L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert
Quand le coronavirus sera reparti (avant qu’il revienne), il faudra demander des comptes à tous les acteurs de cette histoire et savoir à cause de qui la France a pu ressembler, en tout cas au début de la crise sanitaire, à un pays du tiers-monde en manque d’à peu près tout. Sauf de bonne volonté et d’héroïsme grâce, notamment, à son personnel soignant.
Mais avant de se demander à cause de qui, à cause de quoi avons-nous connu cette espèce de court-circuit national ? Le diagnostic, on le connaît, il n’y a plus qu’à opérer. Les bûchers et les échafauds peuvent toujours attendre. S’il y a urgence à réformer, c’est que d’ici peu tout deviendra compliqué : avec une baisse de 8 % du PIB, donc de notre richesse nationale, hypothèse encore optimiste de Bruno Le Maire, nous allons vivre l’une des pires récessions de notre histoire.
Qui dit récession dit troubles, polémiques, délires idéologiques en tout genre. Autant d’activités peu propices à la réflexion, la misère extrême, sociale ou morale, donnant rarement les idées claires. Si l’on regarde les dernières crises, les Gilets jaunes ou le Covid-19, ceux qui nous gouvernent ont souvent, pour être gentil, quinze jours de retard sur les événements. Puissent-ils avoir cette fois deux ou trois mois d’avance, pour lancer les réformes qui répondront à la rumeur qui monte dans le pays : « Plus jamais ça ! »
Même si elle est apparemment dans les tuyaux, la recomposition gouvernementale n’est pas une priorité : elle ne changera pas grand-chose, encore que l’inaptitude de ministres à la Nicole Belloubet ne cessera jamais d’étonner. Cette équipe a besoin de plus de poids lourds, comme Bruno Le Maire, et de moins de pingouins, zigotos, stagiaires. Le général de Gaulle et plusieurs de ses successeurs arrivaient à supporter les personnalités fortes qui, parfois, leur disaient non. Pourquoi pas M. Macron ? Passons.
Première réforme : au lieu de peigner perpétuellement la girafe, un pouvoir digne de ce nom se doit de refonder notre système de santé. En ouvrant un cahier de doléances à tous ses métiers et en reconstruisant son économie. La dernière période a révélé que la France manquait de tout. De généralistes, de masques, de matériel de dépistage, de lits d’hôpitaux, etc. Or, en pourcentage du PIB, notre pays est celui qui, en Europe, a le plus dépensé (11,3 %) pour la santé, juste devant l’Allemagne (11,2 %). Résultat, parmi d’autres aussi hallucinants : nous avons beaucoup moins de lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants (3,09) que l’Allemagne (6,02).
Telles sont les conséquences des « incuries » d’Augias et de notre boulimie bureaucratique : dépenser plus ne sert à rien dans un pays qui bat déjà le record des dépenses publiques (56 %) avec des services dits publics qui, à quelques exceptions près, sont dans un état que la décence nous interdit de préciser davantage. Nous sommes comme les Danaïdes, les filles du roi Danaos, qui, pour avoir tué leurs maris, avaient été condamnées à remplir continuellement un tonneau percé. Pourquoi devrions-nous subir le même châtiment ? Un repreneur doit tout reprendre à zéro quand il arrive dans une affaire en faillite.
Deuxième réforme : après plusieurs fausses régionalisations, la France jacobine doit céder le pas à la France girondine. Absurde est l’arrogant et chicanier parisianisme fixant la règle sur tout, comme l’ont montré la crise sanitaire et ses honteuses pénuries. C’est aux collectivités territoriales, à commencer par les régions, de reprendre la main en reconquérant cette indépendance sanitaire que nous avons perdue et en mettant au point, sur le terrain, les stratégies qui s’imposent face aux prochaines épidémies.
L’argument des parisianistes : la « province » gère mal. Bouffre ! Si la France était gérée comme la région Auvergne-Rhône-Alpes,présidéeparLaurentWauquiez, elle serait sortie depuis belle lurette de la débine économique. De 2015 à 2018, selon la cour régionale des comptes, les dépenses de fonctionnement y ont baissé de 11,5 % tandis que son épargne nette augmentait de 121 % et que ses investissements enregistraient une hausse de 29 %. Le miracle est possible, que voulez-vous, il suffit de le faire !
Troisième réforme : après la tragédie qui s’est produite dans les Ehpad, « boucs émissaires de nos renoncements », un plan grand âge est nécessaire, comme l’a dit ici l’ancien député socialiste Jérôme Guedj : au rythme actuel, entre 2030 et 2040, les plus de 85 ans passeront de 2 à 4 millions. Force est de constater que nous ne sommes pas préparés au choc anthropologique de la longévité.
Il y aura encore beaucoup d’autres réformes à mettre en oeuvre, notamment pour faire face socialement à la crise économique qui arrive.
En attendant, souhaitons-nous, au moment de se retrousser les manches, de réussir la première de toutes, celle de l’humilité, qui consacrerait la fin de l’arrogance française
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Au moins il n’aura pas vu cela. Le génial George Steiner, mort le 3 février, avait expliqué pourquoi « les cafés caractérisent l’Europe », citant ceux de Pessoa à Lisbonne, de Kierkegaard à Copenhague ou de Kafka à Prague. « Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la “notion d’Europe” », osa-t-il. Le rideau serait-il tombé sur notre civilisation avec le Covid-19 ?
Non, bien sûr ! Mais la relecture de cette malicieuse promenade de Steiner entre les tables et les chaises du continent donne une idée assez concrète de ce qui signifierait une prolongation ou une résurgence ultérieure de l’épidémie.
On ne sait ce qui survivrait de nous en l’absence durable de ce « lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète ou métaphysicien armé de son carnet », toujours selon les mots de Steiner. Balzac affirmait même que « le comptoir d’un café est le parlement du peuple ». Sauf à estimer que Zoom et Instagram remplissentexactementlesmêmes fonctions, il y a là un motif de léger vertige…
Danse avec le virus. Bien sûr se jouera avant tout, sur ce front, le destin d’un secteur économique majeur – 1 million d’emplois – et une part de notre cohésion sociale, tant il est un vecteur d’intégration. Cafés, bars et restaurants ne sont pas un creuset que pour leurs clients, mais aussi pour leurs employés. Dans la bataille du retour à la normale, voici ce que l’on appelle désormais une « première ligne ».
Les nouvelles des scientifiques sont à cet égard plutôt inquiétantes. La fin du confinement global n’est pas, on l’a compris, la fin du virus. Les vaccins ne sont pas attendus pour tout de suite (lire p. 62). En outre, « il y a un réservoir animal » et « il pourra donc y avoir d’autres introductions de virus semblables », explique Roberto Bruzzone, codirecteur du pôle de recherche de l’Institut Pasteur à l’université de Hongkong, interrogé par Jérémy André, notre correspondant en Asie.
Il est désormais clair que nous ne verrons pas de sitôt un défilé de la Libération, avec fanfares et pétales de fleurs. Il faudra encore s’armer d’une batterie de défenses, de moyens de traçage, et surtout accepter ce bouleversement appelé – atroce expression – la «distanciation sociale» (lire Pascal Bruckner, p. 91). Selon Bruzzone, qui de son poste asiatique a regardé le Covid en face plus tôt que les autres, « on ne pourra pas vivre de manière suspendue pour toujours, en attendant le remède parfait. (…) Comme avec la grippe, nous allons devoir nouer un contrat avec ce nouveau coronavirus : atténuer et contenir ses effets sans prétendre arriver à zéro cas. » Cette danse avec le virus, dont chaque gouvernement aura la lourde charge, passant inévitablement auprès des donneurs de leçons pour un assassin ou un fabricant de chômeurs – au choix –, sera évidemment observable sur la seule scène visible de la rue : les cafés.
Séoul-Paris. Lieux indispensables à la civilisation mais considérés à juste titre comme non essentiels dans l’urgence sanitaire, les cafés, bars et restaurants seront parmi les derniers à rouvrir, avec une longue liste de restrictions, pour des raisons évidentes de promiscuité. Ils demeureront, plus que la plupart des autres secteurs, à la merci d’une seconde vague de l’épidémie, du moins pour ceux qui survivront à la première. Les plus persévérants s’y préparent déjà : moins de tables, et des systèmes pour éviter, par exemple, que les cartes passent de main en main. De la vente à emporter et des livraisons, aussi. Sans que l’on sache si tout cela sera bien rentable, à moins que les loyers baissent, et encore…
Le défi pour eux est himalayesque. Pour les nations, aussi. Si l’on reprenait – en l’étendant – la « carte » de Steiner, on y verrait tout de suite les cafés de Stockholm et les restaurants de Séoul, ouverts à l’heure qu’il est. La France, elle, apparaîtrait bien vide…
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Selon George Steiner, le café est ce « lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète ou métaphysicien armé de son carnet ».