La bataille de la librairie
C’est du jamais-vu : à partir du 11 mai, les librairies seront les seuls lieux culturels accessibles au public. Comment se préparent-elles ?
Festivals annulés, cinémas aux écrans muets, opéras et théâtres vides, musées invisitables – sauf les « petits musées », affectueuse appellation dont on attend encore avec impatience la définition –, mais librairies ouvertes. Sans aucune concurrence culturelle. Historique. À partir du 11 mai, les librairies seront en effet, avec les bibliothèques – dans des conditions encore problématiques –, les seuls lieux où pourront pénétrer les affamés de nourritures spirituelles, et surtout de nouveautés ! Une oasis dans le désert. Et une occasion à ne pas manquer pour la profession. Car si le confinement a fait très mal économiquement (entre le 16 mars et le 12 avril, les ventes de livres tous circuits confondus se sont écroulées de 66 % en valeur par rapport à 2019, selon le bilan GfK pour Livres Hebdo), il a aussi déclenché une polémique d’une violence inouïe au sein du métier. Notamment quand la perche tendue par Bruno Le Maire, le 19 mars sur France Inter, pour étudier la possibilité d’accorder aux librairies le label de commerce de première nécessité n’a pas fait bouger d’un pouce la ligne du Syndicat de la librairie française (SLF). Celui-ci enjoignait aux libraires de baisser le rideau au lieu de maintenir « une activité symbolique », selon les mots du délégué général du syndicat, Guillaume Husson, lancé dans une campagne contre Amazon et les hypermarchés, qui continuaient à vendre des livres.
De l’autre côté du Rhin, pourtant, on aurait bien aimé avoir la chance d’ouvrir. « Si les centres commerciaux de bricolage et de jardinage avaient le droit de rester ouverts, les livres, eux, n’ont pas été jugés indispensables ! » tempête ainsi Sabine Braun, de la librairie Pegasus, dans le Bade-Wurtemberg. Tandis que sa collègue berlinoise Christiane Fritsch-Weith n’en finit pas de remercier le Sénat de Berlin (gouverné par une coalition de gauche) qui, depuis le début de la crise, a décidé, lui, avec le Land de Saxe-Anhalt, dans l’exRDA, de garder ses librairies ouvertes pendant toute la période du confinement, alors que dans les 14 autres Länder allemands les librairies sont restées fermées pendant les quatre semaines et demie en question.
« Je ne vais pas dire à mes clients de rester à la porte ! Les livres pour enfants, par exemple, il faut pouvoir les feuilleter ! » Marie-Rose Guarniéri
Certes, en France, tous les libraires n’étaient pas d’accord avec le syndicat, dont ils n’étaient d’ailleurs pas tenus de suivre la position. Si les grandes librairies ont majoritairement choisi de mettre leurs employés au chômage, d’autres, plutôt que fermer et attendre d’hypothétiques compensations de l’État, ont multiplié les initiatives individuelles (drive ou «click and collect », à retrouver sur une carte dédiée et le réseau Librest) qui ont fait chaud au coeur de tous les lecteurs lassés de lire La Peste pour la quatrième fois. Et si, marginalement, une cliente d’une valeureuse librairie corse a été verbalisée pour avoir récupéré par drive un manga pour sa fille (bavure réparée), une fois le cadre juridique précisé sur le site du syndicat face à la demande des libraires dès lors rassurés, plus de 850 actions ont été recensées fin avril sur le site jesoutiensmalibrairie.com. À Montmartre, Marie-Rose Guarniéri, de la Librairie des Abbesses, a ouvert sa librairie trois heures par jour, dans des conditions sanitaires aussi bonnes que chez le fromager ou le boulanger d’à côté, et se dit, aujourd’hui, avoir expérimenté ce qui pourra être fait à partir du 11 mai : « Je ne vais pas dire à mes clients de rester à la porte, quand même ! Les livres pour enfants, par exemple, il faut pouvoir les feuilleter ! Alors deux personnes à la fois dans la librairie, et du gel hydroalcoolique avant et après. » Elle n’exclut pas non plus les séances de signatures physiques quand ce sera possible et, en attendant, elle a prévu avec la musicienne et désormais écrivaine Olivia Ruiz, qui signe l’un des livres très attendus de la reprise (La Commode aux tiroirs de couleurs, chez Lattès), un événement filmé via Zoom : « Les gens pourront assister à la lecture musicale, précommander le livre et venir le chercher dédicacé à la librairie. »
Innover. La date du 11 mai est donc l’occasion, pour les libraires français, de profiter d’une fenêtre de tir qui ne se reproduira peut-être plus. Et d’innover. « Au taquet pour le 12 mai », Grégoire Lortat-Jacob, de la librairie Longtemps, dans le 19e arrondissement parisien, qui a repris mi-avril, a commandé le Plexiglas à placer devant le comptoir de vente et prévu un parcours fléché pour s’orienter dans les 120 mètres carrés de son commerce. D’autres se disent partagés entre la hâte des retrouvailles et la « boule au ventre » due aux conditions sanitaires et économiques. C’est le cas de Vivement dimanche, la librairie lyonnaise de Maya Flandin, à la tête de 13 employés sur deux espaces, l’un, généraliste, de 110 mètres carrés, l’autre, pour la jeunesse, de 45 mètres carrés, les deux locaux étant séparés par une boulangerie qui, elle, est bien entendu restée ouverte. Vice-présidente du SLF, et en relation étroite avec le Syndicat national de l’édition pour la reprise, ayant appliqué strictement le confinement, elle a fait confectionner des masques, craignant de ne pas avoir le matériel nécessaire à temps. Heureuse de « reprendre le boulot » mais redoutant aussi de ne pas pouvoir exercer le coeur de son métier : « Combien de temps le client fera-t-il la queue… et si ça dure ? Comment le conseiller en portant continûment un masque, sans oublier les lunettes embuées ? » L’angoisse du chiffre d’affaires continue à sévir, d’autant que pèsent encore beaucoup d’inconnues sur le nombre de clients prêts à revenir dans une France encore au ralenti. La libraire, qui envisage de consacrer ses matinées aux commandes et ses après-midi aux rayonnages, a reçu de nombreux témoignages de soutien, mais « ceux qui ont peur de revenir, eux, ne s’expriment pas ».
Pour autant, les premières retrouvailles signent l’attachement des lecteurs à leurs librairies indépendantes et au commerce de proximité, le confinement montrant dans tous les secteurs le retour aux producteurs locaux. Marie-Pierre Sangouard, qui dirige la diffusion d’Interforum (150 éditeurs), précise : « On a vu qu’en cas de crise, par exemple en 2008, le marché du livre reprenait bien, la lecture devenant une valeur refuge. » « La capillarité du réseau des libraires est fondamentale », ajoute-t-elle, engagée depuis des semaines à mi-chemin entre éditeurs et libraires dans une « reprise responsable ». Ne pas envahir les tables de nouveautés où sont demeurés intacts les livres « mort-nés » parus début mars, ceux de janvier et février n’ayant pas eu toute leur chance. Laisser les libraires réadapter les quantités envisagées à la nouvelle situation. Le mot d’ordre de la profession court sur toutes les bouches : « Reprendre le trafic, faire revenir le public en librairie, en lui proposant d’abord les auteurs qu’il attend. » Et seulement eux ? Joël Dicker, John Le Carré ou Guillaume Musso sont censés relancer la machine à lire. Au risque de laisser sur le carreau les propositions de petits éditeurs que cette crise aura tragiquement fragilisés? Sur les 5 000 livres reportés pour cause de crise
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sanitaire, tous ne ressortiront pas. Ils seront ■ pour certains reportés jusqu’en 2021, notamment des premiers romans. « La cure d’amaigrissement n’est pas mauvaise mais profite, hélas, aux best-sellers et pas à la diversité », souligne Manuel Carcassonne, PDG de Stock, maison du groupe Hachette. « Pourquoi enlever les premiers romans ? Ils ont l’effet de surprise pour eux et montrent que la vie créative continue ! On ne peut pas se contenter de regarder Netflix ou d’écouter la macabre ritournelle de Jérôme Salomon comptant nos morts au quotidien. » Liana Levi (de la maison d’édition qui porte son nom) n’a d’ailleurs pas renoncé à reporter à fin mai la sortie de Nézida, ouvrage d’une primoromancière programmé en avril en lequel elle croit mordicus, et a choisi de décaler d’autres titres en septembre. Ce ralentissement serait l’occasion pour l’édition de « se recentrer sur un nombre de livres limité, que l’on peut vraiment défendre », suggère-t-elle, tout en avouant que la tâche serait plus facile aux petites maisons qu’aux grosses, dont la machine demandera du temps à se modifier, si tant est que de cette crise naisse un «monde d’après» donnant ce temps qui manque si souvent aux livres, et à leurs auteurs, balayés d’un office à l’autre…
Le paysage est encore jonché de points d’interrogation. « J’essaie de comprendre ce qui a été annoncé», commente Enrique Martinez, PDG de la Fnac, autre rouage clé dans la vie du livre. « Je sais que je vais pouvoir ouvrir dès le 11 mai les magasins qui ne sont pas dans des centres commerciaux, mais pour les autres, j’attends des instructions claires. Les nouveautés arrivent et c’est formidable de ne pas attendre septembre pour faire revenir les lecteurs, même si l’on sait qu’on n’atteindra pas tout de
suite le niveau d’avant le Covid-19. » Autre champ de bataille : la vente en ligne et la lutte, inégale, contre l’épouvantail Amazon, aujourd’hui, certes, un peu freiné. Martinez déplore qu’on laisse le géant américain quasiment offrir les frais de port à ses clients (1 centime par livre) quand il les livre à domicile. « En France, la loi Lang garantit un prix du livre unique. Les libraires ont le droit de faire une remise de 5 %, mais quand on va chercher son livre en librairie, même s’il a été commandé en ligne. Si on veut se le faire expédier, on doit payer en plus des frais de port. Et aucun libraire ne peut se payer le luxe de les offrir au client comme le fait Amazon, qui contourne ainsi la loi. » Ce tarif postal spécial pour le livre, toute la profession le réclame : ce temps de réflexion serait-il aussi l’occasion d’agir? « Le livre est un opium », disait Anatole France. Allons chasser le dragon !
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