L’art au temps du Covid, par Serge Bramly
Porte-t-on un même regard sur les oeuvres d’art en temps ordinaire qu’en temps de pandémie ? Au même titre que l’économie ou que l’équilibre mondial, le goût esthétique peut-il sortir indemne de l’épreuve que nous traversons ?
J’ai depuis toujours cette manie de feuilleter au petit déjeuner un catalogue d’exposition, de ventes aux enchères, une monographie consacrée à un peintre, à une période ou aux chefs-d’oeuvre de telle ou telle culture, persuadé que la contemplation de belles choses placera la journée qui commence sous d’heureux auspices. Avec le confinement, cette habitude s’est muée en besoin de réconfort et s’est paresseusement déplacée sur Internet, ses posts innombrables, ses visites virtuelles. Depuis qu’elles ont fermé leurs portes, les grandes institutions – le Louvre, le Met, le musée des Offices, la Tate – proposent sur la Toile un vaste pot-pourri de leurs trésors, tandis que les galeries (Gagosian, Perrotin…) vantent les dernières créations de leurs artistes, nous font pénétrer dans les ateliers et offrent un libre accès à tout ce dont l’annulation des foires internationales privera les
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amateurs. C’est un pis-aller bien commode, ne serait-ce ■ que pour explorer de nouveaux domaines, éprouver des surprises et voyager sans quitter sa chambre, de Munich à Philadelphie, de Miami à Hongkong. La vie recluse semble provoquer par ailleurs un surcroît d’engouement pour les arts. Ont-ils jamais été autant à l’honneur sur Instagram ? Van Gogh et Botticelli récoltent des milliers de like. On y voit même d’ingénieux confinés s’amuser à reproduire en tableaux vivants (« Art recreation challenge »), avec les moyens du bord, La Jeune Fille à la perle de Vermeer, Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, voire L’Origine du monde de Courbet, traitée en nature morte à la manière d’Arcimboldo. Les résultats sont souvent réjouissants. Ce concours a lancé une véritable mode.
Aspirations supérieures. Je profite comme tout le monde de ces libéralités, de ces amusements, de cet intérêt accru. J’avoue néanmoins que beaucoup de choses que j’appréciais jusque-là ont en même temps perdu de leur attrait ou m’ont déçu, à la façon de l’ami dont vous découvrez soudain qu’il ne mérite guère votre confiance. Je n’attends plus rien de Donald Judd, par exemple, dont le MoMA fait grand cas en ce moment. Ni d’Anish Kapoor ni de Takashi Murakami, dont j’étais pourtant un follower fidèle. Il me semble qu’ils se comportent mal. Ils m’embarrassent, m’irritent, je me sens trahi. Warhol lui-même m’inspire des sentiments mitigés. Quand je tombe sur les reproductions de leurs oeuvres, je les passe vite, désormais, comme on zappe un débat de Public Sénat ou une rediffusion de La Roue de la fortune. À la quête de « délectations moroses » se sont ajoutées, semblet-il, des aspirations supérieures.
Il faut croire que mes goûts se sont modifiés depuis que le monde tourne autour du décompte quotidien des hospitalisations et des décès dus au Covid-19, ou plutôt qu’ils se sont recentrés, comme si l’omniprésence du virus dans les pensées, avec son cortège d’effroi et de contraintes, avait redéfini la fonction même de l’art. Denys l’Ancien en avait fait la démonstration à Damoclès : le banquet change de saveur lorsqu’une épée pend à un fil au-dessus de la tête. Combien d’oeuvres qui devaient être présentées dans des manifestations internationales, à Art Basel en particulier (je parle, là, de la fine fleur de la création contemporaine), me paraissent soudain creuses, inutiles, vaines, voire d’une frivolité irritante, au regard des réalités actuelles et des catastrophes à venir – alors que je me suis replongé dix fois cette semaine dans le Saint Jérôme pénitent dans le désert, de Lorenzo Lotto, que conserve le Louvre, parce qu’il me procurait chaque fois de nouvelles consolations, sinon des motifs d’espoir ! Le confinement de l’ermite peint par Lotto résonne d’échos spécialement accordés à la situation, il est vrai, de même que la nature qui lui offre refuge, mais, au-delà du thème et des réflexions qu’il induit, c’est l’attention délicate que le peintre à apportée aux détails, à l’arbre sec, au crépuscule doré que reflète la roche, qui me comble, comme si cet univers enchanté avait d’abord le mérite d’exalter la vie et, à travers sa minutieuse représentation, le regard émerveillé que l’on porte sur elle.
Un pot de café et un verre d’eau de Chardin, une encre de Zao Wou-Ki, une fenêtre de Matisse, un masque de PapouasieNouvelle-Guinée, un grand graffiti rouge de Cy Twombly m’ont donné, ces jours-ci, des ravissements similaires, sans que rien de tangible ne les relie aux angoisses présentes, tandis que les froides armoires de pharmacie de Damien Hirst, très en phase pourtant avec la pandémie, m’ont fait, à l’inverse, l’effet des injections de détergent préconisées par Donald Trump. De même que le 45e président des États-Unis, les réalisations des artistes néo-pop, néoconceptuels, celles des plasticiens à discours et autres héritiers illégitimes de Marcel Duchamp survivront-elles à la crise ?
Certes, l’art est un reflet de son temps ; quelqu’un comme Jeff Koons a rendu mieux que personne la trivialité de l’univers consumériste dans lequel chacun se complaisait hier encore ; mais comment qualifier aujourd’hui le reflet d’un temps autodestructeur, pour ne pas dire imbécile ? La pandémie montre durement combien certaines recherches que l’on prisait en période dispendieuse de surenchère et d’esbroufe perdent leurs attraits quand une catastrophe s’abat et met en demande de chaleur, de lumière, de secours.
Ces dernières décennies ont largement déshumanisé la création artistique, estimant que les principes trop humains qui l’animaient étaient désormais obsolètes. De façon générale, la rigueur de la machine tend à remplacer la patience de la main, le monumental à éclipser l’intime et, dans les écoles d’art, le cours de marketing à occulter le croquis sur le vif. Son activité était pour Léonard de Vinci cosa mentale, « chose mentale » ; mais Léonard n’a jamais pensé qu’une oeuvre devait se limiter pour autant à un jeu intellectuel sans autre perspective que de flatter la vanité d’un com
« Je n’attends plus rien de Donald Judd, ni d’Anish Kapoor ni de Takashi Murakami. Il me semble qu’ils se comportent mal. »
manditaire. La peinture était d’abord à ses yeux « une fiction capable d’exprimer de grandes choses » ; et c’est sans doute cette vocation-là – d’être un lien, une mise en relation affective, un désir qui s’exprime et se matérialise dans l’instant en plaisir émotionnel – qui opère un tri aujourd’hui entre les oeuvres qui conviennent à toutes les saisons et celles dont on se demande, dès lors que souffle la tempête, à quoi elles servent au fond, quelle est leur raison d’être.
À quoi sert l’art ? C’est une question très ancienne dont on cherche toujours la réponse. Les critères d’évaluation, il faut dire, n’ont cessé d’évoluer au cours des âges: les chamans appréciaient d’abord l’efficacité magique ; les Byzantins attendaient de leurs icônes qu’elles opèrent des miracles ; le classicisme français jugeait à l’aune du beau : l’important, disait-il, est de plaire ; les philosophes y ajoutaient des nuances de vertu, de vérité ; les romantiques trouvaient le beau un peu plat et ne juraient que par le sublime ; les surréalistes voulaient révolutionner les esprits… Mais le XXIe siècle ? Même s’il a toujours existé d’une manière ou d’une autre, l’Art avec une majuscule est d’invention à peine moins récente que le marché de l’art. Il a bouleversé l’ancienne hiérarchie occidentale des genres, où la peinture religieuse et historique occupait la première place et la nature morte, un strapontin très modeste. Et ce jusqu’à l’ancienne classification des Chinois, pour qui les inspirants paysages des lettrés
« Le moment n’impose-t-il pas de reconsidérer la qualité de l’émotion qu’une oeuvre est censée produire ? »
(shanshui) surpassaient tout le reste. Mais quelles que fussent les inclinations personnelles, les doctrines dont elles participaient et la latitude sous laquelle elles voyaient le jour, l’art avait toujours une destination, un sens, une mission élevés dont on aperçoit d’autant mieux la nécessité et l’importance que nul n’a jamais réussi à les définir – on parlerait aussi bien de l’insondable mystère de la vie.
Le moment n’impose-t-il pas de réévaluer ce rôle, de reconsidérer la qualité de l’émotion qu’une oeuvre est censée produire? Je me trompe peut-être. Il n’est pas impossible que nos routines se remettent en place dès la sortie du confinement et que la production et le marché retrouvent peu à peu leurs ornières comme s’il ne s’était rien passé. Les galeries préparent déjà l’après-11 mai, dit-on, et travaillent à revoir leur mode opératoire ; mais leur contenu ? Pour ma part, je confesse sans honte qu’un ressort s’est cassé…
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