Les maires, ces autres « héros »
Ils font face à une crise meurtrière et pallient les défaillances de l’État. Témoignages d’édiles dans la tempête.
Enfin, la retraite ! Françoise Jacques, 72 ans, maire de Mars-la-Tour, en Meurthe-et-Moselle, se préparait à passer la main après les municipales pour goûter un repos bien mérité. Mais le Covid-19 s’est abattu sur son village de 986 habitants, fauchant, d’abord, deux pensionnaires de la maison de retraite Saint-Dominique. « Puis, tout est allé très vite, raconte l’élue. On les a vus partir les uns après les autres. Les fêtes de Pâques ont viré au cauchemar. »
Cinquante et un résidents, 22 morts : un carnage dans cette « maison de retraite très animée, j’oserais même dire joyeuse », témoigne Mme la maire, qui connaissait « personnellement » tous les pensionnaires. « Je suis au village depuis quarante ans et mon mari était le médecin de la maison de retraite. Alors, vous pensez bien… »
Les visages de ces « vieux » partis en quelques heures, parfois même sans avoir eu le temps de développer le moindre symptôme, hantent les nuits de Françoise. « Le plus dur, c’est de ne rien avoir pu faire pour leur venir en aide. On n’a même pas pu organiser leurs obsèques. »
Depuis, Mme la maire oscille entre colère et désarroi. « Les soignants m’appelaient tous les jours, ils étaient désespérés. Pour eux, la charge était très lourde. J’ai un peu fait la psy, mais moi-même, j’en étais malade. »
« Impuissante » pour ses anciens, Françoise Jacques n’est pas restée les bras croisés pour autant. « J’ai commandé des masques en tissu pour la population, je les attends d’un jour à l’autre. La commune avait fait
« Nous agissons sous la mitraille. Quand il y a un problème, j’essaie de m’en emparer. » David Lisnard
provision de gel hydroalcoolique en prévision de la réouverture des écoles, on a bien fait. Avec l’association Culture et loisirs et une adjointe, un ravitaillement s’est mis en place pour les habitants isolés. Une permanence a été organisée en mairie et via l’application PanneauPocket pour maintenir un semblant de lien. »
Face à ce virus inconnu qui s’est répandu comme une traînée de poudre en France, les maires, ces élus que l’on dit habituellement « à portée de baffes », se sont trouvés, une fois de plus, en première ligne. Comme Michèle Lutz, la maire (LR) de Mulhouse, qui n’oubliera jamais ces images revenant en « flash » dans sa mémoire. « Ces visages fatigués, désespérés, parfois, de nos soignants ; les appels à l’aide et la figure livide du Dr Noizet, patron des urgences ; le ballet des hélicoptères dans un ciel bleu azur pour assurer le transfert des malades ; l’installation de l’hôpital de campagne du service de santé des armées, une bénédiction ; la solidarité de la population, face à l’adversité… Et puis, ce silence, dans les rues, sous un temps magnifique. Elle ajoute, la voix étranglée par l’émotion : Mulhouse est une ville de résilience qui ne s’est jamais résignée. Elle l’a démontré une fois encore. »
Lorsque le premier cas de Covid-19 est officiellement déclaré, chez un participant du rassemblement évangélique de Bourtzwiller, Jean Rottner, le président de la région, médecin urgentiste, ne cache pas la vérité à celle qu’il a installée à sa place à la mairie : « Quelque chose de grave nous attend. »
Il ne croit pas si bien dire… « Certains ont parlé de tsunami. Pour ma part, j’ai le sentiment d’avoir pris un mur », confie Michèle Lutz en évoquant ce « week-end noir », où les urgences de l’hôpital ont été littéralement prises d’assaut. « Très vite, il a fallu se rendre à l’évidence : nous nous trouvions face à quelque chose qui nous dépassait. » Les réunions s’enchaînent, « jour et nuit ». Dans l’urgence, la mairie loue un bâtiment industriel pour le transformer en « dépositoire » pour les cercueils.
« C’était épouvantable, se souvient Antoine Homé, maire (PS) de Wittenheim, au nord de Mulhouse. En sortant de chez moi, j’entendais les gens tousser. Le Samu venait chercher mes voisins dans un état très critique. » « Une hécatombe » pour cette commune de 15 000 habitants. «Le nombre de décès a explosé, j’ai vu partir des amis », lâche le maire, dont trois adjoints ont été gravement malades. Antoine Homé met en place une équipe chargée d’appeler toutes les personnes ayant plus de 70 ans pour savoir si elles ont besoin d’aide. Très vite aussi, il comprend que des familles sont au bord du gouffre, sans travail et sans moyens, et que l’État ne sera pas au rendez-vous. « Les associations comme Les Restos du coeur ont fermé. La précarité s’est aggravée. Nous avons mis en place des bons alimentaires pour permettre aux familles d’acheter les denrées de première nécessité », déclare-t-il.
Réactivité. En pleine campagne électorale, les maires sont submergés. Bon nombre se trouvent bien démunis. « Il a fallu prendre des décisions rapidement », souligne Caroline Cayeux, maire (DVD) de Beauvais, dans l’Oise, département sous pression. Dès le 1er mars, elle décide de ne plus admettre dans les écoles les enfants des villes voisines déjà touchées. « Les urgences
étaient débordées par les appels. Les soignants disaient qu’ils n’allaient pas y arriver et m’ont demandé de les aider. J’ai appelé le cabinet du ministre de la Santé qui m’a accordé l’aide de la réserve sanitaire. J’ai compris que ce qui se passait était grave. »
Les maires sont les autres héros de cette crise. Si l’épidémie ne s’est pas propagée dans le village des Contamines-Montjoie, en Haute-Savoie, c’est sans doute grâce à la réactivité d’Étienne Jacquet. Quand, le 7 février, il apprend qu’un ressortissant britannique testé positif au coronavirus, qui avait séjourné dans la station, aurait contaminé cinq autres personnes, il met sur pied une cellule de crise dans la nuit. « Mon obsession était d’éviter la panique », glisset-il.Pourcela,iljouelatransparence, réunissant ses administrés plusieurs fois pour les impliquer et leur expliquer ses décisions, notamment la mise en place, avec l’agence régionale de santé (ARS), d’une cellule médicalisée dans le centre d’animation afin de tester tous les individus en contact avec les malades. « Cent quatre-vingts tests ont ainsi été réalisés, mais déjà, à ce moment-là, nous avons eu beaucoup de difficultés à le faire. Cela ne m’étonne donc pas que le ministre de la Santé prétende aujourd’hui que tester tout le monde n’a pas de sens… Il n’en a surtout pas les moyens, avance Étienne Jacquet, qui insiste : Pourtant, tester en masse est essentiel, nous l’avons bien vu ici. Cela permet d’organiser les mises en quarantaine et surtout, ça rassure les gens. » Depuis ce branle-bas de combat, aucun cas n’a été diagnostiqué aux Contamines-Montjoie.
Maire (DVD) de Taverny, dans le Val-d’Oise, alertée par des amis médecins inquiets, très tôt, Florence Portelli ramasse tout ce qu’elle peut de matériels pour assurer la protection des médecins et mobilise des agents municipaux pour le suivi des patients et les prises de rendez-vous. En quelques jours, un gymnase de la ville est transformé en unité médicale Covid. Et de fil en aiguille… « Des makers, qui créaient des visières de protection, se sont manifestés, on a créé un drive départemental pour les distribuer, raconte cette proche de Valérie Pécresse, vice-présidente de la région Île-de-France. Puis on nous a mis dans une autre boucle avec des associations qui fabriquaient des surblouses et tout un réseau de couturières s’est mis en place pour en confectionner. On a réussi à créer un écosystème en se débrouillant seuls. » Pas le choix. « Le préfet est attentif, très présent, note l’édile. Mais, plus haut, ça coince… »
Dans l’ouragan Covid, bien souvent, les maires, désemparés, n’ont pas le temps d’attendre les consignes étatiques. « Le problème est que la machine est devenue trop lourde à force de vouloir tout gérer, tout contrôler et elle ne maîtrise plus rien, déplore Christian Estrosi, maire et président (LR) de la métropole de Nice. 40 % du matériel de notre CHU a été fourni par la ville. Ce n’est pas le ministre de l’Intérieur qui a doté la police nationale de masques, c’est moi ! Parce que les syndicats me l’ont demandé : “M. le maire, on nous demande d’assurer la protection des citoyens, et notamment de lutter contre les rassemblements de personnes, et nous ne sommes pas protégés… ” » La ville de Nice a dû, comme beaucoup de municipalités, faire fabriquer des masques en Chine, et elle a même affrété un avion pour les transporter. « Il faut bien qu’on se débrouille par nousmêmes, assure Estrosi. Sinon, entre le moment où vous demandez une permission à une autorité administrative et la réponse, vous arrivez trois mois après le Covid… Je tiens toujours au courant le préfet et l’ARS, mais une fois la décision prise. Je leur dis : “J’ai trouvé une solution opérationnelle, je la mets en oeuvre : vous me l’interdisez ou vous me l’autorisez ?” »
Jean-Luc Moudenc, maire et président (LR) de la métropole de Toulouse, à la tête de France urbaine – association qui rassemble les maires des plus grandes villes –, se souvient encore du coup de fil de son homologue (PS) de Metz, Dominique Gros. « Il m’appelait à l’aide parce que l’hôpital de sa ville était débordé, en me demandant si le CHU de Toulouse pouvait accueillir des malades, relate Moudenc. “Mais que fait l’ARS du Grand Est?” me suis-je dit. Mon collègue a dû prendre la main, car l’hôpital de Metz n’y arrivait plus. Heureusement, il a pu compter sur la solidarité des autres maires. » Face à l’impéritie étatique, un seul recours pour les édiles, qui doivent agir vite : le système D.
Dépité. En Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus touchés, la commune de Pierrefitte a enregistré cinq fois plus de décès que l’année dernière, sur la même période. « Il nous a fallu rouvrir une allée dans le cimetière intercommunal, soupire le maire (PS), Michel Fourcade. Par exemple, je n’ai pu compter que sur moi pour obtenir du gel hydroalcoolique, dont le prix a explosé, même si l’État a fini par le bloquer, ou pour des masques. » L’édile est dépité: « Quoi que l’on fasse, on est toujours débordé. Et les appels des habitants ne s’arrêtent jamais… Aujourd’hui, ils sont polarisés sur les masques, ils veulent savoir quand la mairie va en
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« Est-ce à nous de trouver des fournisseurs de masques en Tunisie, en Chine ou en Thaïlande ? » Philippe Saurel
distribuer. » À l’approche du déconfinement du 11 mai, le maire de Pierrefitte anticipe la réouverture des écoles, avec appréhension, en équipant ses établissements de thermomètres frontaux, s’il le peut : leur prix est passé de 30 à… 89 euros pièce. « C’est un scandale, s’énerve l’édile. Il va falloir que l’État nous aide. D’autant que nous courons vers une crise sociale terrible. »
Précarité. Pour l’affronter, à Woippy, en Moselle, Cédric Gouth a distribué un colis alimentaire à tous les habitants le 23 avril : 8 tonnes de pâtes, 4 000 conserves de légumes, 28 000 litres de lait, 4 tonnes de farine ont été négociés auprès des grandes surfaces. « Beaucoup de familles en grande difficulté passent sous les radars du centre social, témoigne l’élu. Avant l’épidémie, de nombreux foyers avaient déjà du mal à boucler leur fin de mois. L’arrêt des chantiers, pour les travailleurs intérimaires, ou la mise en chômage technique, qui les prive de 15 % de leurs revenus, les a fait basculer dans la précarité. L’idée qu’un enfant, accueilli en temps normal à la cantine, soit contraint de sauter un repas m’est insupportable. » Au Havre, JeanBaptiste Gastinne a transformé la grande salle du conseil municipal en centre d’appels « pour que les agents joignent les personnes fragiles ». « Nous avons aussi incité les Havrais à signaler les gens isolés et/ ou en difficulté, explique-t-il. En vingt-cinq jours, nous avons passé et reçu 7 000 appels. » Pour maintenir le lien avec les plus vulnérables, les maires sont encore sur le pont. « Chaque jour, pendant deux bonnes heures, j’appelle une centaine de personnes pour prendre de leurs nouvelles, raconte Nathalie Nieson, maire de Bourg-de-Péage, dans la Drôme. Certaines en pleurent que le maire s’intéresse à elles… »
À force de jouer les pompiers de la République, beaucoup d’élus frôlent le burn-out. « Est-ce à nous de trouver des fournisseurs de masques en Tunisie, en Chine, en Thaïlande ?
Est-ce-à nous de tester en masse la population ? » s’indigne le maire et président (DVG) de la métropole de Montpellier, Philippe Saurel. « Après nous avoir méprisés et nous avoir délégué une multitude de services, en restreignant nos recettes, on nous demande maintenant d’être des agents de santé publique », peste Arnaud Péricard, le maire (DVD) de Saint-Germain-en-Laye, dans les Yvelines.
Ils ont le dos large, nos fantassins de la République, mais tout de même… « Nous subissons trop d’hésitations du pouvoir, fulmine Philippe Saurel. Le gouvernement nous a demandé de fermer les marchés de plein vent, et quelques jours plus tard, le ministre de l’Agriculture affirmait que la décision était à la discrétion des préfets sur demande des maires. “Pourquoi les marchés continuent-ils là-bas et pas chez nous ?” nous interpellent les producteurs, les commerçants et les consommateurs. On décide la fermeture des écoles le vendredi parce qu’elles sont
des foyers de propagation de l’épidémie, puis on les ouvre dix jours plus tard pour voter. Et maintenant, on nous demande de les rouvrir en urgence, avant les bars et les restaurants… Où est la cohérence ? »
Le Premier ministre a annoncé que les opérations de déconfinement seraient menées par le « couple maire-préfet » qui, témoignent les édiles même les plus critiques contre l’État, fonctionne plutôt bien sur le terrain. Désormais, l’exécutif, Emmanuel Macron en tête, enchaîne les heures de réunions avec les maires. « Ça y est, le dialogue avec l’État est enfin instauré! se félicite Jean-Luc Moudenc. Au début de la crise, nous râlions parce que nous n’avions pas de réponse. Maintenant, nous sommes entrés de plain-pied dans la coopération. »
Anticiper. Difficile d’en convaincre le Cannois (LR) David Lisnard. « Toute l’année, nous pallions les carences de l’État, grommelle-t-il. Cette crise n’a fait que conforter mes convictions : l’ultracentralisme conduit à des lourdeurs bureaucratiques, surtout quand il y a des contradictions entre les autorités. Pourquoi toutes ces ruptures logistiques dans la fabrication et la fourniture des masques, par exemple, alors que nous, nous arrivons à les maintenir ? Pourtant, nous ne faisons rien de génial, nous essayons juste d’être méthodiques. » Dès le mois de mars, l’équipe municipale a rassemblé 40 couturiers professionnels en réseau, ce qui a permis la confection de 400 000 masques lavables trente fois – pour une ville de 75 000 habitants, cela devrait suffire. Très tôt, une partie de l’activité hospitalière a été transférée vers la clinique privée afin de libérer de l’espace pour un grand plateau Covid ; une aile du palais des festivals a été transformée en centre d’accueil pour SDF ; les bus et les espaces publics ont été désinfectés. Auprès de particuliers qui voulaient faire des dons, Lisnard, le maire le mieux réélu de France (88 % des voix au premier tour), a récolté 200 000 euros et les a utilisés pour acheter des chocolats et des parfums aux soignants et des joggings aux sansabri, ce qui permet de maintenir l’activité des commerces. La mairie a ouvert un numéro de téléphone pour mettre en relation les Cannois avec les producteurs du marché – la ville livre en voiture électrique. « Comme Cannes, souligne son maire, est exposée aux secousses sismiques, aux risques de submersion, aux crues éclairs, à la sécheresse, au terrorisme, dès mon élection, en 2014, j’ai créé une cellule risques majeurs. C’est notre job d’anticiper. »
Après les inondations meurtrières du 3 octobre 2015, qui l’ont marqué à jamais, le maire de Cannes s’était préparé à l’éventualité d’une épidémie, dotant la ville de matériels de protection constamment renouvelés, ce qui a permis d’équiper toute de suite les agents dès lors que la menace de coronavirus devenait prégnante. Le 23 février, quand une alerte info signale l’aggravation de la situation dans l’Italie voisine et la perspective d’annulation du carnaval de Venise, il active le « plan de sauvegarde communal ». Depuis, le marathonien Lisnard parcourt sa ville de long en large pour maintenir la pression, comme il en a l’habitude. N’en fait-il pas trop alors que Cannes a été, pour l’instant, plutôt épargnée ? « On vit H24 avec une épidémie meurtrière, inconnue, la plus grave depuis un siècle, le président de la République a utilisé six fois le mot guerre, on ne peut pas me reprocher d’être proactif, de vouloir protéger les habitants et de travailler au retour à une vie normale, réplique-t-il. Un maire est un praticien, un logisticien. Nous agissons sous la mitraille. Et quand il y a un problème, j’essaie de m’en emparer. »
À Mars-la-Tour, avant de passer le flambeau à la nouvelle équipe municipale, Françoise Jacques compte organiser une messe d’obsèques pour les 22 défunts de la maison Saint-Dominique. « Ensuite, prévoit-elle, nous nous rassemblerons à la salle communale, autour d’un café et d’un morceau de brioche, comme le veut la tradition ici. Pour que notre petite communauté puisse se ressouder. » ■
« Une fois la décision prise, je dis au préfet et à l’ARS : “Vous me l’interdisez ou vous me l’autorisez ?” »
Christian Estrosi