P4 de Wuhan : enquête sur une affaire française
Depuis le lancement du projet de laboratoire, en 2004, la coopération avec la Chine contre les pandémies a été torpillée.
Un spectre hante l’histoire du Covid-19 : celui du laboratoire P4 de l’Institut de virologie de Wuhan. Le grand public n’a pu s’empêcher de noter sa présence en plein épicentre du premier foyer. De quoi déchaîner les fantasmes : arme bactériologique, manipulation génétique, fuite, voire infection volontaire de la population. Ces délires complotistes reposent en fait sur trois péchés originels. D’abord, la profonde méconnaissance d’un outil de recherche fondamentale qui n’a jamais été un « labo secret pour fabriquer des virus ». Ensuite, l’opacité totale du Parti communiste chinois, qui a menti sur l’ampleur de l’épidémie et sur son origine. Enfin, la sinophobie des faucons de l’administration Trump, qui agitent l’hypothèse de l’arme bactériologique chinoise pour faire diversion sur leurs propres errements.
Innocent, le laboratoire P4 ? Oui, sans le moindre doute, tout simplement parce que, tout juste inauguré en 2017, il n’est toujours pas pleinement opérationnel et n’a certainement jamais hébergé de coronavirus, une famille de virus qui peut être manipulée dans des laboratoires d’un niveau de sécurité inférieur. Il est pourtant au coeur d’un véritable scandale d’État. Car la France a investi plusieurs millions d’euros dans ce projet initié en 2004 par Jacques Chirac, en pure perte. Le bilan désastreux d’une guerre fratricide de seize ans au sein de l’administration française.
Deux camps se sont affrontés sans relâche. D’un côté, des scientifiques chevronnés, persuadés que la grande menace du XXIe siècle serait une pandémie qui apparaîtrait en Chine. Pour eux, le P4 pouvait devenir une « sentinelle » pour affronter la catastrophe. De l’autre, des bureaucrates de la défense et du renseignement, obsédés par la menace chinoise et convaincus que ce P4 pourrait servir un programme militaire d’arme bactériologique. Depuis 2017, les seconds l’ont emporté et ont mis les chercheurs sur la touche, pour aboutir à cette conclusion absurde : la Chine a bien été dotée du laboratoire P4 dont elle rêvait mais ne sait pas s’en
servir ; et les coopérations scientifiques qu’espérait la France ont avorté.
La rumeur veut que la Chine en ait exclu les savants français, mais c’est en fait la bureaucratie française qui a fait barrage! Une fin en queue de poisson au moment même où éclatait à la porte du P4 de Wuhan la « crise sanitaire la plus grave depuis la grippe espagnole » de 1918, selon les termes d’Emmanuel Macron.
C’est une tragédie en cinq actes. Le premier s’ouvre en 2003. En Chine naît la première pandémie du XXIe siècle : le syndrome respiratoire aigu sévère (Sras), un aïeul du Covid-19, qui fait près de 800 morts. « Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, a été le seul chef de gouvernement étranger à s’être rendu en Chine au moment du Sras, raconte un diplomate qui a suivi le dossier P4 jusqu’à récemment. Ça a été fondateur pour nouer une confiance réciproque. » Mais ce n’est pas pour autant le «Panda français », comme on le surnomme parfois pour sa sinophilie décomplexée, qui a eu l’idée d’équiper la Chine d’un P4. Elle est venue d’un autre homme : Alain Mérieux, le magnat de l’industrie pharmaceutique, dont la fondation familiale a été le mécène du P4 Jean-MérieuxInserm à Lyon (un établissement public, donc, qui n’appartient pas au groupe Mérieux).
Détenteur de l’une des plus grandes fortunes françaises, ce descendant d’un disciple de Pasteur a mis les pieds en Chine dès que Deng Xiaoping en a ouvert les portes à la fin des années 1970. « Pour Alain, il fallait que la Chine se dote d’équipements pour se protéger des épidémies », explique le virologue Christian Bréchot, qui a été directeur de l’Inserm de 2001 à 2007 et vice-président de l’Institut Mérieux de 2008 à 2013. Jacques Chirac, parrain d’un enfant de Mérieux, se laisse convaincre par ce vieil ami. Le 9 octobre 2004, en visite à Pékin, le président français signe donc un accord de coopération contre les maladies infectieuses qui comprend plusieurs volets, dont la réouverture d’un Institut Pasteur à Shanghai, et surtout prévoit la construction d’un « laboratoire de niveau de sécurité biologique 4 (NSB4) à l’Institut de virologie de Wuhan ».
Technologie duale. Mais, déjà, la défense et le renseignement mettent en garde : un laboratoire P4, qui permet de manipuler les pathogènes de classe 4 – les plus mortels, comme Ebola ou la variole –, est une technologie duale, qui peut servir à la fois à la recherche médicale et à des programmes militaires sur les armes bactériologiques. « Les services étaient souvent réservés, regrette Raffarin, alors membre du gouvernement. Quant aux Américains, ils nous mettaient des bâtons dans les roues à l’Otan, parce qu’ils voulaient limiter tant qu’ils pouvaient notre développement avec la Chine. Ça avait le don d’irriter Chirac. »
« Comment pouvait-on imaginer qu’un pays de 1,3 milliard d’habitants n’ait pas le droit d’avoir un P4 ? » justifie de son côté Christian Bréchot. Pour comparaison, l’Inde en a trois ! « De toute manière, si les Français n’avaient pas aidé les Chinois, ç’auraient été les Allemands ou les Américains. » La Chine de Jiang Zemin et de Hu Jintao n’était plus celle de Mao, et pas encore celle de Xi Jinping. « L’idée implicite était que ça ferait évoluer le régime, rappelle pour sa part un ancien de l’ambassade à Pékin. Peu de temps après l’entrée de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce, tous les pays occidentaux ont développé leurs partenariats avec elle. Tôt ou tard, de toute façon, elle aurait eu les moyens de créer un laboratoire de ce niveau et aurait pu le faire indépendamment de nous. C’était un moyen de savoir ce que les Chinois feraient et d’avoir un pied dans le laboratoire.» À l’époque, l’interlocuteur chinois est le très francophile Dr Chen Zhu, futur ministre de la Santé, qui a la confiance de ses confrères français. « Ce qu’on voulait, c’est une riposte à un nouveau Sras », se souvient l’ancien de l’exécutif chiraquien. Ce que confirme aussi le diplomate : « L’accord de 2004 suite à la crise du Sras de 2003 a été mis en place pour éviter la situation précise dans laquelle on est aujourd’hui. »
Le deuxième acte, le développement, est lent et chaotique. Antoine Izambard, journaliste à Challenges, l’a raconté dans un chapitre de son livre France-Chine. Les liaisons dangereuses : « L’Administration a freiné des quatre fers », écrit-il. Le renseignement accuse Pékin de vouloir s’équiper à terme de cinq P4, dont deux militaires. Puis s’offusque que la construction soit confiée à une entreprise chinoise qui dépend de l’Armée populaire de libération. Quinze entreprises françaises, dont l’architecte lyonnais RTV, absolument indispensables par leur expertise, seront au final impliquées. L’exécutif reste motivé et nomme Alain Mérieux à la tête du comité de pilotage en 2008 pour superviser les travaux. Les aléas de la relation franco-chinoise, en particulier sous Sarkozy, font perdre quelques mois. Puis le projet est relancé et surmonte les difficultés techniques.
Le troisième acte est le brusque départ d’Alain Mérieux. Ayant coûté 40 millions d’euros à la Chine, le bâtiment est livré en janvier 2015. C’est un imposant bloc de verre, d’acier et de béton situé dans la banlieue sud de Wuhan, à 30 kilomètres du centre, qui comprend le nouveau
« C’était un moyen de savoir ce que les Chinois feraient et d’avoir un pied dans le laboratoire. » Un ancien de l’ambassade à Pékin
siège de l’Institut de virologie de Wuhan, d’autres laboratoires et l’unité P4, à laquelle on accède après de multiples contrôles et sous surveillance vidéo. En ce milieu des années 2010, le P4 est cependant encore loin d’être opérationnel. Et la véritable aventure scientifique ne fait que commencer.
Démission. C’est pourtant à ce moment même qu’Alain Mérieux démissionne de la présidence du comité de pilotage. Plusieurs médias ont affirmé que c’était par « déception ». « Il n’est pas parti parce qu’il était déçu, dément son entourage, mais parce que c’était la fin de sa mission en tant qu’industriel. Alain Mérieux n’est pas un chercheur. La suite a été confiée au président de l’Inserm, Yves Lévy, qui a pris la tête du comité de pilotage pour suivre les collaborations scientifiques. »
Christian Bréchot, qui a siégé à partir de 2008 dans le comité de pilotage comme vice-président de l’Institut Mérieux, puis à partir de 2013 comme directeur de l’Institut
Pasteur, n’a pas le même souvenir : «Alain est parti parce qu’il avait le sentiment que la coopération scientifique entre la France et la Chine n’était plus assez soutenue politiquement, assure-t-il. Progressivement, il y a eu des responsables politiques et de grandes administrations de recherche qui, clairement, ne voulaient pas travailler avec la Chine. À partir de 2013, officiellement, il y avait toujours une coopération franco-chinoise sur les maladies émergentes. Mais, dans la réalité des choses, il ne se passait plus rien. (…) L’Institut Pasteur et l’Institut Mérieux ont poursuivi leurs propres projets en Chine, en particulier à l’Institut Pasteur de Shanghai. Au niveau national en revanche, il était clair qu’il n’y avait plus de soutien à la coopération scientifique de la France et de la Chine. » Les réunions du comité de pilotage tournent à la «coquille vide » et cessent en 2016.
Le quatrième acte est l’ouverture en grande pompe du laboratoire. En février 2017, il reçoit son accréditation. L’exécutif français semble alors vouloir relancer la coopération franco-chinoise sur les maladies infectieuses. « Lors de sa visite à Wuhan début 2017, Bernard Cazeneuve, à l’époque Premier ministre, a annoncé une enveloppe de 5 millions d’euros, souligne le diplomate qui a repris le dossier peu auparavant. Il a mandaté Yves Lévy, alors président de l’Inserm et président du comité de pilotage de l’accord de 2004. Ces projets ne se sont pas développés comme prévu. Ce n’est pas du tout du fait des Chinois, ce sont les Français qui ne se sont pas investis à ce moment-là. » Marisol Touraine, alors ministre de la Santé et présente au côté de Bernard Cazeneuve, confirme : « Au moment de l’inauguration du labo, je n’ai pas le souvenir de réticences chinoises.» De même, contrairement à ce que plusieurs médias ont affirmé, «il n’a jamais été question qu’il y ait 50 chercheurs français envoyés à Wuhan », dément le diplomate. Une fausse information, semble-t-il, extrapolée d’une interview de 2017 du directeur du P4 de Lyon, Hervé Raoul, qui parlait d’une cinquantaine de