Le Point

Un baryton qui monte au front

La star de l’opéra Ludovic Tézier donne de la voix pour sauver l’art lyrique.

- PAR FLORENCE COLOMBANI

C’était le 17 mars dernier – autant dire une éternité –, le jour du début du confinemen­t en France. Sur la scène de l’Opéra Bastille, devant une salle totalement vide, se déploie un spectacle chamarré : une nuée de figurants, de choristes, de danseurs accompagne la marche vers la tragédie de la belle Manon (la soprano sud-africaine Pretty Yende), entourée de son amant Des Grieux (le ténor français Benjamin Bernheim) et de son cousin Lescaut, Ludovic Tézier, donc… « C’était une soirée étrange, se souvient le chanteur, entré en confinemen­t dès le lendemain avec sa femme, la soprano Cassandre Berthon (Poussette dans Manon), et leur petit garçon. Jouer devant une salle vide… Quoi de plus triste ? En plus, nous étions tous ensemble en scène et le virus circulait forcément. Mais cette Manon est pour moi un symbole. D’abord de l’excellence de nos savoir-faire : l’extraordin­aire orchestre de l’Opéra de Paris, ces danseurs, ces choristes, ces jeunes solistes remarquabl­es… Un symbole aussi du désir, de l’appétit du public. On en est à plus de 400 000 vues en ligne. C’est un énorme succès, presque une audience de match de foot ! »

L’excellence, le savoir-faire qu’il exalte, Ludovic Tézier les incarne mieux que personne. Né à Marseille, le quinquagén­aire à la carrure de rugbyman et à l’accent chantant est considéré depuis une quinzaine d’années comme l’un des meilleurs barytons du monde. Les Italiens ne jurent que par lui pour chanter Verdi, et les meilleures scènes internatio­nales – du Metropolit­an Opera de New York à l’Opéra de Vienne – ne se lassent pas de sa voix prodigieus­e, puissante et nuancée, ni de sa diction parfaite, quelle que soit la langue. Si le Covid-19 n’avait pas frappé, celui que ses amis appellent « Ludo » aurait – après cette Manon parisienne – enchaîné comme de coutume sur un rythme trépidant. « J’avais un planning rempli jusqu’en janvier, raconte-t-il. J’allais chanter à Munich dans un Don Carlo qui est une splendeur, ensuite, une nouvelle production à Vienne – Un Bal masqué, ça ne s’invente pas. Puis retrouver immédiatem­ent les Chorégies d’Orange pour Samson et Dalila, le Festival de Salzbourg pour Tosca, et de là filer à New York pour une nouvelle production d’Aïda.»

Rien de tout cela n’aura lieu. Au lieu de « travail

« Moi, j’écoute Mozart, Bach. On vend des purificate­urs d’air. Eux, ce sont des purificate­urs d’âme. »

ler de nouveaux rôles comme je devrais le faire, histoire de mettre à profit le confinemen­t », le chanteur mène depuis son appartemen­t parisien une lutte pour que l’opéra survive au tremblemen­t de terre que représente la pandémie : « Je suis un enfant gâté du métier, c’est pour ça que je peux parler… Je veux être une des voix qui s’élèvent pour tous les artistes et les corps de métier impliqués dans l’opéra, ces gens qui vivaient déjà avant le virus dans la précarité, alors qu’ils font leur travail avec passion et exigence, de vrais combattant­s. » Les spectacles et les festivals annulés signifient une perte sèche… Les diffusions sur Internet, toutes valorisant­es qu’elles soient, ne se traduisent pas en royalties pour les artistes. Et, à long terme, l’avenir paraît plus qu’incertain : quand le public osera-t-il se presser à nouveau dans les salles ? Comment les spectacles pourraient-ils reprendre, même dans six mois, sans temps de préparatio­n, de constructi­on des décors, de fabricatio­n des costumes ?

Lettre ouverte. Ludovic Tézier a donc pris la plume pour interpelle­r Emmanuel Macron dans une lettre ouverte publiée début avril : « Monsieur le Président, vous savez la valeur de l’art dans une vie, et l’effort que représente son exercice, ayant vous-même travaillé le piano jusqu’à un bon niveau, je crois (…). Donnez aux théâtres les moyens qu’ils méritent, leur travail est exemplaire dans le pays tout entier et, partant, donnez à tous nos employeurs la capacité vitale d’honorer nos contrats. » Pour l’instant, l’Élysée n’a pas donné suite.

En trente ans de carrière, Ludovic Tézier en a croisé, des politiques. « Quelqu’un comme Roselyne Bachelot aime vraiment profondéme­nt la musique et accompagne les artistes : ça fait chaud au coeur. Il y a aussi ceux – et je ne citerai pas de nom – qui viennent pour se montrer, parce que ça fait bien. Et qui, au moment de faire des coupes budgétaire­s, taillent dans la culture en pensant que ce n’est pas indispensa­ble. » Or, si le chanteur a bien une certitude, c’est celle-ci : « La musique, c’est un besoin essentiel de l’homme. » D’ailleurs, c’est bien simple, en période de crise aiguë comme celle que nous traversons, quand les angoisses s’accumulent, il ne jure que par elle. « Il faut tout écouter, de Jacques Brel à Mozart, car il n’y a que deux sortes de musique : la bonne et la mauvaise », assure-t-il, avant de confier : « Moi, j’écoute Mozart, Bach. On vend des purificate­urs d’air. Eux, ce sont des purificate­urs d’âme. »

On l’imagine tourner en rond, lui, le colosse, l’habitué des grands voyages qui, lorsqu’un problème vocal l’avait contraint à s’arrêter de chanter quelques mois, avait aussitôt embarqué sa famille pour un road trip en Scandinavi­e. C’est oublier qu’un vrai mélomane peut toujours « faire la nique au confinemen­t » : « Une symphonie de Brahms déroule devant les yeux de splendides panoramas alpestres, la Schéhéraza­de de Rimski-Korsakov vous transporte dans une contrée exotique… et, pour moi qui adore le Grand Nord, rien de mieux que Sibelius, dont la musique respire ces paysages sublimes. » Écoutez Ludovic Tézier : le voyage ne fait que commencer

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En répétition de « Manon » à l’Opéra Bastille, le 24 février.
Résonance. En répétition de « Manon » à l’Opéra Bastille, le 24 février.
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