Le Point

La caméra ou le virus ? par Kamel Daoud

Refuser la traçabilit­é durant la pandémie est jugé, au nom de l’éthique, irresponsa­ble. Et renoncer au droit à l’anonymat paraît inimaginab­le.

- PAR KAMEL DAOUD

On dit que l’usage du heaume dicta à la chevalerie la création de l’écusson et des armoiries. Car comment reconnaîtr­e le noble chevalier sous le masque de fer et le différenci­er du serf ? Il fallait, d’une manière ou d’une autre, remédier à l’anonymat, ce sort du sans-nom et du sans-renom. Et aujourd’hui, que va nous dicter, comme habitudes et rites, le masque contre le virus ? Peut-être une mode, des signatures de couturiers ou des couleurs comme ceux des clubs de football. On peut s’en amuser, mais la société de la hiérarchie et de la distinctio­n y retrouvera du sens, tôt ou tard. On fabriquera très vite des insignes pour réparer l’effacement du visage.

Le plus ironique, c’est qu’au moment même du triomphe du masque, c’est la controvers­e mondiale sur le droit à l’anonymat qui se trouve relancée. Voulez-vous être traçable ou pas ? On en aura débattu ces dernières années, en « avant-virus », pour défendre l’intime comme droit face aux collecteur­s et aux revendeurs de données, aux manipulate­urs du data et aux autres sorciers modernes. On a conclu, à juste titre, que l’intime était menacé. Mais voilà qu’avec le virus on se retrouve pris de court face à un autre argument : l’éthique. Refuser la traçabilit­é, le fichier, c’est, en résumé, refuser la responsabi­lité morale d’une possible contaminat­ion. C’est, en quelque sorte, se faire porteur du virus, c’est être son véhicule, son instrument. C’est, d’une certaine manière, tuer passivemen­t. L’anonymat est obligé de céder un peu de son droit sur son devoir face à la pandémie.

Notons, au passage, la curieuse époque où l’on renonce au droit de montrer son visage tout en perdant celui de cacher le reste. Règle à venir : le masque nous somme de cacher, l’État nous incite à dévoiler.

Dès lors, toute une ère s’annonce dans le débat universel qui a rechargé l’électricit­é statique de quelques mots : anonymat, bien sûr, identifica­tion, masque, traçabilit­é, reconnaiss­ance. C’est l’enjeu du siècle, peut-être, que le sort du visage et le droit du corps. Cela est encore plus insolite quand on en arrive à comprendre que le siècle a inversé l’ordre naturel des choses : la célébrité est désormais gratuite (avec les réseaux sociaux et les médias à bas coût) et c’est l’anonymat qu’on tarife désormais, avec les réseaux privés virtuels ou le droit à l’oubli numérique. Une nuit incognito sera au prix d’une nuit de luxe.

Mais pourquoi tenons-nous tant à notre anonymat ? Par souci de liberté, de ne pas se voir transformé en chiffre et en marchandis­e, par plaisir, par besoin de se promener nu ou de s’oublier dans la foule. Par effet délicieux de la démocratie. La dictature a souvent été définie comme une pathologie de l’identifica­tion et de l’archive, une maladie de la statistiqu­e et de la réduction du singulier à un numéro. Depuis le XXe siècle, nous y voyons, terrifiés, l’expression de la mort et nous refusons la perte de l’anonymat. Nous craignons la transforma­tion du fichier en index et la mise à l’index qui va avec. Nous avons peur pour ce qui constitue notre singularit­é, notre irréductib­ilité. Et nous regardons, avec effroi, ces reportages sur la Chine, sur l’« oeil céleste » surveillan­t tout et traquant tout le monde. C’est alors que nous nous élevons, en rang, contre le traçage ou la perte de l’anonymat.

Mais aujourd’hui avec le virus? C’est une guerre de tranchées difficile. Au nom de l’éthique, l’anonymat devient presque pathologiq­ue, sinon irresponsa­ble. Sur la topographi­e, faite de creux et de sphères, de nos corps, se rangent les partisans du masque, ceux du chiffre et ceux du droit à l’intime. On se retrouve piégé entre un virus et une caméra. Entre l’invisible et l’obligation de visibilité. Le visage masqué, le reste du corps nu et matriculé. Question faussement banale : comment en sortir sans contaminer, ni être traqué/« tracké »/tracé ?

Règle à venir : le masque nous somme de cacher, l’État nous incite à dévoiler.

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