Ils pensent avoir été atteints du Covid-19 et s’affranchissent du confinement pour se retrouver.
D’abord, il y a eu les courbatures, la toux, une immense fatigue. Et puis, ras le bol, Antoine a dit : « À table ! » Ce Parisien et sa famille sont certains d’avoir eu le Covid-19 dès le début de leur confinement dans le Var. « Patraque » au début, le couple a « clairement » reconnu les symptômes du virus quand l’épouse d’Antoine a perdu le goût. Pour les enfants, « on ne sait pas, ils semblent n’avoir rien eu », mais le temps et l’ennui plombent. Alors,
Antoine, dix jours après la disparition des symptômes, envoie un message à des amis de la région. Ça tombe bien : eux aussi ont été malades. «On a décidé de se retrouver pour prendre un verre et partager un dîner. » Voilà comment s’amorce ce premier repas d’« infectés ». Six personnes sont présentes. Six « adultes consentants », nous dit ce père de famille, comme s’il s’agissait d’une partie fine. Aucun n’a été testé ni hospitalisé, mais tous pensent l’avoir eu, donc « être immunisés ». L’idée est simplement « de voir des
entrevoit deux voisins taper discrètement le carton dans la petite cour intérieure de la copropriété. Le lendemain, elle descend, s’installe sur une chaise, «pour lire, à bonne distance ». Le troisième jour, un dialogue s’instaure, les voisins sont eux aussi persuadés d’avoir eu le Covid-19. Quelle aubaine ! La cour se transforme en speakeasy d’apéros clandestins, comme en pleine Prohibition. On parle à voix basse, un bouchon saute, on s’assied en cercle, « pas trop serrés », nous dit la jeune femme, « même si, plus on boit, plus on se rapproche ».
Éros contre Thanatos. Un soir, sans doute alertés par un voisin, des policiers tentent de les disperser mais n’y parviennent pas: tous habitent à la même adresse. Alexandra culpabilise, « c’est mal, il ne faut pas que je parle à ces gens », et puis croit comprendre qu’il en va de sa « santé mentale », que l’on va bientôt sortir, que c’est comme un « entraînement » au déconfinement. L’argument a du poids. Dans cette bataille d’Éros contre Thanatos, on s’organise, on met au point un protocole. Chacun des convives – ils sont sept – descend avec son gel. Les chips sont réparties dans quatre bols, « autant que de foyers confinés », pour que «personne ne pioche dans le même paquet». Même avec son cake salé fait maison, Alexandra trouve une technique pour espacer les tranches, « de façon à ne pas toucher la part de l’autre ». La distanciation sociale appliquée au cake, il fallait y penser. Néanmoins, on se demande si de telles précautions ne confinent pas à l’absurde.
«Il n’y a rien d’anormal», pourtant, assure Jean-Yves Chagnon, psychologue clinicien, psychanalyste et enseignant à l’université Paris 13. « Transgresser n’est pas en soi toujours négatif», explique-t-il. D’autant qu’avec le Covid-19, c’est aussi notre résistance qui est en jeu : « Le confinement met à l’épreuve notre capacité à accepter des règles strictes, à tolérer une forme de passivité, voire de soumission. » Et les individus s’y prêtent plus ou moins bien.
Sophie, par exemple, n’a pas résisté du tout. Cette célibataire de 38 ans, baroudeuse employée dans une agence de voyages, s’est déclarée immunisée après avoir éprouvé les symptômes de la maladie et peste contre « notre société aseptisée qui n’accepte plus les risques». Elle est déjà allée dîner chez des « amis d’amis » ex-contaminés, au jugé eux aussi. Son hôtesse venait tout juste de recouvrer l’odorat, et Sophie reconnaît que « tout le monde touchait les mêmes choses à table ». Mais qu’importe, puisque notre réfractaire ne s’estime plus contagieuse. Cette semaine, elle a même proposé à ses voisines, « confinées ensemble depuis un mois, saines a priori », de venir dîner chez elle. Impasse sur l’apéro, « pour ne pas plonger dans le même bol », mais entrée-plat-dessert. Sophie prend soin de placer les convives à bonne distance et assure seule le service. Les voisines repartent conquises. Les amis de Sophie, sur Skype, le sont moins : « Ils me sermonnent sur mon immunité. Mais, franchement, ce serait bien la première fois qu’on attraperait deux fois le même virus ! »
Moins que la « malignité des transgresseurs », Jean-Yves Chagnon met en avant le mécanisme de défense, « une lutte contre des émotions fortes, dont l’anxiété de la solitude ». Car,
« Il en va de ma santé mentale. » Alexandra