Au secours, Pasteur !
Génie. Face au coronavirus, les Français se cherchent de nouveaux Pasteur. Rivalité européenne, moutons et chiens… Histoire d’une épopée collective.
Le 4 mai 1881, la presse a été convoquée dans un hameau près de Melun, Pouilly-le-Fort. Louis Pasteur, chimiste déjà réputé, entouré de ses assistants, arrive avec ses vaccins qu’il s’apprête à appliquer sur 25 moutons. Ce n’est pas lui qui a eu l’initiative de cette expérience, mais le propriétaire des moutons, qui est aussi vétérinaire à Melun, M. Rossignol. Comme beaucoup de ses collègues, il ne croit pas à la méthode de ce « microbiâtre » qui fait tant parler de lui. Osons les comparaisons hâtives : Pasteur serait un peu le Raoult de l’époque. À ceci près que Pasteur n’est pas un médecin et que cette corporation le traite de « chimiâtre ». Microbiâtre, chimiâtre : beaucoup pour un seul homme. Le voilà donc mis au défi par le vétérinaire, prêt à sacrifier une partie de ses bêtes pour démontrer qu’il a tort. Vingtcinq moutons seront vaccinés et 25 autres ne le seront pas. Pasteur, assez sûr de sa méthode qu’il a testée dans son laboratoire de l’École normale supérieure, rue d’Ulm, à Paris, ne recule pas devant l’épreuve. Mais qu’y a-t-il dans ses seringues ? « Une variété atténuée et immunisante » du microbe responsable de la maladie du charbon qui décime le cheptel français, précisent Annick Perrot et Maxime Schwartz, respectivement biologiste moléculaire conservatrice honoraire du musée Pasteur et ancien directeur de l’Institut Pasteur, qui décrivent la scène dans l’un des ouvrages* qu’ils ont consacrés à Pasteur.
Ce chimiste n’en est pas à son coup d’essai. Non seulement il a testé le vaccin sur des moutons de laboratoire, mais sa méthode a été éprouvée, avec moins de bruit, sur des poules atteintes du choléra. Ce procédé remonte à ses premiers travaux, entamés vingt-cinq ans plus tôt. « Il avait démontré que la fermentation faisait apparaître des micro-organismes dans les produits, explique Maxime Schwartz. Il l’avait appliquée au vin qui se conservait mal, par faute de mauvais microbes s’y développant et qu’on pouvait éliminer en le chauffant modérément, ce qu’on appellera la pasteurisation.» Les producteurs de vin lui sont très reconnaissants, mais sa renommée ne dépasse guère ce milieu. Tout juste provoque-t-il un débat qui rejoint les rives de la philosophie. D’où viennent ces microbes qui provoquent la fermentation ? « Certains, modernistes, libres-penseurs, plaident pour la génération spontanée : la vie, les micro-organismes peuvent surgir à tout instant. Pasteur, lui, explique que ceux-ci sont véhiculés par des poussières dans l’air », résume Schwartz. Peu après, il s’attire la reconnaissance de l’empereur Napoléon III en sauvant la filière soyeuse, affectée par la maladie du ver à soie, dont il bouleverse les habitudes hygiéniques en étudiant ses pathologies transmissibles. Mais cela n’en fait pas une figure nationale. Pas même lorsque après la guerre perdue de 1870 contre la Prusse, ce Jurassien, fils d’un grognard de Napoléon, meurtri dans sa chair nationaliste, élabore la microfermentation d’une bière qu’il entend baptiser « Bière de la revanche nationale ». Mais il en est venu à concevoir aussi une théorie qu’il nomme « théorie des germes ». Si les fermentations sont dues à des germes, alors les maladies infectieuses aussi ont chacune leur germe, un microbe responsable. Une théorie qu’un médecin de campagne venu de l’Allemagne
Formidable rhéteur, Pasteur démonte les attaques de Koch, qui l’avait accusé de ne pas savoir cultiver les microbes à l’état de pureté.
honnie, Robert Koch, va appliquer à la maladie du charbon. Piqué au vif, Pasteur réplique en se penchant d’abord sur le choléra des poules, puis la maladie du charbon. Chaque fois, il parvient à isoler le microbe afin d’élaborer en réponse le vaccin, selon la méthode inventée par l’Anglais Jenner pour la variole. Voilà pourquoi nous le retrouvons en 1881 parmi les moutons de Seine-et-Marne.
L’expérience est un franc succès, relayé par la presse. Peu après, il est accueilli triomphalement à Londres au 7e Congrès médical international par 3 000 scientifiques de toute l’Europe : « Les applaudissements éclatèrent. De toutes parts, on poussait des vivats, des hourras », écrira son gendre, Vallery-Radot, dans la première biographie de Pasteur, publiée en 1900, cinq ans après sa mort. « Pasteur se retourne et dit avec un mouvement d’inquiétude : c’est sans doute le prince de Galles qui arrive. » Mais Koch, le petit médecin d’OutreRhin, présent à Londres, n’a pas dit son dernier mot : il se consacre aussitôt à une maladie qui affecte cette fois les humains : la tuberculose. À l’époque, on lui attribue une cause contagieuse ou héréditaire. En 1882, Koch isole le bacille tuberculeux des tissus malades qu’il reproduit en culture pure.
Un énorme pas en avant. Un partout, balle au centre, diraient les amateurs de ballon rond. Les deux hommes s’affrontent lors d’un congrès international d’hygiène : formidable rhéteur, Pasteur démonte calmement les attaques de Koch qui l’avait accusé notamment de ne pas savoir cultiver les microbes à l’état de pureté. Son contradicteur monte à la tribune : « Rien de neuf. Je ne crois pas utile de répondre à ces attaques. » Déception dans la salle. Dans ce match au sommet de la bactériologie, le Français a repris un léger avantage qu’il conserve par articles interposés, où il démontre qu’on lui doit bien le bacille du charbon et que sa théorie des germes est à l’origine des découvertes à venir.
Rivalité. Mais l’année suivante surgit le choléra, qui s’est déclenché à nouveau en Égypte. Localisé dans le bassin indien, le choléra est la grande épidémie du siècle, réactivée par la colonisation anglaise, l’ouverture du canal de Suez et l’explosion du commerce mondial. Pasteur, demeuré en France, a dicté ses consignes à ses deux brillants collaborateurs, Roux et Thuillier, envoyés à sa propre initiative et qui tentent d’isoler l’agent pathogène pour le cultiver. En vain. Pire, Thuillier contracte la maladie et meurt à Alexandrie. Pendant ce temps, Koch et son équipe, diligentés par le gouvernement allemand, sont arrivés dans la ville égyptienne. L’épidémie s’éteint, Koch
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