Antoine Gallimard : « Prendre soin des corps et des esprits »
Le Point: Les librairies seront pratiquement le seul espace culturel ouvert pendant des semaines. Quel est votre plan pour profiter de cette situation historique?
Antoine Gallimard: En effet, c’est historique, et les livres occupent une place significative dans nos vies – 1,4 million d’exemplaires se vendent par jour ouvrable en temps normal et environ 700 000 sont empruntés en bibliothèque publique –, voilà notre risque et le gouvernement doit en avoir pleinement conscience. Pendant le confinement, un petit filet de ventes a pu subsister à travers la vente en ligne, les grandes surfaces et, ces derniers jours, des initiatives comme le « click and collect ». Mais la librairie indépendante, qui constitue près de 50 % de notre chiffre d’affaires habituellement, est quand même dans l’état d’un convalescent durement affaibli après une maladie. Nous avons fait un effort de trésorerie considérable en décidant le report de soixante jours des échéances liées aux ventes du premier trimestre. Pour la réouverture, nous veillerons à ne pas surcharger les tables des libraires et avons décidé de réduire notre production dans les six mois à venir d’au moins 40 %, en reportant de nombreux titres à l’année prochaine. C’est du jamais-vu mais c’est vraiment une décision de sauvegarde : il faut absolument que les libraires puissent continuer à jouer leur rôle de « lanceurs » de livres, notamment pour les nouveaux talents. Nous avons aussi décidé de lancer un « office de crise », avec la remise en vente de certains titres de mars-avril qui n’ont pas eu la vie qu’ils méritaient pendant la période, comme ceux de Leïla Slimani, J.-M. G. Le Clézio, Tonino Benacquista ou Anna Hope. Environ 25 livres sortiront avant l’été et, si les conditions sont bonnes – et notamment si la Fnac, qui est notre premier client, est en ordre de marche –, alors je lancerai peut-être le prochain roman d’Elena Ferrante le 9 ou le 16 juin.
Cette diminution des titres n’augure-t-elle pas une « best-sellerisation » de l’édition ?
Je comprends le choix de mettre en avant des best-sellers en cette période, parce qu’ils peuvent être des moteurs puissants pour la reprise, mais il ne faudrait pas que la diversité du marché en pâtisse. J’ai choisi, par exemple, de décaler au mois de janvier 2021 les premiers romans qui étaient prévus pour la rentrée littéraire. Ce n’est pas une relégation ; je tiens simplement à ce que ces nouvelles voix aient le temps de s’installer dans de bonnes conditions. La rentrée littéraire est un phare, certes, mais qui n’éclaire que rarement les nouveaux auteurs. J’ose donc espérer que les jurés littéraires, à l’avenir, feront leurs sélections sur toute l’année, et pas seulement sur les livres parus à la rentrée de septembre. Plus globalement, il va falloir sortir d’une certaine prodigalité : moins publier au doigt mouillé, avec des choix encore plus affûtés. Je ne crois pas que cela puisse défavoriser une littérature de création, car les lecteurs vont avoir envie de nouveauté et de qualité.
Ne regrettez-vous pas que le syndicat de la librairie ait refusé la main tendue du gouvernement, engageant le débat sur la librairie comme « commerce de première nécessité »?
Je respecte leur décision, mais je la regrette. Des dispositifs auraient pu être imaginés pour garantir à la fois ces conditions sanitaires et la continuité de l’activité. Le déploiement du « click and collect » montre que de telles solutions étaient possibles. Il faut prendre soin des corps mais aussi des esprits. Même si souvent, s’agissant des livres, les virus se cachent entre les lignes et qu’il est dangereux de lire certaines oeuvres subversives… Mais on aime ça, non ?
Cette crise n’apporte-t-elle pas quelques bonnes nouvelles ? Le marché des ventes de livres numériques, par exemple, a décollé…
Certes. Nous avons presque triplé nos ventes numériques pendant la période de confinement, avec de beaux succès comme le dernier roman de Leïla Slimani et une croissance forte des livres audio en ligne. La collection « Tracts de crise », que nous avons lancée gratuitement comme un petit journal, a réuni plus de 25 000 abonnés. Mais le marché du livre numérique ne constituait jusqu’à aujourd’hui, en littérature générale, que 4 % de la valeur du marché du livre global. Ce qui reste faible par rapport à l’Angleterre par exemple, où il s’est stabilisé autour de 20 %. Chez nous, le prix des livres numériques est, et c’est heureux, garanti par la loi, ce qui nous permet de maîtriser nos offres, en proposant des promotions bien ciblées dans une concurrence équitable.
Déplorez-vous qu’Amazon ne livre plus de livres ?
Il est dommage qu’Amazon se soit exposé au risque de se faire attaquer sur les conditions sanitaires dans lesquelles travaillent ses salariés en France. Mais ce que je déplore surtout, c’est que des libraires en mesure de vendre des livres en ligne n’aient pu maintenir cette activité faute d’un service postal continu et accessible. De nombreuses librairies auraient pu maintenir une activité par cette voie, comme certaines des librairies de mon groupe. À l’avenir, nous aurons des batailles à mener sur le front de l’expédition des livres, en particulier sur la baisse des tarifs postaux.
Comment agir pour les auteurs, privés de festivals, de conférences, avec un espace médiatique diminué ?
Il est indispensable que les autrices et les auteurs puissent faire entendre leur voix, qu’on puisse avoir mieux connaissance de leur travail dans cette période qui, paradoxalement, est une grande chance pour la lecture. Il est indispensable de compenser la perte de revenus secondaires que constituent pour eux leurs interventions dans les manifestations et les festivals, le Centre national du livre, le BIEF [Bureau international de l’édition française, NDLR] et les sociétés de gestion collective y travaillent. Mais il serait aussi formidable que le service public puisse renforcer son rôle de soutien actif à la promotion de la création littéraire, qu’il nous aide plus que jamais à remettre l’écrivain dans le paysage
■