« Allons-nous entrer dans une société à tendance parano ? », par Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo
L’angoisse face au déconfinement ne cesse de grimper chez les 30 Français interrogés par l’Ifop pour « Le Point » et la Fondation Jean-Jaurès.
Fatigue, apathie, angoisses nocturnes, perte d’appétit, montée de stress, plus d’un mois et demi après le début du confinement, les signes d’un épuisement psychologique commencent à se faire sentir. « Je me sens fatiguée et sans envie. Je ne sors pas trop de ma chambre, le confinement commence à être lourd », débute Anaïs, étudiante, confinée à Grigny. « Je n’ai même pas faim, tellement je suis amorphe… » ajoute Malika, une Parisienne de 65 ans.
Certains se veulent résolument optimistes, attendant avec impatience de retourner travailler, de revoir leurs enfants et petits-enfants, de reprendre un semblant de vie normale. D’autres rappellent l’urgence de sortir d’un confinement qui risque « de tuer plus de personnes que le corona ». Ils sont plusieurs à vouloir prendre le risque de s’exposer davantage pour retrouver leur liberté d’action et de choix. Catherine, qui pensait justement profiter de son passage en retraite, n’hésite pas à dire que « si [elle] doit l’attraper, [elle] l’attrapera, la liberté n’a pas de prix ». Mais, pour beaucoup, l’inquiétude continue de l’emporter. La crainte d’un reconfinement si l’épidémie venait à repartir est réelle. Pour Tristan, un Montpelliérain de 20 ans, il est clair que « la stratégie envisagée par le gouvernement est celle du “stop-and-go” ».
« Je pense que l’on va être déconfinés deux ou trois semaines, puis hop ! reconfinés tout l’été… » s’alarme-t-il.
Par bien des aspects, la date du 11 mai paraît totalement arbitraire. Certains soutiennent ce qu’ils perçoivent comme un choix politique, pour relancer l’économie et parvenir à l’immunité collective. D’autres, en revanche, redoutent que le gouvernement agisse dans la précipitation. « Je pense qu’ils craignent tellement pour l’économie qu’ils sont prêts à faire des erreurs », s’inquiète Anne, femme de médecin, qui vit en région parisienne. « Retard à l’allumage » au début de la crise, précipitation aujourd’hui, ce problème de temporalité fait redouter, dans un sens comme dans l’autre, l’impréparation de la France. D’après un sondage Ifop, plus de 6 Français sur 10 (65 %) ne font pas confiance au gouvernement pour préparer le pays au déconfinement. « Je n’ai pas du tout l’impression que le gouvernement a bien négocié ce virage puisqu’il n’est toujours pas en mesure de répondre aux questions concernant la mise à disposition de masques et de tests », rapporte Nadine, une Parisienne de 69 ans. Alors, le système D s’installe. Mais, certains rongent leur frein. « J’ai téléchargé le patron du masque à faire sur le site de l’Afnor parce que j’ai l’impression que ça y est, c’est officiel ! Il va falloir se fabriquer nos masques ! » s’agace Anne. Si une minorité voit dans cette situation l’occasion de responsabiliser les citoyens, beaucoup redoutent que « la population soit obligée de se substituer au rôle de l’État pour les protections en général et pour
les masques en particulier ».
« L’enfer, c’est les autres »
Au-delà de ces fameux gestes barrières et de leur conséquence sur nos modes de vie, la sortie du confinement nous fait surtout passer d’une guerre de « position », où nous luttons retranchés chez nous, à une période «d’occupation». Le déconfinement annonce, en effet, l’avènement d’une période de cohabitation avec le virus – cet ennemi invisible dont chacun peut être porteur sans le savoir. Le cadre est posé. Et cela suffit pour anticiper les difficultés dans le rapport aux autres et les tensions futures au sein de la société. Certains, comme Khaled, s’interrogent : « Allons-nous entrer dans une société complètement sur la défensive, à tendance parano ? » Pour d’autres, la réponse est déjà toute trouvée. Sabrina, une archéologue d’une trentaine d’années, donne rapidement raison à Jean-Paul Sartre. « L’enfer, c’est les autres! On aura tout le temps à l’esprit ce maudit virus, on va devoir éviter les autres, bonjour la sociabilité!» argumente-t-elle. Ces réflexes de méfiance rappellent ceux observés suite aux attentats, sauf qu’ils risquent d’être décuplés dans la situation actuelle. « Nous allons nous méfier des autres en permanence », affirme une retraitée parisienne ■
Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo sont respectivement directeur et directrice adjointe du département Opinion et Stratégies d’entreprise de l’Ifop.