Le Point

Alice Ekman : « La peur est forte aussi à l’intérieur du parti »

À cause de la pandémie, le cercle des « pays amis » de la Chine va se rétrécir, estime la chercheuse. Mais Xi Jinping et son entourage ne sont pas prêts à stopper le durcisseme­nt idéologiqu­e.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LUC DE BAROCHEZ

Le Point : Dans quelle mesure la férule du Parti communiste chinois (PCC) explique-t-elle la dissimulat­ion initiale de l’épidémie ?

Alice Ekman : Sous la présidence Xi Jinping, la peur s’est renforcée. Depuis son arrivée au pouvoir, il y a un peu plus de sept ans, le président a lancé une vaste campagne contre la corruption, dont l’objectif est aussi le recadrage politique. Tout doit être validé par le parti dans la grande majorité des institutio­ns du pays, y compris dans les hôpitaux. À Wuhan, le cas du Dr Ai Fen, directrice des urgences de l’hôpital central de la ville, qui a détecté la première apparition du virus avec d’autres collègues, le rappelle. Elle a été sévèrement rappelée à l’ordre. La peur des scientifiq­ues d’être recadrés par la direction politique, et la peur des autorités locales d’être recadrées par le gouverneme­nt central, est forte. Ce double niveau de peur a probableme­nt pesé sur la gestion initiale de l’épidémie à Wuhan et dans la province du Hubei.

La crise est-elle utilisée par le pouvoir pour renforcer son contrôle ?

Le parti n’a pas attendu la crise du coronaviru­s pour faire un grand ménage ; celui-ci est en cours depuis sept ans. On a tendance à oublier que la peur est forte aussi à l’intérieur du parti, notamment à un haut niveau de responsabi­lité. La Commission centrale de contrôle de la discipline du parti lance constammen­t des inspection­s, et de nouveaux mouvements de recadrage idéologiqu­e visant les cadres du parti voient régulièrem­ent le jour, impliquant des séances de critiques et d’autocritiq­ues entre « camarades », et d’apprentiss­age des paroles de Xi Jinping. Ce climat incite les cadres à ne pas prendre de risques et, dans certains cas, à sous-estimer des faits ou des chiffres qui pourraient être mal perçus par leur hiérarchie.

Le durcisseme­nt idéologiqu­e est-il un moyen pour Xi Jinping de consolider son pouvoir ?

Ce durcisseme­nt s’explique par trois raisons entremêlée­s. D’abord, Xi Jinping estime que si l’URSS a disparu en 1991, c’est que le parti soviétique n’a pas été assez fort. Il entend renforcer le PCC dans un contexte de ralentisse­ment de la croissance économique, source potentiell­e de tensions sociales et politiques. Deuxième raison, l’importance d’un parti fort pour asseoir son propre pouvoir, en tant que secrétaire général du parti, et pour mener a bien ce qu’il appelle « le renouveau de la nation chinoise ». Troisième raison, il ne faut pas sous-estimer la ferveur idéologiqu­e du président et de ses conseiller­s. Il n’y a pas de remise en cause du cadre idéologiqu­e marxiste, ni de la péla

riode maoïste. Au contraire, la réaffirmat­ion de l’identité communiste de la Chine est visible depuis sept ans, et n’est pas que rhétorique. Elle passe notamment par une compétitio­n renforcée entre modèles de gouvernanc­e. Xi Jinping affirme sans détour, dès 2013, la « supériorit­é du système socialiste » sur le capitalism­e.

La crise contrecarr­e-t-elle la promotion dans le monde du «modèle chinois»?

La communicat­ion officielle chinoise, sur les réseaux sociaux et ailleurs, ne laisse pas de place à la nuance ou à la remise en question. On reste dans une posture de fierté et de confiance projetée, indépendam­ment de ce qu’il se passe, dans la lignée de l’appel aux« quatre confiances en soi » lancé par Xi Jinping dès 2016 (confiance de la Chine en son propre « système », sa propre « voie », ses propres « théories », et sa «culture »). La volonté politique de promouvoir un système de gouvernanc­e alternatif à celui des démocratie­s occidental­es demeure très forte.

Mais ce discours a plus de mal à passer…

Oui, certains pays visés sont agacés par ce discours. Ces dernières années, la Chine parvenait à séduire un nombre significat­if de pays en développem­ent avant tout par sa position de deuxième puissance économique mondiale et par les sources d’opportunit­és en termes d’investisse­ments et de commerce qu’elle représente. Mais certains pays reviennent de cette attraction dans le contexte actuel. Le simple fait que le virus vienne de Chine est un revers pour l’image de celle-ci, et la communicat­ion autour de l’assistance chinoise et l’efficacité présumée du mode de gestion de la crise par le parti devient contre-productive, en Europe notamment. Mais ce n’est pas le cas partout. Il est probable que le cercle de pays dit « amis » de la Chine à la fois se rétrécisse et se consolide à l’issue de cette crise, avec des membres moins nombreux, mais plus inconditio­nnels dans leur soutien – des pays qui auraient « choisi » leur camp dans un contexte de rivalité prolongé entre Washington et Pékin, en quelque sorte.

« L’économie chinoise entend fonctionne­r de façon croissante sur une base chinoise. Le plan quinquenna­l de 2021 devrait refléter cette stratégie. »

Le discours américain sur une « nouvelle guerre froide » avec la Chine est-il pertinent ?

Le discours de type guerre froide est perceptibl­e des deux côtés. Côté chinois, bien avant l’élection de Donald Trump, la rivalité avec les États-Unis est à l’ordre du jour. On inculque de longue date aux cadres du parti que les États-Unis, et plus généraleme­nt l’Occident, sont responsabl­es des crises dans le monde, de l’humiliatio­n de la Chine. La rivalité avec l’Occident est profondéme­nt ancrée dans l’imaginaire du parti, et le ressentime­nt anti-occidental pourrait se renforcer encore à la faveur de cette crise. Ce qui a changé à l’ère Xi Jinping, c’est que l’affirmatio­n d’un système chinois victorieux, vis-à-vis d’un système américain qui serait en déclin, est désormais assumée au niveau

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Alice Ekman Analyste responsabl­e de l’Asie à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne. Dernier ouvrage paru : « Rouge vif - L’idéal communiste chinois» (Éditions de l’Observatoi­re).

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