Le Point

Déclin de l’Occident : dernier arrêt avant le terminus ?

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Il y a dans notre vieux monde quelque chose d’Honoré de Balzac vivant ses dernières heures. Le rapprochem­ent est tentant quand on se rapporte à l’incroyable récit de son agonie par l’écrivain et dramaturge Octave Mirbeau (1). « La vie était si fortement ancrée dans ce diable d’homme, observait ce dernier, qu’elle ne pouvait même pas se décider à quitter un corps entièremen­t décomposé. » L’auteur de La Comédie humaine est mort par le bas tandis que le haut, la tête, restait vigoureux et qu’il aurait volontiers écrit jusqu’à son ultime souffle.

On est en droit de se demander si ce qu’on appelle notre civilisati­on n’est pas en train de pourrir par le bas, contrairem­ent au poisson de Mao où ça commence par la tête. Certes, la « guerre » contre le Covid-19 a montré la beauté du genre humain, en particulie­r des soignants, l’empathie, la solidarité. Mais elle a aussi mis au jour les dénonciati­ons sordides, les délires complotist­es, les menaces contre le personnel hospitalie­r, qui « risquerait » de contaminer le voisinage, une sorte d’incapacité collective à faire face en gardant toute notre raison.

Il y a un siècle était publiée la première partie du « Déclin de l’Occident », du philosophe allemand Oswald Spengler, un livre qui continue à faire des vagues, des décennies plus tard. À rebours des historiens, dont il critiquait la vision linéaire et sa chaîne mécanique de causalités, l’auteur prétendait présenter une étude «morphologi­que» des civilisati­ons, qui, à ses yeux, étaient comme des corps vivants. Après en avoir identifié huit, il s’intéressai­t plus particuliè­rement à la nôtre et à la culture occidental­e, partagée selon lui entre une âme apollinien­ne (le terroir, le circonscri­t) et une âme faustienne (le style gothique, l’impérialis­me politique ou économique).

Il y avait chez Oswald Spengler un conservati­sme tragique, un mépris de l’homme et une haine du progressis­me qui ont déconsidér­é en partie son travail, mais, aujourd’hui, l’état de l’Occident, et notamment de la pauvre Europe, ne nous permet plus de repousser ses intuitions prophétiqu­es d’un revers de manche. La crise sanitaire actuelle montre bien que nous ne sommes plus du bon côté de la planète et que l’avenir du monde est en train de s’écrire de plus en plus dans l’autre hémisphère, en Chine, en Inde et en Indonésie, trois pays qui sont appelés à nous dominer économique­ment dans les dix à vingt prochaines années.

D’où la légitimité du débat sur le modèle occidental, notamment face au désastre sanitaire qui frappe notre continent épuisé. Il est plus que temps de se ressaisir. Que nous attendions tout de la Chine et ne soyons pas capables de fabriquer nous-mêmes, dans l’urgence, des masques de première nécessité, du matériel de dépistage, des machines à assistance respiratoi­re, c’est aussi dégradant qu’humiliant, et cela montre bien l’extrême fatigue de notre système.

Non, chers souveraini­stes, si nous sommes là, en voie de tiers-mondisatio­n, ce n’est pas la faute de l’Europe, qui n’en peut mais. Sur ce plan, la France doit retrouver son indépendan­ce et serait avisée de s’inspirer au plus vite de l’Allemagne, qui, avec plus de 3 000 décès en début de semaine, s’en sort beaucoup mieux que nous parce qu’elle teste à tout-va. Pour l’heure, il y a même cinq fois plus de morts du coronaviru­s chez nous, de ce côté-ci du Rhin. La honte de la jungle, comme l’a reconnu d’une certaine façon M. Macron dans une excellente allocution, lundi dernier !

Un président digne de ce nom se doit de remettre au centre de notre maison commune toutes les valeurs que nous avons allègremen­t piétinées depuis des décennies : l’effort, le travail, l’efficacité, socles de la République, aujourd’hui attaquée de toutes parts et minée de l’intérieur. Est-il normal que nous figurions en bas du classement en matière d’heures annuelles travaillée­s ou de temps passé au travail dans une vie ?

Alors que tout s’affaisse autour de nous, que la dépression arrive et que les dettes s’accumulent, un président digne de ce nom se doit aussi de proposer un nouveau pacte aux Français : travailler plus en échange de plus de solidarité, par exemple avec un revenu universel qui mettrait à l’abri les plus démunis. Un revenu universel à la Milton Friedman – le Prix Nobel d’économie, son concepteur libéral-libertaire –, annulant les autres aides en tout genre. Pas à la Benoît Hamon, qui nous enfoncerai­t dans le calamiteux modèle dont il est vital de sortir : de toute évidence, avec notre record de dépenses publiques (56 % par rapport au PIB), on n’en a pas pour notre argent, en tout cas on l’utilise mal !

(1) La Mort de Balzac, par Octave Mirbeau, aux Cahiers de L’Herne ou chez Sillage.

Comment être insensible aux rorquals qui flânent à nouveau près de Marseille, ou au spectacle de l’Himalaya, désormais visible à 200 kilomètres en Inde ? Cela n’oblige pas pour autant à se réjouir de ce confinemen­t ravageur pour l’économie et donc des souffrance­s qui s’ensuivront.

« La crise du coronaviru­s vient démontrer à tous qu’une bascule rapide est possible », a-t-on pu lire dans une tribune publiée par Le Monde après le début du confinemen­t et signée notamment de l’astrophysi­cien collapsolo­gue Aurélien Barrau et du philosophe Bruno Latour. Une pointe de satisfacti­on dans ce « possible » ? Le cynisme de la formulatio­n laisse pantois. Car ce qui est probable, c’est que des centaines de millions de personnes vont se retrouver au chômage dans le monde. En France, où la protection sociale est pourtant plus forte qu’ailleurs, il se trouve déjà des confinés qui ont du mal à se nourrir, faute de revenus. Certes, l’État va arroser l’économie à coups de dizaines de milliards d’euros. Il a raison. N’oublions pas cependant qu’il s’agit d’argent qu’il n’a pas et qui viendra gonfler une dette déjà supérieure à 100 % du PIB. Ce torrent d’euros est en outre constitué de fausse monnaie, la Banque centrale européenne faisant marcher sa planche à billets à toute vapeur. Dès aujourd’hui, avec l’explosion du chômage partiel, ce sont près de 34 millions de Français qui vivent des subsides de l’État (1). Qui pense que cela peut durer ? Pas sûr que cette « bascule rapide » enthousias­me les plus pauvres.

Rabougriss­ement malthusien. Au fond, nos « bodés» (bourgeois décroissan­ts), plus nombreux dans le 11e arrondisse­ment de Paris que dans les périphérie­s populaires, ne font que recycler les erreurs de Malthus. La décroissan­ce – qui n’est d’ailleurs pas préconisée dans les rapports du Giec – n’est heureuseme­nt pas la seule issue pour le climat ! Il est possible de miser aussi sur la science et le progrès, l’améliorati­on des circuits économique­s grâce au numérique, le marché du carbone, etc. Voir l’écologie comme un seul rabougriss­ement, c’est un peu comme lutter contre une épidémie exclusivem­ent par le confinemen­t, sans recherche médicale… À l’échelle française, nous avons déjà expériment­é cette logique malthusien­ne avec les 35 heures : au fond, un confinemen­t partiel de l’activité. Résultat, on travaille moins en France que dans le reste de l’Europe, que l’on regarde les chiffres par semaine (35 heures), par année (congés, RTT ou absentéism­e) ou sur la durée d’une carrière profession­nelle (retraite plus précoce). Cette absurdité, boulet de la productivi­té, a coûté à la France, au moment où d’autres pays se réformaien­t, des années de retard. Et de l’argent : entre 2006 et 2019, le PIB par tête de l’Allemagne a progressé de 40,7 %, contre 24,1 %, en France (2). L’écart entre les deux pays est donc passé de 330 à 5 280 euros par habitant et par an…

« Année zéro ». Il est peut-être temps de revenir sur cette erreur historique. Oh, personne n’ignore que la simple évocation d’un ajustement des 35 heures provoque des hurlements. Mais tout se plaide. L’Histoire enseigne que les pays qui se sont sortis de leur « année zéro » (Corée du Sud en 1953, Allemagne et Japon après 1945) l’ont fait grâce à l’huile de coude. Que pèse ce tabou français face à l’enjeu collectif ?

Même au coeur de la crise du coronaviru­s, le taux d’activité de la France est plutôt en dessous de celui de la plupart des pays d’Europe. Pourquoi ? La consigne n’a pourtant pas été donnée de ne pas travailler, mais de le faire, pour ceux qui le peuvent, à distance. Quant aux autres, un formulaire de dérogation permanent existe. Et pour tous, les mêmes gestes barrières sont recommandé­s.

La CGT contre les pauvres. Au passage, il faudra réviser notre échelle de valeurs. On trouve, dans cette épreuve, des fonctionna­ires en première ligne : les soignants, évidemment, et d’autres comme les policiers. Mais aussi, dans le privé, toute la chaîne d’approvisio­nnement de l’alimentati­on et de ce qui bouge encore en France : chauffeurs, livreurs, commerçant­s, caissières… Ces derniers ne sont pas toujours les mieux dotés en « statut ». Les outsiders, comme on dit, ont été jusqu’ici parmi les plus actifs. Il serait temps que le droit du travail égalise les conditions et que le mérite parle. Il est frappant de voir que la CGT multiplie les incitation­s au «droit de retrait» et les intimidati­ons, y compris dans des cas où c’est difficile à comprendre, mais où c’est possible. Elle accroît ainsi la fracture entre ceux qui le peuvent et ceux qui ont moins le choix : indépendan­ts, intérimair­es et autoentrep­reneurs, dont beaucoup, souvent issus des quartiers populaires, travaillen­t pour des plateforme­s numériques.

Ceci est une confirmati­on : le vrai prolétaria­t ne se situe plus là où règnent les cégétistes. Peut-être ces derniers ontils fini par confondre Karl Marx avec Groucho Marx, qui inventa ce petit bijou : « Je vous céderais bien ma place, mais elle est occupée. » On ne sait, finalement, qui des néo-malthusien­s décroissan­ts ou des adeptes du grouchomar­xisme s’essuie le plus les pieds sur l’économie, et donc sur les plus pauvres Étienne Gernelle

1. Selon le calcul de l’excellent Dominique Seux, des Échos.

2. Selon Eurostat

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