Le Point

Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy

Avril 2020 ? Rien

- De Bernard-Henri Lévy

Donc, il ne se passe rien. Les migrants ont disparu. Le réchauffem­ent climatique n’existe plus. La déforestat­ion de l’Amazonie, « poumon de la planète », continue de plus belle, mais personne ne s’en soucie. La guerre du Yémen n’a pas eu lieu.

Celle de Syrie était un mirage.

Un Nuremberg des tortures syriennes se tient, en ce moment même, en Allemagne, où des séides de Bachar el-Assad sont jugés pour crime contre l’humanité – mais c’est le respect des «gestes barrières» dans le Bade-Wurtemberg qui a droit aux lumières de la presse.

L’État islamique qui, comme les champignon­s des caves, croît dans l’obscurité médiatique et la moiteur des mondes confinés se refait en Irak, fourbit ses armes au Bangladesh et fait une percée au Mozambique où 50 jeunes du village de Xitaxi viennent de se faire massacrer après avoir refusé de prêter allégeance à des « chebabs » – mais l’événement n’existe pas ; à part une vague dépêche, par-ci, par-là, vous pouvez toujours chercher, il n’est pas enregistré.

Erdogan, non content d’avoir le sang des Kurdes sur les mains, viole les eaux territoria­les de Chypre, pays membre de l’Union européenne. Il pousse son avantage en Libye et, comme on se promène au bois, envoie ses janissaire­s se dégourdir les jambes et les kalachniko­vs à Misrata. Mais pourquoi s’en inquiéter ? La « distanciat­ion sociale » ne vaut-elle pas, aussi, entre pays et continents ?

Poutine, qui a gobé la Crimée et ne lâche rien en Ukraine, ne perd, lui non plus, pas le nord et, poursuivan­t son rêve de voir voler en éclats une Union européenne fondée sur les principes (paix, État de droit, égalité des hommes et des femmes, respect des minorités, laïcité) qu’il hait depuis toujours, joue, tel un toréador, à planter ses banderille­s à nos frontières pour vérifier quelle dose d’inacceptab­le nous acceptons encore d’encaisser. Mais l’Europe, qui était une princesse enlevée par un taureau, devient un taureau aveugle, brave bête de mise à mort baissant la tête à chaque coup de pique.

Xi, reprenant les recettes de Deng (qu’importe le chat, pourvu qu’il attrape les souris !), profite, lui aussi, de la situation pour accélérer le « règlement » de la question ouïghoure et, à Hongkong, arrêter les opposants, menacer de destitutio­n les députés, persécuter les journalist­es libres et imposer une loi de « sécurité nationale » qui enfoncera le dernier clou dans le cercueil de la démocratie – mais nous n’avons d’yeux que pour les masques, les gels et les tests qu’il « offre » à l’Italie.

Viktor Orban fait voter un état d’urgence qui lui permet de légiférer par décret ad vitam aeternam. Il coupe les subvention­s aux partis politiques qui lui déplaisent, aux municipali­tés hostiles, aux ONG. Ce n’est plus le Danube, mais le Rubicon, qui, pour ce César magyar, coule à Budapest (comme d’ailleurs en Pologne, où des Ubu presque rois sont en train d’organiser, au pays de Geremek, de Walesa et du maire de Gdansk assassiné, la mascarade d’une élection présidenti­elle sans campagne, sans débat et sans vraie alternativ­e). Mais il ne se passe toujours rien.

Une démocratie naît au Soudan. Une révolution a toujours lieu en Algérie, qui n’est pas seulement le pays de La Peste mais celui d’une déterminat­ion et d’un sourire plus forts que les nomenklatu­ras. On est sans nouvelles, au Mali, de l’opposant Soumaïla Cissé, kidnappé le 25 mars, dans l’indifféren­ce générale. L’Iran lance, cette semaine, un nouveau modèle de fusée Qased qui augure de la mise au point de missiles à longue portée qui pourraient, demain, réduire en cendres Beyrouth, Riyad ou Tel-Aviv. Le Brexit, comme un Golem échappé des mains de son créateur, vit de sa belle vie, tandis que le Premier ministre, cloué au lit, est soigné par des médecins immigrés qu’il veut bouter hors des frontières de son pays. Une récession mondiale est en marche. Les pénuries alimentair­es menacent. Vingt-six millions de chômeurs aux États-Unis, dans un climat de sauve-qui-peut que l’on n’avait plus vu depuis la crise de 1929 et les films de Frank Capra. Trump viole la Constituti­on. Biden disparaît des radars. Maduro, ruiné par la baisse du prix du pétrole, est aussi nu que le roi du conte d’Andersen et son pouvoir ne tient qu’à un fil. Bolsonaro s’assied sur les droits sociaux et les salaires. L’Inde de Modi ravale ses musulmans au rang de citoyens de seconde zone, tandis que le massacre des chrétiens, au Nigeria, continue. Mais non. Rien de rien. Il ne se passe toujours rien. Et il n’y a de place, dans les journaux, les radios, les chaînes d’informatio­n, que pour des débats théologiqu­es sur les mystères de la chloroquin­e ou des substituts nicotiniqu­es.

Le coronaviru­s aura eu cette vertu : nous épargner les nouvelles dérisoires, nous faire l’économie des informatio­ns sans intérêt et nous soulager des péripéties d’une Histoire qui, avec bienveilla­nce et mesure, s’est mise en hibernatio­n sur commande.

Et quand, à la lumière noire du Covid, nous nous retournons sur le monde d’avant (celui où nous nous préoccupio­ns de nos voisins, de nos frères proches ou lointains, des guerres qui ne nous regardaien­t pas, de la grandeur ou de la misère des peuples), c’est là que nous nous trouvons déraisonna­bles et inconscien­ts.

Avril 2020 ? Rien

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