Ce Français répond aux téléphones du monde entier
Daniel Julien, discret PDG de Teleperformance, défend son modèle face aux critiques des syndicats.
Et, soudain, Daniel Julien apparaît, depuis sa maison de Caroline du Sud, sur nos écrans d’ordinateur, dans la fenêtre d’une conversation Zoom, l’application de visioconférence américaine qui cartonne depuis le début du confinement. À 67 ans, ce PDG d’origine française n’a pas attendu la crise du coronavirus pour maîtriser ce type de technologie : cela fait des années qu’il en utilise au quotidien pour diriger Teleperformance, la multinationale implantée dans 80 pays avec 330 000 employés, qu’il a fondée voilà plus de quarante ans, et qui approchait les 5,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019. Vous n’avez jamais entendu parler de Daniel Julien ? Ni même du mastodonte Teleperformance? Après une croissance à deux chiffres en 2019 grâce à des acquisitions spectaculaires, il frappait à la porte du CAC 40 avant le début de la pandémie. Cela ne vous dit toujours rien ? Normal, Daniel Julien oeuvre à l’ombre. Son job: diriger des centres d’appels et des services de relation client pour les géants de la Tech mondiale, Apple, Google, Facebook, Uber, mais aussi pour des opérateurs télécom et même des banques. Ses donneurs d’ordres lui demandent la plus grande discrétion, lui imposant régulièrement des clauses de confidentialité dans leurs contrats : pas question de clamer qu’ils soustraitent une partie de leur activité, souvent loin de leur pays d’origine, et pour moins cher… C’est pourquoi vous ne verrez jamais le nom Teleperformance en grosses lettres sur les bâtiments dans lesquels ses salariés travaillent, mais celui de ses clients.
Si Daniel Julien accepte de s’afficher sur nos écrans, de prendre un peu la lumière, ce n’est pas par hasard : il veut défendre l’image de son groupe attaqué par une coalition internationale de syndicats du secteur des services, l’UNI Global Union, pour mauvaise gestion de la crise sanitaire du Covid-19. Le 17 avril, cette organisation est allée déposer une plainte auprès de la France, pour non-respect des « lignes de conduite » imposées aux multinationales des États membres de l’OCDE depuis 1976. La CGT tout comme FO et la CFDT sont parties prenantes de cette procédure qui demande « une intervention immédiate pour mettre fin aux violations du droit des travailleurs à bénéficier d’un lieu de travail sûr chez Teleperformance » dans dix pays, dont la France, la Colombie ou les Philippines. La « plainte » – qui n’en est pas vraiment une, car elle n’implique aucune institution judiciaire – a été présentée devant le groupe de contact de l’OCDE en France, un organe composé de fonctionnaires de différents ministères, mais aussi de représentants syndicaux et patronaux. Ce dernier est chargé d’organiser une médiation entre les parties. Il a trois mois pour rédiger une « évaluation
Chiffre d’affaires de Teleperformance en 2019. Le groupe assure dégager un résultat net de 400 millions d’euros. le montant de l’acquisition en 2018 d’Intelenet, le géant indien de la relation client et du back-office. initiale de la situation », puis un an de plus pour publier des recommandations, afin de mettre une pression publique sur l’entreprise en cas d’échec… Reuters, le Financial Times, Le Monde, etc., les articles se sont multipliés ces jours-ci pour relater ce combat syndical.
Du patois à l’anglais. Il faut dire que Daniel Julien a bâti un groupe qui incarne à merveille la mondialisation triomphante : de la sous-traitance, partout à travers la planète, avec pour objectif de réduire les coûts au maximum. Afin de répondre aux attentes de ses clients essentiellement issus des pays riches, il s’appuie sur 400 sites, implantés pour la plupart dans des territoires en développement. Pour la France, par exemple, Daniel Julien opère en Tunisie, au Maroc… Un business qui plaît ou ne plaît pas. « Je n’ai jamais eu de plan de conquête de la planète, tempère-t-il, mais j’ai toujours eu un héros, Tintin : je voulais découvrir les pays qu’il avait visités ! J’ai commencé à voyager dans les pays où il est allé. Mais comme je ne me voyais pas ne rien y faire, j’ai développé des Teleperformance sur place. » Il nous raconte cela très sérieusement dans un français ponctué de nombreux anglicismes, exprimés dans un anglais haché comme seuls les Français savent le prononcer. Et dire qu’un temps il parlait le patois normand. Il l’assure. Pourquoi ne pas le croire ? Il a grandi dans un village du Cotentin, au fin fond de la Manche, où les réseaux de téléphonie mobile sont aussi capricieux que le temps (certains endroits sont encore en zone blanche). « J’ai puisé ma force
dans le vent, le brouillard, la mer. Dans les stalactites du seul robinet de la maison, à l’extérieur, qui, avec un peu de chocolat en poudre, me faisaient une glace délicieuse », raconte-t-il. Manière poétique, mais pudique, de narrer une enfance modeste. Il n’en dira pas plus.
C’est en 1978, après une licence de sciences économiques, une expérience de deux ans chez les pains Jacquet et un tour d’Europe de quelques mois, qu’il lance à 26 ans « Téléperf », comme il l’appelle. Au 11, rue de Grenelle, dans le 7e arrondissement de Paris, il y a dix lignes de téléphone, deux employés et quelques étudiants qu’il forme à la prise de rendez-vous. «On vendait des abonnements aux journaux », se rappelle-t-il. Avec le développement de l’informatique, le voilà engagé dans les services de relation client. Lorsque le téléphone portable s’impose, des opérateurs de télécom le choisissent pour gérer leurs centres. Teleperformance décolle. En 1985, Daniel Julien s’implante pour la première fois à l’étranger. En Italie d’abord, puis en Belgique et dans le reste de l’Europe. Il part à la conquête du monde : Teleperformance s’installe en Chine, aux Philippines, en Inde. L’expansion est impressionnante. En 1993, Daniel Julien crée une start-up aux États-Unis, pays qui deviendra le plus gros marché de sa multinationale. Il y développe notamment un service de traduction à distance – qui couvre désormais 265 langues, dont de nombreux dialectes – très utilisé par la justice, la police et les hôpitaux américains. « Nos outils permettent par exemple d’aider quotidiennement 8 à 10 femmes à accoucher aux États-Unis », témoigne Olivier Rigaudy, directeur général délégué de Teleperfomance.
Que de chemin parcouru… « En 1978, on devait être 10, en 1988, 1 000, en 1998, 20 000, et maintenant nous avons 330 000 salariés ! » s’enthousiasme le Normand. Son entreprise s’est imposée comme un des leaders de l’externalisation de services, et croise le fer avec des groupes tout aussi discrets qu’elle, dénommés Synnex, Atento ou encore
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« Je n’ai jamais eu de plan de conquête de la planète, mais j’ai toujours eu un héros, Tintin : je voulais découvrir les pays qu’il avait visités ! » Daniel Julien
Webhelp – d’origine ■ française également. Sur quelques marchés, Teleperformance se frotte aux puissantes sociétés de conseil Capgemini et Accenture.
Tout en diversifiant son activité, qui va désormais du nettoyage de contenus indésirables sur Internet à la gestion de solutions back-office et front-office pour ses clients, en passant évidemment par des centres d’appels, le PDG a fait évoluer son modèle. Au début, il s’implantait dans les pays où ses clients étaient installés. Puis, très vite, il a estimé qu’il pouvait parfaitement assurer ses missions depuis l’étranger. Et pour beaucoup moins cher ! C’est ainsi qu’il sert les États-Unis depuis, par exemple, les Philippines, où il compte 50 000 employés. « Ce discours de rejet de la mondialisation est obtus, voire hypocrite, ajoute-t-il. Le consommateur adore la mondialisation pour avoir des produits et des services pas chers, mais la déteste comme citoyen. Moi qui ai connu la Chine au début des années 2000, je suis bien placé pour vous dire à quel point c’était l’horreur. Elle a sorti 400 millions de personnes d’une pauvreté ignoble. Tout cela en profitant au monde occidental qui a connu un enrichissement grâce à la baisse des prix qui en a résulté. » Les marchés de Teleperformance s’organisent « par langue », selon une cartographie dictée par l’Histoire. « L’espagnol se fait plus à partir de l’Amérique latine. Pour l’arabe, notre grand centre est en Égypte. En Europe, nous en avons un en Grèce. »
Vingt mille managers en visioconférence. Teleperformance est-elle une entreprise française? Comme souvent pour les multinationales, la réponse est loin d’être évidente. « Son actionnariat est à plus de 50 % anglo-saxon, à près de 25 % français et le reste est européen », explique le patron qui détenait, au 31 décembre 2019, quelque 2 % du capital de « son » entreprise, introduite en Bourse en 1986, soit huit ans à peine après sa fondation. « La société est française d’origine, elle a son siège social en France, elle est européenne de droit, américaine de culture et internationale dans son management. C’est un “melting-pot” », poursuit le PDG. Notre homme, lui, est installé depuis 2002 aux États-Unis et possède même la nationalité américaine. Et, parmi les 25 personnes qui dirigent le groupe à ses côtés, figurent trois Français, un Américain, un Argentin vivant en Espagne, un Grec aux Pays-Bas, un Colombien, etc. « Nous pratiquons le “walking around management” : je passe par exemple six mois de l’année dans nos centres dans 80 pays du monde. Sauf en ce moment, évidemment. » Le vendredi, ce comité de 25 personnes se réunit – par visioconférence, bien sûr – puis c’est au tour du « crisis transformation committee » le dimanche (heure américaine). S’y connectent les 100 plus hauts cadres. Le mardi, c’est la CEO Conference. Une sacrée visioconférence, à… 20 000 managers – les questions sont toutefois transmises par écrit au patron avant la séance. « Daniel Julien a une vision à long terme. Il bâtit des plans sur cinq ans et les réalise systématiquement, à la lettre », tient à souligner son ami et avocat depuis quarante ans, Me Philippe Ginestié. Lequel ajoute : « Il est à la tête d’un groupe qu’il a créé et qui pèse 11,5 milliards d’euros en Bourse. Mais il se tient à l’écart de tout cercle, de toute coterie, de tout réseau. Il n’utilise aucun des insignes ou des manières du pouvoir. »
En France, Teleperformance conserve quelques centres : 13, très exactement, qui emploient 2 300 salariés. Là, aussi, l’UNI Global Union, la coalition internationale de syndicats, sort ses griffes. En ces temps de Covid-19, elle parle d’un « risque sérieux, grave et imminent » pour les employés. Le site implanté à Blagnac a fait l’objet d’une mise en demeure (aujourd’hui levée) de l’Inspection du travail. Celle-ci a notamment constaté, le 23 mars, soit quelques jours après le début du confinement, un nettoyage insuffisant des postes de travail utilisés par différents collaborateurs au cours de la journée et le non-respect des règles de distanciation physique en salle de repos et de restauration. Ironie de l’histoire, c’est l’établissement de Blagnac qui gère en partie le numéro vert mis en place par le gouvernement sur le Covid-19… Au moins une quarantaine de salariés de ce site ont exercé leur droit de retrait. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Teleperformance est visée pour ses pratiques sociales. En 2016, des employés, à Blagnac toujours, s’étaient plaints qu’on chronométrait leurs passages aux toilettes, décomptés du temps de travail.
« Charge politique ». Daniel Julien rejette les critiques d’un revers de la main. Et souligne la performance que représente, selon lui, la mise au télétravail de quelque 150 000 employés sur 330 000 à travers le monde, entre début mars et début avril, pour affronter la tempête du Covid-19. « Je ne connais pas une entreprise dans le monde qui ait été capable de se transformer à tel point en moins d’un mois pour assurer la sécurité de ses salariés et qui se fasse traîner dans la boue de cette façon », argumente-t-il. La chose était d’autant moins aisée qu’il a fallu vaincre les réticences de ses gros clients, inquiets pour la sécurité des données de leurs propres clients.
Le Franco-Américain accuse également l’UNI Global Union de se livrer à « une charge politique ». « Depuis un an et demi, elle essaye par tous les moyens de pénétrer chez nous en utilisant n’importe quel incident, voire en les suscitant ou en les déformant. Des incidents, il peut toujours y en avoir quand on gère 333 000 salariés, soit l’équivalent d’une grande ville. » Le groupe avance que l’UNI Global Union a, à plusieurs reprises, attenté à sa réputation, comme en Colombie, à l’été 2019. Cette coalition de syndicats avait affirmé que Teleperformance faisait passer des tests de grossesse à ses salariées pour s’assurer qu’elles ne soient pas enceintes. Une grave accusation qui avait contraint l’entreprise à lancer des audits internes et à autoriser des expertises mandatées par ses clients, dont Orange et
Vodafone, très mécontents de cette mauvaise publicité… Les enquêtes menées n’avaient pas pu corroborer ces reproches, assure aujourd’hui une source proche du dossier.
Et la multinationale de brandir, pour sa défense, une lettre datée de début avril du secrétaire du comité d’entreprise européen (ECWC), organe représentant les salariés de l’entreprise à l’échelle de l’Union européenne. Dans ce courrier, il certifie que les informations regroupées par ses affiliés dans différents pays « confirment que le management, le service informatique (…) et le reste des équipes travaillent tous ensemble pour nous protéger ». Cette lettre signée d’un Allemand, Stephen Sielemann, au nom du comité, souligne surtout la nécessité de maintenir l’activité économique de l’entreprise, afin de protéger l’emploi. Des propos à des années-lumière de celui de la déléguée syndicale centrale française CGT du site de Blagnac. Samira Alaoui nous explique au contraire que l’activité de Teleperformance ne fait bien souvent pas partie des secteurs économiques essentiels et que l’activité aurait due être stoppée…
«Rigidité» française. Ce genre de discours nourrit chez Daniel Julien un certain dépit vis-àvis de la France. Seul pays, à l’en croire, où « Teleperf » enregistre des pertes, contre un résultat net pour le groupe de 400 millions. La France ne représente plus que 3 % de son chiffre d’affaires. « Il y a une totale rigidité qui nous a empêchés de faire les ajustements d’emplois qu’il aurait fallu faire dans l’Hexagone. Chaque salarié en France nous coûte beaucoup plus cher que ce qu’on peut le facturer à nos clients. Notre productivité, du fait qu’on a le double de personnes par rapport au volume de travail, est hors de mesure par rapport à toute réalité économique », s’emporte le PDG. Mais il s’accroche malgré tout, parce que la France reste son pays d’origine et parce que, surtout, il est difficile de ne pas y être présent quand on sert des clients internationaux
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« Des incidents, il peut y en avoir quand on gère 333 000 salariés, l’équivalent d’une grande ville. » D. Julien