Le Point

Matt Ridley : « Nous payons en vies humaines le frein à l’innovation mis par l’administra­tion »

Selon le biologiste et essayiste britanniqu­e, les pays qui se sont appuyés sur le secteur privé ont mieux résisté au Covid-19. La recherche occidental­e souffre d’un excès de précaution­s.

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Biologiste et auteur d’essais volontiers provocateu­rs traduits dans plus de trente langues (le prochain, How Innovation Works, paraît ce mois-ci*), Matt Ridley est un défenseur invétéré de l’« optimisme rationnel » et des processus d’innovation. Sa lecture de la crise actuelle n’est pas tendre avec les bureaucrat­es de la précaution et les collapsolo­gues, dont il est un pourfendeu­r régulier. Entretien tonique.

Le Point: Quel regard portez-vous sur la manière dont les États ont géré la crise actuelle? Matt Ridley:

La première leçon à tirer, c’est que les pays qui se sont fortement appuyés sur le secteur privé ont fait mieux que ceux qui ont tout misé sur l’État et sur l’hôpital public. C’est le cas, par exemple, en Corée du Sud, où il a été très tôt demandé aux acteurs privés d’accroître leur capacité de dépistage. C’est aussi le cas en Allemagne, qui s’est fortement appuyée sur son système médical privé et décentrali­sé. Chez nous, en Grande-Bretagne, tout comme en France, nous avons donné la priorité à l’hôpital public et avons trop longtemps réservé les tests à ce seul secteur. C’était une erreur.

Diriez-vous que cette crise révèle, au sens large, la fragilité du centralism­e technocrat­ique?

Oui, à plus d’un titre. D’abord parce que les failles logistique­s ont mis en lumière le manque d’anticipati­on et de préparatio­n des États face aux grandes catastroph­es. Pourtant, si l’État existe, c’est avant tout pour nous protéger des grands dangers auxquels nous ne pouvons faire face seuls. Par ailleurs, les administra­tions sont aussi coupables d’avoir trop fortement freiné l’innovation ces dernières décennies, et nous en subissons aujourd’hui les conséquenc­es.

Qu’entendez-vous par là?

Sans nous en rendre compte, nous avons pris un retard colossal en matière d’innovation alors que nous aurions pu faire bien plus ! Nous le payons aujourd’hui en vies humaines. Les médicament­s antiviraux à large spectre existent à peine, et le développem­ent de nouveaux vaccins prend un temps considérab­le. Quant aux tests de diagnostic in vitro, ils ne sont pas aussi bons qu’ils auraient pu l’être. Ce n’est pas un problème de compétence : les talents ne manquent pas. Ce qui nous a ralentis collective­ment, c’est l’excès de précaution, qui est devenu la norme occidental­e en matière de recherche.

Vous voulez dire que les réglementa­tions encadrant la recherche doivent être assouplies?

Bien sûr, et vite ! Car, en cherchant à éviter de petits risques, c’est un risque bien plus grand qu’on a vu apparaître. Face à lui, nous nous retrouvons bien démunis. La bureaucrat­ie s’est infiltrée à tous les étages de la science pour tout freiner, tout ralentir, tout bloquer. Avec une seule idée en tête : « Innovez… mais ne prenez surtout pas de risques!» C’est un non-sens. Ces risques pointés par nos technostru­ctures paraissent bien minimes comparés à ces médicament­s ou ces protocoles qu’on aurait pu inventer avant que la pandémie ne vienne nous frapper. C’est tout aussi vrai pour les technologi­es médicales. Résultat : il aura fallu soixante-dix mois pour approuver un nouveau stimulateu­r cardiaque en Italie ! Ce qu’on chiffre en

« La bureaucrat­ie s’est infiltrée à tous les étages de la science. Avec une seule idée en tête : “Innovez… mais ne prenez surtout pas de risques !” C’est un non-sens. »

mois, on pourrait le chiffrer en nombre de morts. C’est une vérité qu’il va falloir accepter d’entendre.

Que suggérez-vous pour l’avenir?

Que l’on fasse l’audit de toutes les normes qui créent une présomptio­n de culpabilit­é sur les scientifiq­ues. Ces derniers passent parfois plus de temps à chercher à démontrer que leur invention comporte peu ou pas de risques qu’à innover vraiment. Il faut en finir avec cette religion de la précaution excessive.

Le Covid-19 va-t-il, par ailleurs, mettre un terme à la mondialisa­tion?

Ce serait ridicule et je ne le crois pas. Le meilleur exemple de la mondialisa­tion heureuse, c’est la recherche. Le remède ou le vaccin qui mettra fin au Covid-19 sera distribué partout sur la planète grâce à des réseaux mondialisé­s. Ceux qui refusent la mondialisa­tion peuvent donc dire adieu à un traitement rapide du coronaviru­s ! Il en va de même pour les tests diagnostic­s, les meilleures pratiques médicales et les équipement­s de protection.

Certes, mais on ne peut nier que l’accélérati­on des échanges a contribué à propager le virus sur une large partie du globe.

Bien sûr, personne ne le nie. Mais, là encore, il faut cesser d’être naïf : il n’y a pas d’action humaine sans risque. Et si le commerce, la recherche mondiale et la libre circulatio­n sont des gains objectifs du monde globalisé, cela ne va pas sans danger, notamment quand certains font commerce d’espèces sauvages valorisées par la médecine chinoise sur des marchés humides…

Quelles conclusion­s en tirer?

La biosécurit­é doit devenir l’une de nos priorités si nous voulons pleinement profiter des avantages de la mondialisa­tion. Les espèces invasives et potentiell­ement toxiques sont un problème sous-estimé jusqu’alors – qu’il s’agisse de virus, d’animaux ou de plantes. Il faudra y remédier en interdisan­t et en contrôlant. Nous cesserons peut-être aussi de dire, comme l’OMS en 2015, que « le changement climatique est la plus grande menace pour l’humanité ». La crise actuelle doit nous permettre de voir clair sur ce qui est essentiel pour nous, les humains, et réviser ainsi nos priorités.

Vous ne pensez pas que le «monde d’après» devra être plus vert, moins polluant?

Je pense surtout qu’il faudra cesser de tout réglemente­r dans ce sens et qu’il faut refaire confiance aux acteurs privés. Nous allons affronter une crise économique majeure, et la priorité absolue devra être de recréer de l’activité sans mettre sans cesse des bâtons dans les roues aux innovateur­s et aux entreprise­s. Le meilleur moyen d’avoir une planète plus propre, c’est de faire confiance à l’inventivit­é humaine, pas de mettre un gendarme à chaque coin de rue.

Vous qui défendez l’«optimisme rationnel», pouvonsnou­s être encore des optimistes rationnels?

Bien entendu. La forte diminution de la pauvreté, de la mortalité infantile et de nombreux autres problèmes que le déploiemen­t du capitalism­e sur la planète a permis de régler va se poursuivre. Le Covid-19 est un revers, mais il est peu probable qu’il provoque les mêmes ravages que les pandémies précédente­s. Nous finirons par le vaincre grâce aux vaccins, aux médicament­s antiviraux et aux habitudes de distanciat­ion sociale. Certaines de nos habitudes sociales vont sans doute changer : on travailler­a davantage à distance, on communique­ra plus virtuellem­ent, et l’argent liquide pourrait même progressiv­ement disparaîtr­e. Pour le reste, tout recommence­ra comme avant. J’espère simplement que nous tirerons les bonnes leçons de cette crise en ne créant pas des super-États démultipli­ant les réglementa­tions paralysant­es. Car c’est la dernière chose dont notre monde a besoin. Et, sur ce point, je ne dois avouer que je ne suis pas parfaiteme­nt optimiste PROPOS RECUEILLIS PAR MATHIEU LAINE

Harper Collins, 416 p., 20 £ (non traduit).

« Ceux qui refusent la mondialisa­tion peuvent dire adieu à un traitement rapide du coronaviru­s ! »

 ??  ?? Critique. Matt Ridley à Londres, en 2012. L’essayiste est connu pour ses ouvrages écornant les « réglementa­tions paralysant­es ».
Critique. Matt Ridley à Londres, en 2012. L’essayiste est connu pour ses ouvrages écornant les « réglementa­tions paralysant­es ».

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