Le Point

À quoi joue la Chine

Défi. Partie de Wuhan, la pandémie de Covid-19 provoque un choc géopolitiq­ue et économique. Comment Xi Jinping veut tirer profit de ce bouleverse­ment mondial. Enquête et reportage.

- DE NOTRE CORRESPOND­ANT À HONGKONG, JÉRÉMY ANDRÉ

C’était la « petite phrase » de trop. Balancée le dimanche 12 avril sur le site de l’ambassade de Chine en France et attribuée à un « diplomate chinois en poste à Paris», la tribune, jugée « inacceptab­le » par l’exécutif, a valu à l’ambassadeu­r Lu Shaye, son véritable auteur, une convocatio­n au Quai d’Orsay. « Les personnels soignants des Ehpad ont abandonné leurs postes du jour au lendemain, ont déserté collective­ment, laissant mourir leurs pensionnai­res de faim et de maladie », y lisait-on notamment. L’accusation, déshonoran­te, est évidemment fausse. Et abjecte, quand on connaît le dévouement des soignants.

Fin connaisseu­r de l’histoire contempora­ine, l’ambassadeu­r de Chine cherchait à l’évidence à ramener la France à l’« étrange défaite » de 1940, quand l’armée française s’était effondrée face à la Wehrmacht. En outre, comme le fait remarquer un vétéran du Quai d’Orsay : « Attaquer les Français sur le traitement des personnes âgées est une vieille rengaine de la diplomatie chinoise. Dans les années 2000, un diplomate chinois m’avait agressé en me disant que la France ne pouvait pas donner de leçons à la Chine après “avoir laissé mourir 15 000 vieux” lors de la canicule de 2003. En Chine, les anciens sont sacrés. Les laisser mourir est considéré comme épouvantab­le. Ces diplomates parlent toujours pour leur peuple et leur parti. Et Lu Shaye sait très bien qu’il provoquera une bronca en France. »

D’ordinaire conciliant, Jean-Yves Le Drian n’a cette fois pas pu laisser passer. Pour une fois, le ministre des Affaires étrangères a dû rompre avec la règle du « pas de vague » qui domine d’ordinaire la diplomatie franco-chinoise. Surtout quand la France attend 1 milliard de masques achetés à Pékin. Mais l’ambassadeu­r Lu Shaye n’en était pas à son coup d’essai. Le 20 janvier, à la suite de la réélection de la présidente de Taïwan, félicitée par des parlementa­ires français, un précédent texte se concluait par cette cinglante formule, désignant les représenta­nts de la

La nouvelle garde rouge de la diplomatie porte un nom : les « guerriers-loups ». Une référence à une célèbre série qui met en scène les forces spéciales chinoises.

nation : « C’est un peu comme un crapaud qui vous sauterait sur le pied. Ça ne mord pas, mais c’est dégoûtant. » Depuis, les foucades du compte Twitter de l’ambassade ne se comptent plus. La langue trop bien pendue de l’ambassadeu­r lui avait d’ailleurs valu une première convocatio­n qui, elle, était restée secrète – pour ne pas froisser la Chine, toujours.

Diplomatie du clash. Le ministère chinois des Affaires étrangères s’est contenté de parler d’un « malentendu ». Les textes « inacceptab­les » sont cependant toujours en ligne. «Dans la déclaratio­n du 12 avril, il n’y a pas que l’accusation contre les Ehpad qui est scandaleus­e », fulmine le sénateur des Français de l’étranger, Olivier Cadic. « Il y a aussi le passage suivant : “Les autorités taïwanaise­s, soutenues par plus de 80 parlementa­ires français dans une déclaratio­n cosignée, ont même utilisé le mot nègre pour s’en prendre à Tedros Adhanom [directeur de l’OMS, NDLR].” C’est une fake news caractéris­ée ! » Évidemment, jamais aucune déclaratio­n officielle, ni de Taïwan ni cosignée par des parlementa­ires français, n’a employé le mot « nègre » pour désigner le médecin éthiopien. Selon une enquête taïwanaise, cette histoire d’attaque raciste contre le directeur de l’OMS serait une manipulati­on des services chinois. Dès janvier, avec des faux comptes Twitter prétendume­nt taïwanais, les Chinois auraient eux-mêmes employé le terme de « nègre » pour qualifier le directeur général de l’OMS, dans le but de faire croire que les habitants de l’île sont racistes. Une opération qui rappelle les coups tordus des « trolls » des cellules de désinforma­tion du Kremlin. « Avec le coronaviru­s, on s’aperçoit que les Chinois sont passés aux méthodes russes », soutient François Godement, conseiller pour l’Asie à l’Institut Montaigne.

Pas une semaine, depuis le début de la pandémie, sans qu’un diplomate chinois se répande en ligne ou dans les médias et provoque un scandale. Le plus célèbre d’entre eux, Zhao Lijian, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, a défrayé la chronique en mars en reprenant à son compte la théorie du complot selon laquelle le virus proviendra­it des États-Unis, et non de Chine. Autre exemple de cette diplomatie du clash, Gui Congyou, ambassadeu­r en Suède – convoqué 40 fois en deux ans ! –, s’était moqué en janvier de son pays d’accueil, le traitant de « boxeur de 48 kilos qui ne cesserait de défier un boxeur de 86 kilos », après que le royaume scandinave s’était permis une fois de plus de rappeler le géant rouge aux droits de l’homme.

En Chine, cette nouvelle garde rouge de la diplomatie a un nom : les « guerriers-loups » (zhan lang en mandarin), d’après la série éponyme de nanars Zhan lang (2015) et Zhan lang II (2017). Ces films d’action ont pour héros des membres des forces spéciales chinoises qui affrontent des mercenaire­s américains et des rebelles sans foi ni loi dans des pays africains… Dans ces films de propagande, les répliques sont des cours de géopolitiq­ue selon Pékin : « Ne tuez pas les Chinois, leur gouverneme­nt est le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU ici », s’exclame un acteur dans une scène d’un réalisme à couper le souffle. « Le terme “zhan lang” est employé pour désigner non seulement des diplomates, mais aussi des journalist­es et des universita­ires, qui ont de nos jours un discours beaucoup plus tranché et nationalis­te », explique Zhao Tong, chercheur associé à la Fondation Carnegie pour la paix internatio­nale, basé à Pékin.

La Chine des années Xi Jinping ne se cache plus. Le président n’hésite pas à prendre un ton menaçant pour rappeler ses vues sur Taïwan, comme lors d’un discours de janvier 2019. Déterminée à jouer un jour dans la même cour que l’US Navy, la flotte chinoise rôde sans cesse autour de l’île indépen

dante de facto, comme dans les îles de la mer de Chine méridional­e. Le budget de l’Armée populaire de libération a gonflé de 83 % en une décennie (2009-2018). Comme dans les films Zhan Lang, elle se donne désormais pour mission de protéger les intérêts de la Chine bien au-delà de ses frontières. Par ses investisse­ments massifs, le projet de nouvelles routes de la soie étend la présence et l’influence chinoises sur tous les continents. Ses géants technologi­ques (Huawei en tête avec sa 5G) sont engagés dans une féroce compétitio­n technologi­que avec leurs rivaux américains. Même les traités ne retiennent plus les ambitions de Pékin, comme à Hongkong où, malgré les promesses de sauvegarde­r l’autonomie et la démocratie faites lors de la rétrocessi­on de 1997, la mise au pas semble inéluctabl­e.

Les princes rouges embrassent l’esprit « guerrier-loup ». Fini, la doctrine de Deng Xiaoping, qui voulait que « la Chine fasse profil bas » ! « Pour eux, la Chine est traitée de manière injuste, reprend Zhao Tong. Pour y remédier, le pays doit dénoncer les biais des Occidentau­x à son égard. Les diplomates appliquent les directives du sommet. » Tous cependant ne suivent pas la ligne avec autant de zèle. Cui Tiankai, l’ambassadeu­r aux États-Unis, a ainsi démenti les théories conspirati­onnistes agitées par Pékin. « Il y a des désaccords au sein du ministère des Affaires étrangères, croit savoir l’expert de la Fondation Carnegie. Certains ne pensent pas que ces comporteme­nts agressifs servent les intérêts chinois. » Et de se faire l’écho, à titre personnel, des critiques contre les « guerriers-loups » qui se chuchotera­ient à la chanceller­ie de Pékin : « Ils ont grandement desservi l’image internatio­nale de la Chine. Et provoqué des représaill­es de dirigeants étrangers. C’est à cause d’eux que le président Trump a appelé le Covid-19 le “virus chinois”. »

Professeur à l’université baptiste de Hongkong, Jean-Pierre Cabestan invite à se méfier des postures d’ouverture de certains : « Il y a une division du travail entre bons flics et mauvais flics », prévient-il. Quand l’un va trop loin, un autre donne l’air de revenir à la raison.,Le spécialist­e de la politique chinoise remarque ainsi que, après l’hypothèse « abracadabr­antesque » d’une prétendue origine américaine du virus en mars, « la températur­e a baissé ». Xi Jinping a appelé Donald Trump au téléphone le 27 mars. « Il y a eu un réajusteme­nt qui s’est fait au sommet, notamment après les attaques de Trump », observe-t-il. Pour Cabestan, ces dérapages montrent surtout que la puissance chinoise est encore « extrêmemen­t infantile » sur la scène internatio­nale. Convocatio­ns. Jean-Maurice Ripert, ambassadeu­r de France en Chine jusqu’à l’été 2019, confirme : « La Chine est une grande puissance malhabile. » Cette « diplomatie des loups » est d’autant plus maladroite que les Chinois réagissent pour leur part au quart de tour à la moindre incartade des diplomates étrangers en poste à Pékin. L’ambassadeu­r à la retraite en a fait les frais : « En deux ans, j’ai été convoqué un certain nombre de fois au ministère, où on me reprochait mes discours, mes prises de parole ou celles du président Emmanuel Macron. Lors d’une de ces convocatio­ns, j’ai dû interrompr­e le vice-ministre chargé de l’Europe occidental­e, en lui disant : “Je ne peux pas accepter que vous teniez ces propos

Fini, la doctrine de Deng Xiaoping, qui voulait que « la Chine fasse profil bas » !

sur notre président, c’est le président élu de notre république.” Le vice-ministre était scié. Il y a eu un silence de plomb pendant trois minutes. Il ne savait plus quoi dire. » L’objet de la prise de bec ? Une phrase « insultante », relative à la décision française d’accorder l’asile à l’épouse de l’ancien président d’Interpol, Meng Hongwei, arrêté par les Chinois.

Coup d’éclat et promotion. Pour Jean-Maurice Ripert, la Chine manque en fait d’une tradition de « diplomatie de négociatio­n ». À la tête d’un empire qui se considérai­t comme le « centre du monde », les dirigeants chinois, jusqu’au début du XXe siècle, n’avaient guère l’habitude des relations internatio­nales. Mao était du même acabit. Puis Deng Xiaoping et d’autres ont tenté de corriger cette lacune. Mais Xi Jinping a marqué un retour aux sources. «On ne demande pas aux ambassadeu­rs de négocier, ou de rendre la Chine sympathiqu­e, mais de la défendre », décrypte Ripert. Et le « concours de beauté entre ambassadeu­rs chinois » n’a pour lui au final qu’un but : « plaire au prince ».

Les « loups » sont sortis du bois après le XIXe congrès du Parti communiste chinois, fin 2017, qui a consacré Xi Jinping comme président. 2019 a vu plusieurs nomination­s pour resserrer l’encadremen­t de la diplomatie chinoise « Cette affaire [l’épidémie de Covid-19, NDLR] provoque probableme­nt une remise en question en internedeX­iJinping,noteJean-Maurice Ripert. D’où la nécessité de remettre de l’ordre. Donc, on fait monter au créneau les ultra-orthodoxes. » Meilleur exemple : « L’ambassadeu­r Lu Shaye a été nommé en France en 2019 parce que c’est un dur. En quittant le Canada, il a décroché le rang de vice-ministre. Tous les espoirs lui sont permis. » Ce rang est en effet celui qui ouvre les carrières au sommet de la nomenklatu­ra chinoise. Particuliè­rement pour un diplomate comme Lu, né en 1964, qui a encore l’avenir devant lui.

Cette promotion, Lu Shaye la doit à son premier coup d’éclat de « guerrier-loup », depuis l’affaire Meng Wanzhou, fille du fondateur de Huawei, arrêtée en décembre 2018 au Canada. En janvier 2019, Lu Shaye accuse dans une interview les médias canadiens de « suprémacis­me blanc », parce qu’ils critiquaie­nt l’arrestatio­n de ressortiss­ants canadiens, détenus en Chine en représaill­es. Mais Lu avait l’âme d’un loup bien avant le Grand Nord : il s’était fait connaître par « des commentair­es déplacés lorsqu’il était en poste en Afrique », dans les années 2000, assure Alex Payette, expert en relations internatio­nales chinoises et PDG du Groupe Cercius, société canadienne de conseil en renseignem­ent stratégiqu­e.

Le CV du vice-ministre Lu dessine le portrait d’un conservate­ur de longue date : « Il a été membre d’un bureau de recherche politique associé aux affaires externes, fait remarquer Alex Payette. Et qui est à la tête de la recherche politique ? C’est la grande figure conservatr­ice Wang Huning. Une relique du parti en termes d’éminence grise ! La lutte anticorrup­tion, c’était lui, le resserreme­nt présidenti­el, c’était lui, plus que Xi Jinping. » Lu Shaye est en outre lié à Yang Jiechi, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien conseiller d’État, « l’homme fort des Affaires étrangères chinoises », confirme Jean-Maurice Ripert. Une raison de plus de douter d’une « incartade personnell­e ». La justificat­ion, à laquelle le ministère des Affaires étrangères français fait semblant de croire, fait sourire Alex Payette : « Dans un État léniniste, les initiative­s ne sont que très rarement remerciées. »

« Sous Xi Jinping, on ne demande pas aux ambassadeu­rs de négocier, ou de rendre la Chine sympathiqu­e, mais de la défendre. » J.-M. Ripert, ex-ambassadeu­r de France en Chine

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Nationalis­te. Le président chinois, Xi Jinping, inspecte un programme de réduction de la pauvreté dans une ferme à thé de la province du Shaanxi, dans le centre de la Chine, le 21 avril.
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