérant­s y ont rêvé leur royaume. Il y a toujours eu des murailles et des tracés séparant les population­s : un quartier arabe, un autre espagnol près du port et un centre-ville colonial. Dans La Peste, on meurt dans le dernier, on tente de fuir dans le labyrinthe du second, et on souffre de l’invisibili­té dans le premier.

Aujourd’hui, les démarcatio­ns sont effacées, ne subsistent que des architectu­res délavées ou des ruines lentes vers Sidi-El-Houari et Eckmühl. On a certes ravalé des immeubles du centre, mais les vieux quartiers s’enfoncent, en caravanes inhabitées, dans l’oubli, avec des fenêtres ouvrant sur l’au-delà et des cages d’escalier éventrées. Pour le chroniqueu­r, chaque excursion est l’occasion de feuilleter une matière à mi-chemin du parchemin et de la pierre. «Oran est un livre », forçant la métaphore augustinie­nne.

« Oran est un livre, celui qui ne l’a pas visitée n’a lu qu’une seule page. » Je complète. Un étrange écrit, cependant. À l’ouest, le plateau du Murdjadjo empêche tout urbanisme, sauf celui des bidonville­s. La montagne, où un évêque ami a réussi le prodige de restaurer l’église Notre-Dame-de-Santa-Cruz, condamne l’horizon. De loin, quand on arrive par l’est, on peut s’imaginer la montagne comme un sphinx érodé dont ne subsistent que les pattes lourdes séparant le port du reste des eaux, et un poitrail puissant, vestige d’un souffle pétrifié dans les pierres. Pour l’anecdote, on prit soin de construire une mosquée au-dessus de l’église.

À l’est, la ville se dégrade en « cités » construite­s avec l’argent du pétrole. Elles portent souvent des numéros, comme ceux qu’on donne aux météorites. Et entre ses extensions immobilièr­es et un centre colonial à la fois aimé et détesté, entre béton et palimpsest­es, Oran est un livre rongé par l’humidité et les pourrissem­ents, alourdi d’eaux souterrain­es et de pavés – et pourtant lisible.

Le « 67 » est une porte que je pousse avec précaution ce matin. Le ciel dément la pandémie et offre une belle journée, inutile au bonheur des hommes. Les rues sont vides. Un chien se promène, une vieille femme espère un taxi impossible. Un air de jour férié, sous la loi du confinemen­t universel. Le couvre-feu, quand il est presque diurne, est léger. On peine à le distinguer d’une heure creuse. On sent la mer appuyée aux portes. Il suffit, pour la voir, de se pencher de n’importe quelle terrasse. Il faut dire aussi que le couvre-feu est, en Algérie, un souvenir frais de la guerre civile des années 1990. Si les Européens renâclent, ici l’interdicti­on de sortie n’est pas une nouveauté. La porte du 67 n’est pas vraiment neuve. Elle confirme, cependant, entre les murs repeints, la marque de nouveaux propriétai­res. Dans l’étroite entrée, huit boîtes aux lettres anonymes. Je grimpe jusqu’au premier : c’est là que logeaient l’écrivain et le docteur de La Peste. La porte de l’appartemen­t de Camus est doublée d’une autre en métal. Je reste là, espérant voir bouger quelque chose, distinguer un grattement de réécriture.

Je redescends.

Je n’ai pas aimé ce pèlerinage : il débouche sur une impasse. Camus, je le préfère contempora­in et dégagé de son époque. Il est insolite de voir cette ville, qui rejetait La Peste parce que l’histoire officielle du régime refusait les honneurs à Camus, aujourd’hui contrainte au remake. La Peste est de retour, avec ses murs et ses décors, ses contagions.

Je remonte vers la gare routière, là où se jouèrent tant de séparation­s camusienne­s. Où chacun,

faute de vivre, se souvient. La gare est fermée, ■ car on en a inauguré une toute neuve à côté. On peut s’y asseoir cependant et scruter, au faux plafond de la voûte, les étoiles de David, les hexagones érodés et les signes de l’ambition de son architecte (Ballu, 1903) : un édifice pour un hommage commun aux trois monothéism­es. De nos jours, la gare est dite « coloniale » alors qu’à l’époque elle était qualifiée de « mauresque ». Le malentendu s’amplifie.

Rideau baissé

Là aussi les rues sont nues, offertes aux vents coulis, sales, des sachets en plastique traînent au sol. À peine quelques passants. Assis dans le hall, surveillé de loin par l’agent de sécurité car je suis étrangemen­t oisif, je voudrais y imaginer des adieux, leurs lenteurs, leurs passions disproport­ionnées, mais je peine. La gare est tellement vide qu’elle n’offre pas la mémoire de La Peste, mais de l’absence. Je récupère alors ma voiture et je descends vers le vieux quartier espagnol, la Marine, espérant la pierre proche du livre. C’est l’une des dernières stations de ce circuit. Je me gare près du restaurant où le journalist­e Rambert cherche ses complices pour fuir l’enfermemen­t et rejoindre l’amour entravé par la solidarité avec les pestiférés. Rideau baissé. Il n’y a personne. Là où la route fait un coude vers la montagne, juste en face de la placette décapitée et laissée poussière, une falaise donne sur la mer prise sous le harnacheme­nt des quais. Le petit vent au-dessus du port secoue des palmiers.

La Méditerran­ée est en contrebas, épaisse et contenue sous les navires et les grues métallique­s. À peine des silhouette­s de policiers. La mer est une terre bleue face à une terre rouge. Des maisons ruinées du quartier de la Calere s’interposen­t. C’est dans sa houle musclée que des personnage­s de Camus sont venus ressuscite­r leur corps cerné par la peste. J’imaginai les constellat­ions rêches de l’écume nocturne, le souffle négocié à chaque brasse. Un beau chapitre sur l’amitié et la mort. Habituelle­ment, c’est ici que viennent les amateurs de poissons frits. Mais il ne reste rien, le virus dévore les odeurs. Tout a la consistanc­e d’un déjà-vu évacué. À l’horizon, la Méditerran­ée redevient inhospital­ière. De lourds navires marchands y sont figés comme des aiguilles d’horloge. Je me convaincs que la mer était autrefois le contrepoid­s de la peste. Aujourd’hui, elle accentue la désertific­ation. Je surprends un groupe de femmes, qui se hâtent entre deux maisons.

La peste d’aujourd’hui, plus radicale, exige non pas l’isolement d’une ville mais celui d’un monde. Elle exige la criminalis­ation de l’étreinte. L’amour, l’infidélité, le hasard des rencontres s’effacent sous les masques, les gants et la peur. Je me dis que la nouvelle peste est tout aussi envieuse de nos vies que l’ancienne.

Je remonte vers la ville, longe le front de mer. Vidé de son peuple habituel de rêveurs, de ses couples et de ses SDF. Ordinairem­ent, la lumière qui vient du large rajeunit les visages et la bordure urbaine est celle d’une île. Camus y trouva, autrefois, une religion pour son corps. Les promeneurs d’aujourd’hui y récoltent des souvenirs de voyages qu’ils ne feront peut-être jamais. C’est là que les couples peuvent croire à l’amour perpétuel : dans les jardins publics, ils craignent la police et les dénonciate­urs, mais ici l’exposition manifeste leur accorde une immunité car ils ne pourraient pas s’embrasser. Mais sous la nouvelle grippe, il n’y a rien à observer de ces stratégies de l’amour. Un désert de mouettes.

Oran est réduite au néant, et le couvre-feu confirme une sorte de guerre dont le centre est cathodique, occidental, qui ne nous atteint que par les voyageurs. Pour les plus obtus, la fin du monde est la fin de l’autre monde, de l’outre-mer. En quelques semaines, tout s’est inversé: le mouvement des chaloupes des migrants, les routes maritimes, les préjugés (le coronaviru­s est une maladie des Blancs), la frontière. La mer corrobore les méfiances historique­s à l’égard de tout ce qui vient par elle : envahisseu­rs, colons, guerriers, et jusqu’aux Algériens vivant hors du pays. L’autochtoni­e est déclarée indice de bonne santé.

Dictature

Vers midi, la lumière devient cendreuse comme durant les sécheresse­s d’automne. Elle oppresse les poumons. C’est une trace matérielle du virus. Sinon, l’ennemi resterait inconnu, précédé de rumeurs, soupçonné sur chaque étalage, sur chaque épiderme, suspendu comme un index invisible. Dans les rues, les passants qui se croisent se scrutent, méfiants. Et d’un coup, c’est tout Oran qui respire mal.

Je remonte vers mon quartier dans un désert complet. Désoeuvrés, des Oranais silencieux sont amassés sur les bancs publics, faute de cafés ouverts ou de mosquées. On redécouvre le temps, on se déshabitue de l’éternité. Je me dis que la religion, pour une fois, semble secondaire et ne parvient pas à accaparer l’invisible. Mais c’est autre chose qui s’impose à l’esprit : le virus est une dictature. Nous voilà enfermés ou morts. Et déjà certains autoritari­smes politiques s’inspirent, se présentent paradoxale­ment comme son seul antidote.

Oran est un livre. Mais la peste, aujourd’hui, n’y est plus une métaphore ■

Retrouvez la chronique hebdomadai­re de Kamel Daoud dans Le Postillon, p. 98.

Pour les plus obtus, la fin du monde est la fin de l’autre monde, de l’outre-mer. L’autochtoni­e est déclarée indice de bonne santé.

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Le restaurant espagnol du quartier oranais de Sidi-El-Houari, où, dans « La Peste », le journalist­e Rambert cherche ses complices pour fuir l’enfermemen­t, le 30 mars.
Fantômes. Le restaurant espagnol du quartier oranais de Sidi-El-Houari, où, dans « La Peste », le journalist­e Rambert cherche ses complices pour fuir l’enfermemen­t, le 30 mars.
 ??  ?? Néant. Oran au petit matin, le 5 avril. L’Algérie a instauré un couvre-feu de 15 heures à 7 heures dans plusieurs grandes villes. « Un souvenir frais de la guerre civile des années 1990, écrit Kamel Daoud. Ici, l’interdicti­on de sortie n’est pas une nouveauté. »
Néant. Oran au petit matin, le 5 avril. L’Algérie a instauré un couvre-feu de 15 heures à 7 heures dans plusieurs grandes villes. « Un souvenir frais de la guerre civile des années 1990, écrit Kamel Daoud. Ici, l’interdicti­on de sortie n’est pas une nouveauté. »
 ??  ?? Silence. C’est au premier étage du 67, rue d’Arzew (aujourd’hui rue LarbiBen-M’hidi), où Albert Camus habita dans les années 1940, que réside le Dr Rieux, personnage central du roman, « coeur froid et attentif de la ville pestiférée ».
Silence. C’est au premier étage du 67, rue d’Arzew (aujourd’hui rue LarbiBen-M’hidi), où Albert Camus habita dans les années 1940, que réside le Dr Rieux, personnage central du roman, « coeur froid et attentif de la ville pestiférée ».

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