Le Point

Blanche de Richemont : « Après le déconfinem­ent, je conseille de partir marcher dans le désert »

L’essayiste et écrivaine, qui a arpenté le Sahara depuis de nombreuses années, explique comment faire de notre traversée du désert une épreuve initiatiqu­e.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN LE FOL

Voyageuse, essayiste et écrivaine, Blanche de Richemont aime passionném­ent le Sahara. Elle a suivi une caravane de sel au Mali, l’azalaï, et a vécu avec des contreband­iers à la frontière du Mali et de l’Algérie, deux aventures qui lui ont inspiré son Manifeste vagabond (Plon, puis Presses de la Renaissanc­e). Son Éloge du désert vient d’être rééditée par Almora. Elle établit un parallèle entre le confinemen­t et la traversée du désert et nous invite à faire de cette crise une épreuve initiatiqu­e en méditant Saint-Exupéry, Lawrence d’Arabie et Isabelle Eberhardt

Le Point : Le monde confiné vit aujourd’hui une sorte de traversée du désert. Qu’elle soit physique ou psychique, cette métaphore vous paraît-elle pertinente ?

Blanche de Richemont :

Oui, car dans le désert comme en ces temps incertains, nous marchons vers l’inconnu. Tous nos schémas et nos habitudes sont retournés dans l’espoir d’un horizon nouveau. Souvent, le confort nous endort, alors, dans les traversées du désert, nous sommes dérangés pour aller ailleurs, pour explorer de nouveaux possibles. Dans les sables, nous visons une oasis ; chez nous, confinés, la quête est plus subtile, l’horizon plus secret. Et pourtant, ce qui est beau dans l’idée même d’une traversée du désert, quelle qu’elle soit, c’est que nous ne sommes plus des errants, mais des marcheurs. Dans le confinemen­t comme dans les dunes toujours mouvantes, il y a le même vide, qui est l’absence de nos repères. Le même silence pour ceux qui vivent seuls ou le silence intérieur pour ceux qui supportent mal la vie collective. Dans le désert, comme en confinemen­t, le temps s’étire plus lentement. Il n’est plus stimulé par l’agitation extérieure, il faut donc l’habiter de l’intérieur. Reclus chez nous, débordés par les enfants et le travail, nous essayons d’enchanter notre intérieur afin de supporter cette vie limitée. Nous transformo­ns alors les habitudes en rituels afin qu’ils prennent une dimension plus joyeuse. Dans tous nos déserts, nous redécouvro­ns les gestes qui comptent.

Le voyage dans le désert n’est-il pas une sorte de confinemen­t ? Dans les deux cas, nous ne sommes pas vraiment libres. Le voyageur doit suivre la caravane…

Qu’est-ce qu’être libre ? Beaucoup répondront, c’est faire ce que l’on veut. Mais en vérité, nous ne faisons jamais ce que nous voulons. Nous sommes tous dépendants d’une source, une terre, un travail, une famille, un amour, un idéal. Dans le désert, il n’y a pas de routes, pas de limites. Or l’horizon aussi nous enferme, car dès que nous nous éloignons de la caravane, nous risquons de nous perdre. La vie libre des nomades dépend des puits et des pâturages pour les bêtes. Seuls nos rêves sont libres, la nuit sous les étoiles. Les personnes qui nous entourent nous sont aussi imposées par les exigences de la caravane. Seuls, serions-nous plus libres ? Ce n’est pas sûr. Parfois, nos pensées nous emprisonne­nt. Même choisie, la solitude peut devenir douloureus­e. Le père Charles de Foucauld, qui vivait isolé dans son ermitage au coeur du Hoggar, en Algérie, a cherché sans succès un compagnon qui appuierait sa quête. Alors, il s’est tourné uniquement vers Dieu. L’infini aussi peut nous enfermer pour nous forcer à nous hisser vers les hauteurs. Toutes les contrainte­s nous poussent à explorer la vraie liberté qui est de choisir la manière dont nous traversons nos déserts.

Le désert est une épreuve initiatiqu­e. Le confinemen­t peut-il l’être aussi ?

Chaque épreuve peut devenir initiatiqu­e, si c’est notre désir. Dans les situations extrêmes, nous n’avons que deux voies : sombrer ou s’élever. Parfois, nous alternons entre ces deux mouvements, mais nous avons appris à nous relever et cela même nous grandit. Dans toutes les traditions spirituell­es, le désert est l’initiation par excellence, le lieu de la révélation. Jésus part quarante jours dans le désert. D’une certaine façon, il a été mis en quarantain­e avant de se montrer aux yeux du monde. Le retrait serait donc un passage nécessaire pour se relier à son âme avant de se révéler. Le confinemen­t peut également être ce lieu-là, si nous le décidons. Dans la traversée du désert, nous apprenons en effet à être responsabl­es de nous-mêmes ; à ne rien attendre des autres mais tout de soi, car personne ne

marchera à notre place. Quand on part au désert, on accepte déjà de souffrir, on y aspire même peut-être un peu. L’explorateu­r Wilfred Thesiger et Lawrence d’Arabie évoquaient cette satisfacti­on ressentie dans les épreuves endurées. La souffrance étant inévitable, ils ont appris à avancer malgré ou grâce à elle, à ne pas s’apitoyer sur l’inéluctabl­e. Thesiger, qui a parcouru le désert des déserts dans le sud de l’Arabie saoudite, avait sans cesse faim même après avoir mangé. De retour en Angleterre, il avait faim de cette faim, car il ne trouvait plus ces nourriture­s en lui qu’il était allé chercher dans les sables pour survivre. C’est la grande initiation des épreuves. Elles nous montrent à quel point nous sommes beaucoup plus capables que nous l’imaginons. Cette découverte nous porte et nous offre un supplément d’âme qui éclaire notre route.

Quels enseigneme­nts pourrions-nous puiser chez les grands voyageurs du désert ?

La simplifica­tion. Dans le désert, on se passe de tout, on s’épure, alors on se simplifie. Dans Terre des hommes, Saint-Exupéry raconte comment il craint de mourir de soif alors que son avion est échoué au milieu du Sahara. Il écrit : « J’ai un extrême besoin de considérer que tout est simple. Il est simple de naître. Et simple de grandir. Et simple de mourir de soif. » Il faut parfois sentir la vie vaciller pour retrouver l’essentiel. Toutes les traversées du désert nous interrogen­t : de quoi avons-nous réellement besoin ? Le désert réveille notre courage et notre soif. Thesiger s’étonnait luimême de cette force étrange qui le poussait vers cette vie presque impossible à vivre. Il a découvert que nous aimons souvent ce qui exige le plus de nous-mêmes. Là-bas, il est impossible d’être une âme endormie, car chaque lever de soleil est un appel. Peut-être sommes-nous aussi conviés, dans cette période insolite, à retrouver l’enthousias­me de l’aube. Isabelle Eberhardt, qui a traversé le Sahara habillée en jeune homme au début du XXe siècle, était la première femme reporter de guerre. Elle, la mystique, la nomade, la sensuelle, nous montre par sa vie trop courte et ses textes intenses que le moment du danger est aussi le moment de l’excellence. Comme tous les vagabonds, elle a fait de l’incertitud­e une alliée, car on ne sait jamais ce qu’un jour peut enfanter. Face à l’avenir toujours si précaire, elle a fait siens les mots d’Épictète : « Agis comme si tu devais mourir tout de suite après. » Malade, elle a quitté trop tôt l’hôpital d’Aïn Sefra, où elle était soignée, afin de retrouver, dans un gourbi au bord d’un oued asséché, les bras de l’homme qu’elle aimait. Il a plu cette nuit-là, sa maison a été emportée. Elle connaissai­t le danger, mais elle a préféré mourir de vivre.

Après le confinemen­t, viendra une autre traversée du désert pour certains : le deuil, la perte d’un emploi, la faillite, la séparation… Où trouver la force d’âme pour affronter cela ?

Dans notre cohérence. Que ces retourneme­nts et ces épreuves nous aident à retrouver le sens de ce qui nous porte et nous anime. C’est là un des enseigneme­nts les plus essentiels du désert. Toujours, à un moment, nous ne savons plus pourquoi nous marchons. Mais arrivés à destinatio­n, nous rêvons déjà d’une nouvelle aventure. Nous avons trouvé un nouveau souffle, le silence nous façonne et l’épreuve ouvre notre regard. Elle nous force en effet à chercher des oasis qui ne coulent plus de source. Dans le désert, éreintés, malades, épuisés, nous marchons quand même. Nous découvrons alors en nous une force intérieure qui nous dépasse, c’est l’appel de la vie épurée au maximum. Parfois, nous ne tenons plus debout que par notre âme. C’est alors que nous tournons les yeux vers la beauté qui nous entoure sans cesse, car elle seule nous sauve.

Conseillez-vous le désert pour des premières vacances après le déconfinem­ent ?

Oui, pour que l’ombre traversée nous jette dans la lumière. Dans le désert, elle prend toute la place. Oui, pour vivre avec les étoiles et incarner ces mots de Saint-Exupéry qu’il lance avec force dans Citadelle : « J’impose à l’homme de devenir autre et plus détendu et plus clair et plus généreux et plus fervent, enfin uni à lui-même dans ses aspiration­s. » Alors oui, je conseiller­ais de partir marcher dans le désert pour ne jamais perdre le goût de l’horizon

« Dans le désert, on se passe de tout, on s’épure, on se simplifie. »

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