Émile Servan-Schreiber : « Avec la “distanciation sociale”, je parie sur la mort de l’open space »
Télétravail, management, gouvernance… Le docteur en psychologie cognitive explique en quoi le coronavirus va être un accélérateur de changement.
Professeur à l’Université Mohammed-VI Polytechnique et cofondateur du marché prédictif Hypermind, Émile ServanSchreiber est l’auteur de Supercollectif (Fayard, 2018), un essai scientifique qui propose des pistes concrètes pour rendre les entreprises, les gouvernements et les individus plus intelligents. Comment l’intelligence collective peut-elle nous aider à sortir de la crise du coronavirus ? Le docteur en psychologie cognitive nous invite à méditer l’exemple de Woodrow Wilson, qui avait comme principe de ne pas utiliser seulement son cerveau, mais tous ceux qu’il pouvait emprunter. Et le président américain eut à gérer la… grippe espagnole
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Le Point: L’intelligence collective nous fait-elle défaut, en France, face à la pandémie de coronavirus? Les Coréens ou les Allemands, par exemple, ont-ils fait davantage preuve de cette qualité? Émile Servan-Schreiber:
Il est inopportun de distribuer des bons points. Le problème n’est pas allemand, français ou coréen, asiatique ou occidental, et les solutions non plus. On a bien vu qu’un virus « chinois » était un problème pour tout le monde. Et, tant qu’il ne sera pas maîtrisé partout, il restera une menace globale. Face à ce fléau commun, il est vain d’être intelligent tout seul. Seule une intelligence mondiale est pertinente. Au début de la crise, on pouvait être tenté de reprocher à l’Occident de ne pas avoir pris aussitôt des mesures aussi draconiennes que la Chine, par exemple. Mais l’ingrédient essentiel de l’intelligence collective est justement la diversité des points de vue. C’est parce que chaque nation a réagi à la crise d’une façon différente que l’humanité dans son ensemble a pu rapidement explorer le champ des solutions possibles – du confinement strict au laisser-faire de l’immunisation de masse en passant par la chloroquine ou le dépistage massif – afin d’identifier les meilleures stratégies. Ce sera la même chose pour le déconfinement. « L’intelligence, disait Piaget, ce n’est pas ce que l’on sait, c’est ce que l’on fait quand on ne sait pas. » Et il y a encore tellement de choses que l’on ne sait pas à propos de ce virus. Nous sommes toujours dans ce fameux «brouillard de la guerre» malgré lequel il faut prendre des décisions fondées sur des informations incomplètes et parfois contradictoires. Ayons un peu d’empathie pour ceux qui, à tous les niveaux, sur tous les terrains, doivent prendre ces décisions !
Le pouvoir en France s’appuie-t-il sur suffisamment de points de vue pour gérer la crise?
Le président américain Woodrow Wilson – celui qui décida d’envoyer ses GI en Europe en 1917 puis fut à l’origine du premier prototype de cervelle planétaire, la Société des nations – avait comme principe de « ne pas seulement utiliser tout [s]on cerveau, mais tous ceux qu’[il pouvait] emprunter ». Un conseil d’autant plus pertinent que Wilson, a dû lui aussi gérer une pandémie, la fameuse grippe espagnole, dont il souffrit brièvement en 1919. Grâce aux technologies numériques, nos gouvernants actuels pourraient « emprunter des cerveaux » à une échelle que Wilson n’aurait pas pu imaginer, lui qui n’avait même pas le téléphone dans le Bureau ovale. Pour nourrir les décisions du gouvernement, on pourrait viser bien au-delà du cercle des experts attitrés. Pourquoi ne pas être réellement disruptif et impliquer tous les Français qui le souhaitent ? Après tout, ce sont eux qui sont sur le terrain, dans les labos, dans les foyers, dans les bureaux, partout sur le territoire. Leur tâche serait d’aider à prévoir le succès de telle ou telle politique de confinement ou de déconfinement avant de l’appliquer. Un marché prédictif transformerait la multitude de leurs points de vue informés en probabilités fiables en couplant un rigoureux concours de pronostics à des algorithmes d’intelligence collective de pointe. Aux États-Unis, Hypermind opère depuis plus d’un an un marché prédictif pour le centre de sécurité sanitaire de l’Université Johns-Hopkins, en première ligne sur les pandémies. Ses prévisions servent « non seulement à
Docteur en psychologie cognitive, cofondateur du marché prédictif Hypermind.
Une crise de cette nature ne va-t-elle pas renforcer la gouvernance verticale?
Au vu du succès – tout relatif et opaque qu’il soit – de la Chine dans le contrôle de l’épidémie, certains sont tentés de trouver des vertus aux technodictatures. C’est une erreur. Des démocraties comme l’Allemagne, Taïwan ou la Corée du Sud ont encore mieux géré la situation, et de façon plus transparente, avec des mesures moins coercitives, en misant sur l’intelligence collective d’une population volontaire et bien informée.
Les entreprises françaises ont un type de management très pyramidal. Cela peut-il être un frein à la reprise?
Bill Gates avait raison quand il déclarait que « les leaders du nouveau siècle seront ceux qui rendent les autres autonomes ». C’est un mouvement de fond, car porté par la démographie : les talents des jeunes générations ne souffrent plus d’être bridés, et les manageurs quadragénaires ont grandi professionnellement avec l’esprit collaboratif d’Internet. Depuis quelques années, les entreprises françaises s’adaptent à cette nouvelle donne, car elles dépendent de cette ressource humaine que l’intelligence artificielle ne peut pas encore remplacer, et pour longtemps. Cela dit, la hiérarchie n’est l’ennemie ni de l’intelligence ni de la performance. Dans la nature, presque tous les systèmes complexes sont hiérarchiques : un assemblage de modules, chacun constitué de sous-modules, sur plusieurs niveaux. C’est une question de résilience structurelle. L’intelligence collective peut d’autant mieux s’exprimer dans une organisation hiérarchique que les flux d’information ne sont pas à sens unique mais fluides entre la base et le haut de la pyramide. C’est l’un des grands enjeux de la transformation numérique: comment mieux prendre en compte l’intelligence de chacun, sans retirer leur pouvoir aux décideurs, afin d’augmenter le QI d’une entreprise.
Vous vous apprêtiez à donner une conférence sur «le travail en 2030». Qu’allez-vous changer à votre exposé?
Que 2030 paraît loin quand quinze jours sont devenus une éternité! J’allais commencer par l’évidence en disant qu’en 2030 le télétravail serait très largement majoritaire. Et nous y voilà déjà ! Sauf que c’est un peu trop tôt et que les outils ne sont pas au point. Zoom, WhatsApp et compagnie sont au télétravail ce que le modem 56k était au Web dans les années 1990. On peut encore s’attendre à des progrès phénoménaux. Après avoir goûté aux vertus de la «distanciation sociale », je parie sur la mort de ces monstruosités que sont les bureaux en open space et la réunionite aiguë. Les outils numériques futurs nous permettront de collaborer efficacement de façon asynchrone, de n’importe où, en quasi-présentiel, via des avatars hologrammes multilingues. Plus de déplacements professionnels inutiles !
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« À nous de choisir entre l’intelligence collective d’une société de bergers ou l’aliénation d’un peuple de moutons. »