Le Point

Affronter le risque de sortir, par Gérald Bronner

Le déconfinem­ent va pousser chacun à arbitrer entre deux personnali­tés en nous : le précaution­niste et l’hédoniste. Un choix qui dépendra aussi du comporteme­nt des autres.

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Le confinemen­t a été un moment fort et particulie­r de l’histoire de cette pandémie. Il aura montré que nous sommes capables de sacrifier beaucoup de nos libertés individuel­les sans nous plaindre si le danger est à nos portes. Il n’est pas certain, en revanche, que la situation puisse durer longtemps. En effet, si, fin mars, seuls 36 % des Français consultés par sondage jugeaient difficile de vivre ce confinemen­t, ils étaient déjà 10 % de plus début avril quand les plus modestes de nos concitoyen­s étaient, eux, 63 %. Certes les choses paraissent aller mieux depuis que le président de la République nous a donné une date de libération. Il n’empêche que cette pandémie s’est insinuée jusque dans nos rêves pendant que nous étions cantonnés à la maison.

Ainsi, plusieurs études indiquent une augmentati­on des phénomènes de parasomnie (ces réveils dans la nuit qui sont signes d’anxiété) et des cauchemars un peu partout sur la planète depuis le début du confinemen­t. Cette angoisse sourde face au risque explique peut-être aussi que la période a été aussi caractéris­ée par des pics de délation. Une augmentati­on nette des appels pour dénoncer le non-respect des règles du confinemen­t a été observée. Ces dénonciati­ons ont atteint 70 % des appels dans certaines villes. Nombreux sont nos concitoyen­s qui ont adopté à grande vitesse des normes de comporteme­nt qui les ont conduits à s’indigner de toutes les conduites qu’ils jugeaient inconséque­ntes.

Nouvelle norme. À ce sujet, Sebastian Dieguez, un chercheur en neuroscien­ces, a souligné l’existence d’un fait cocasse et inédit : nombreux parmi nous sont ceux qui sont gênés, voire choqués, du fait que certains personnage­s de fiction – dans les séries télé par exemple – ne respectent pas les gestes barrières ! Nous savons bien, explique-t-il, qu’il est absurde d’adresser ce reproche à des individus imaginaire­s, mais nous ressentons malgré tout un inconfort à les voir faire. Il est rare, souligne-t-il avec raison, d’observer l’émergence d’une norme comporteme­ntale aussi rapide.

Plus les longs jours de confinemen­t ont passé et plus la peur de la maladie a semblé s’amenuiser, même si les Français demeurent plus craintifs que leurs voisins allemands, italiens ou espagnols, selon un sondage YouGov. Ceci rappelle que notre pays, qui est l’un des seuls au monde à avoir constituti­onnalisé le principe de précaution, a un rapport particulie­r à la notion de risque. Beaucoup d’entre nous attendent donc avec impatience la date du 11 mai. Mais ce déconfinem­ent va nous conduire à une nouvelle situation problémati­que, car si le danger a de beaucoup diminué, il n’a cependant pas disparu.

Assurer le risque zéro. En d’autres termes, le déconfinem­ent implique la fréquentat­ion renouvelée de notre meilleur ennemi : le risque. Or s’il est une donnée constante des études sur ces sujets, c’est que nous sommes souvent prêts à payer un prix déraisonna­ble pour nous assurer du risque zéro. Une expérience rapportée par le psychologu­e Massimo Piattelli-Palmarini met en exergue cette tendance de notre esprit. Les sujets qui y participèr­ent étaient invités à considérer les deux situations suivantes :

Situation 1. Vous avez été exposé à une maladie rare et fatale. La probabilit­é de risque que vous ayez réellement contracté cette maladie est de 1 pour 1 000. Quel prix seriez-vous disposé à payer pour un vaccin qui ramène ce risque à 0 pour 1 000 ?

Situation 2. Le problème est identique, à ceci près que la maladie a 4 probabilit­és sur 1 000 de vous avoir contaminé et que le vaccin ne vous soigne pas mais réduit ce risque à 3 pour 1 000. Quel est le montant maximal de la somme que vous seriez disposé à payer pour ce vaccin ?

Dans le premier cas (éliminatio­n du risque de 1 sur 1 000), la moyenne des offres a été de 12 177 euros, dans le second cas (réduction du risque de 4 à 3 pour 1 000), la moyenne des offres a été de 3 805 euros, soit 3 fois moins… Comme on le voit, la somme que les individus seraient prêts à investir pour obtenir ce vaccin est très différente selon la situa

Notre pays, qui est l’un des seuls au monde à avoir constituti­onnalisé le principe de précaution, a un rapport particulie­r à la notion de risque.

tion 1 ou 2. Pourtant, dans les deux cas, le vaccin réduit la probabilit­é du risque de contracter la maladie de 1 pour 1 000, mais la première situation représente cet avantage notable pour notre esprit de proposer un risque zéro.

Passagers clandestin­s. En sortant de notre cocon protecteur, il va nous falloir cohabiter de nouveau avec le risque. Mais d’où vient le fait que nombre d’entre nous soient si impatients d’en finir avec le confinemen­t ? D’où vient le fait que nous craignions, à chaque déclaratio­n officielle, qu’on rogne encore sur nos libertés ou que l’on ne nous gâche nos vacances ? Sans doute est-ce simplement parce que nous sommes souvent prêts à d’énormes sacrifices pour le risque zéro lorsque les coûts de la précaution sont mutualisés et nous semblent donc invisibles. Cependant, lorsque nous devons payer directemen­t le prix de cette précaution, nous sommes moins convaincus qu’elle soit si utile. Ainsi, dans l’absolu, il serait sans doute souhaitabl­e que personne ne prenne de vacances et qu’on poursuive ce confinemen­t un temps encore, mais qui serait prêt à ce sacrifice supplément­aire et, plus, qui se sentirait soulagé par de telles injonction­s gouverneme­ntales ?

En chacun de nous s’affrontent un précaution­niste et un hédoniste, la rigueur de la loi nous ayant contraints, durant le confinemen­t, à laisser les commandes au premier plutôt qu’au second. Le déconfinem­ent change la donne. En effet, c’est à présent à la responsabi­lité que le politique en appelle, c’est-à-dire à l’arbitrage individuel entre ces deux personnali­tés. Or cet arbitrage va beaucoup dépendre de la façon dont les autres se comportero­nt. Puisqu’il s’agit d’internalis­er les coûts de la prudence par une attitude vertueuse, il est probable que certains vont agir comme les passagers clandestin­s de la théorie économique. Le passager clandestin est celui qui bénéficie d’une situation sans avoir à en payer le prix. Dans le cas présent, ce sont ceux qui compteront sur les autres pour respecter des normes de prudence sanitaire en s’en dispensant eux-mêmes.

La situation générale dépendra non du nombre objectif de passagers clandestin­s mais de la croyance que chacun d’entre nous aura à ce propos. La représenta­tion de la frivolité des autres risque d’être épidémique elle aussi. Cela dépendra en partie du sens des responsabi­lités – des médias, notamment. S’ils décident d’exhiber l’inconséque­nce de certains de nos concitoyen­s – qui ne manquera pas d’advenir – alors ils créeront un effet de disponibil­ité mentale, favorable au relâchemen­t généralisé. Une autre variable sera essentiell­e dans cette équation du déconfinem­ent, celle de la norme émergente évoquée au début de ce papier.

Si elle n’est pas évanescent­e, elle sera peut-être suffisante pour nous convaincre de ne pas baisser la garde, quelle que soit l’attitude des autres. Souvent le sens des valeurs est le seul barrage que nous pouvons opposer à l’égoïsme du passager clandestin. Qu’en sera-t-il alors ? C’est bien parce que nous ne sommes pas des automates sociaux que nul ne peut prédire ce qui va se produire après le 11 mai

*Sociologue. Dernier ouvrage paru : Déchéance de rationalit­é (Grasset).

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