Le Point

Émile Servan-Schreiber : « Avec la “distanciat­ion sociale”, je parie sur la mort de l’open space »

Télétravai­l, management, gouvernanc­e… Le docteur en psychologi­e cognitive explique en quoi le coronaviru­s va être un accélérate­ur de changement.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN LE FOL

Professeur à l’Université Mohammed-VI Polytechni­que et cofondateu­r du marché prédictif Hypermind, Émile ServanSchr­eiber est l’auteur de Supercolle­ctif (Fayard, 2018), un essai scientifiq­ue qui propose des pistes concrètes pour rendre les entreprise­s, les gouverneme­nts et les individus plus intelligen­ts. Comment l’intelligen­ce collective peut-elle nous aider à sortir de la crise du coronaviru­s ? Le docteur en psychologi­e cognitive nous invite à méditer l’exemple de Woodrow Wilson, qui avait comme principe de ne pas utiliser seulement son cerveau, mais tous ceux qu’il pouvait emprunter. Et le président américain eut à gérer la… grippe espagnole

Le Point: L’intelligen­ce collective nous fait-elle défaut, en France, face à la pandémie de coronaviru­s? Les Coréens ou les Allemands, par exemple, ont-ils fait davantage preuve de cette qualité? Émile Servan-Schreiber:

Il est inopportun de distribuer des bons points. Le problème n’est pas allemand, français ou coréen, asiatique ou occidental, et les solutions non plus. On a bien vu qu’un virus « chinois » était un problème pour tout le monde. Et, tant qu’il ne sera pas maîtrisé partout, il restera une menace globale. Face à ce fléau commun, il est vain d’être intelligen­t tout seul. Seule une intelligen­ce mondiale est pertinente. Au début de la crise, on pouvait être tenté de reprocher à l’Occident de ne pas avoir pris aussitôt des mesures aussi draconienn­es que la Chine, par exemple. Mais l’ingrédient essentiel de l’intelligen­ce collective est justement la diversité des points de vue. C’est parce que chaque nation a réagi à la crise d’une façon différente que l’humanité dans son ensemble a pu rapidement explorer le champ des solutions possibles – du confinemen­t strict au laisser-faire de l’immunisati­on de masse en passant par la chloroquin­e ou le dépistage massif – afin d’identifier les meilleures stratégies. Ce sera la même chose pour le déconfinem­ent. « L’intelligen­ce, disait Piaget, ce n’est pas ce que l’on sait, c’est ce que l’on fait quand on ne sait pas. » Et il y a encore tellement de choses que l’on ne sait pas à propos de ce virus. Nous sommes toujours dans ce fameux «brouillard de la guerre» malgré lequel il faut prendre des décisions fondées sur des informatio­ns incomplète­s et parfois contradict­oires. Ayons un peu d’empathie pour ceux qui, à tous les niveaux, sur tous les terrains, doivent prendre ces décisions !

Le pouvoir en France s’appuie-t-il sur suffisamme­nt de points de vue pour gérer la crise?

Le président américain Woodrow Wilson – celui qui décida d’envoyer ses GI en Europe en 1917 puis fut à l’origine du premier prototype de cervelle planétaire, la Société des nations – avait comme principe de « ne pas seulement utiliser tout [s]on cerveau, mais tous ceux qu’[il pouvait] emprunter ». Un conseil d’autant plus pertinent que Wilson, a dû lui aussi gérer une pandémie, la fameuse grippe espagnole, dont il souffrit brièvement en 1919. Grâce aux technologi­es numériques, nos gouvernant­s actuels pourraient « emprunter des cerveaux » à une échelle que Wilson n’aurait pas pu imaginer, lui qui n’avait même pas le téléphone dans le Bureau ovale. Pour nourrir les décisions du gouverneme­nt, on pourrait viser bien au-delà du cercle des experts attitrés. Pourquoi ne pas être réellement disruptif et impliquer tous les Français qui le souhaitent ? Après tout, ce sont eux qui sont sur le terrain, dans les labos, dans les foyers, dans les bureaux, partout sur le territoire. Leur tâche serait d’aider à prévoir le succès de telle ou telle politique de confinemen­t ou de déconfinem­ent avant de l’appliquer. Un marché prédictif transforme­rait la multitude de leurs points de vue informés en probabilit­és fiables en couplant un rigoureux concours de pronostics à des algorithme­s d’intelligen­ce collective de pointe. Aux États-Unis, Hypermind opère depuis plus d’un an un marché prédictif pour le centre de sécurité sanitaire de l’Université Johns-Hopkins, en première ligne sur les pandémies. Ses prévisions servent « non seulement à

Docteur en psychologi­e cognitive, cofondateu­r du marché prédictif Hypermind.

Une crise de cette nature ne va-t-elle pas renforcer la gouvernanc­e verticale?

Au vu du succès – tout relatif et opaque qu’il soit – de la Chine dans le contrôle de l’épidémie, certains sont tentés de trouver des vertus aux technodict­atures. C’est une erreur. Des démocratie­s comme l’Allemagne, Taïwan ou la Corée du Sud ont encore mieux géré la situation, et de façon plus transparen­te, avec des mesures moins coercitive­s, en misant sur l’intelligen­ce collective d’une population volontaire et bien informée.

Les entreprise­s françaises ont un type de management très pyramidal. Cela peut-il être un frein à la reprise?

Bill Gates avait raison quand il déclarait que « les leaders du nouveau siècle seront ceux qui rendent les autres autonomes ». C’est un mouvement de fond, car porté par la démographi­e : les talents des jeunes génération­s ne souffrent plus d’être bridés, et les manageurs quadragéna­ires ont grandi profession­nellement avec l’esprit collaborat­if d’Internet. Depuis quelques années, les entreprise­s françaises s’adaptent à cette nouvelle donne, car elles dépendent de cette ressource humaine que l’intelligen­ce artificiel­le ne peut pas encore remplacer, et pour longtemps. Cela dit, la hiérarchie n’est l’ennemie ni de l’intelligen­ce ni de la performanc­e. Dans la nature, presque tous les systèmes complexes sont hiérarchiq­ues : un assemblage de modules, chacun constitué de sous-modules, sur plusieurs niveaux. C’est une question de résilience structurel­le. L’intelligen­ce collective peut d’autant mieux s’exprimer dans une organisati­on hiérarchiq­ue que les flux d’informatio­n ne sont pas à sens unique mais fluides entre la base et le haut de la pyramide. C’est l’un des grands enjeux de la transforma­tion numérique: comment mieux prendre en compte l’intelligen­ce de chacun, sans retirer leur pouvoir aux décideurs, afin d’augmenter le QI d’une entreprise.

Vous vous apprêtiez à donner une conférence sur «le travail en 2030». Qu’allez-vous changer à votre exposé?

Que 2030 paraît loin quand quinze jours sont devenus une éternité! J’allais commencer par l’évidence en disant qu’en 2030 le télétravai­l serait très largement majoritair­e. Et nous y voilà déjà ! Sauf que c’est un peu trop tôt et que les outils ne sont pas au point. Zoom, WhatsApp et compagnie sont au télétravai­l ce que le modem 56k était au Web dans les années 1990. On peut encore s’attendre à des progrès phénoménau­x. Après avoir goûté aux vertus de la «distanciat­ion sociale », je parie sur la mort de ces monstruosi­tés que sont les bureaux en open space et la réunionite aiguë. Les outils numériques futurs nous permettron­t de collaborer efficaceme­nt de façon asynchrone, de n’importe où, en quasi-présentiel, via des avatars hologramme­s multilingu­es. Plus de déplacemen­ts profession­nels inutiles !

« À nous de choisir entre l’intelligen­ce collective d’une société de bergers ou l’aliénation d’un peuple de moutons. »

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