« Pinocchio », du grand au petit écran
Initialement tourné pour le cinéma, le merveilleux Pinocchio de Matteo Garrone ne sortira plus en salles… mais sur Amazon.
Pinocchio ne montrera pas le bout de son nez sur grand écran… Initialement prévu en salles le 18 mars, repoussé au 1er juillet en raison de l’épidémie de Covid-19 et de la fermeture des cinémas, le film très attendu de Matteo Garrone est finalement diffusé sur la plateforme Amazon Prime Video. Une sacrée nouvelle, qui pourrait faire tache d’huile. « Sans garantie d’ouverture des salles en juillet, il fallait trouver une solution pour faire vivre ce film familial par excellence, s’explique Jean Labadie, président du Pacte, qui a coproduit et devait distribuer le film dans l’Hexagone. En ce moment, plus que jamais, nous devons donner sa chance au cinéma grand public. Les gens en ont besoin. » À situation exceptionnelle, décision exceptionnelle. Le Pacte, qui a déboursé 700 000 euros en promotion, n’a pas hésité longtemps avant de céder les droits exclusifs à la plateforme de SVOD, et pour une durée de dix ans, condition sine qua non, selon le distributeur, à la visibilité que mérite le film.
Une révolution. D’autant que ce Pinocchio est un véritable enchantement. Son succès au box-office italien – 15 millions de dollars – et les 15 nominations aux David di Donatello, les césars transalpins, laissaient présager un bel avenir dans les salles françaises. «Depuis tout petit, je suis obsédé par Pinocchio», nous confiait Matteo Garrone, rencontré à Rome en février. Il est vrai qu’on n’attendait guère le réalisateur italien de 52 ans – qui nous avait davantage habitués à des films noirs (Gomorra, 2008 ; Reality, 2012 ; Tale of Tales, 2015 ; Dogman, 2018) – dans ce registre à la fois comique, enfantin et populaire. Pourtant, la tanière qu’il occupe au fin fond de studios de cinéma quasi désaffectés, au sud de la capitale italienne, semble tout droit sortie de l’imaginaire d’un enfant. Parmi les mauvaises herbes et les décors délaissés, une madone défraîchie, des statuettes en bois, une paire de chaussures de ski, quelques vestiges de ses précédents films… Dans l’entrée de ce studio, qui lui sert à la fois de chambre, de bureau, de cabinet de curiosités et de laboratoire, les premiers «story-boards» du film, réalisés à l’âge de 6 ans et dédicacés à « Mamma » et « Papà ». Sur le canapé, allongé nonchalamment, une marionnette en bois grandeur nature. Aux murs, des centaines de
« Sans garantie d’ouverture des salles en juillet, il fallait trouver une solution pour faire vivre ce film familial par excellence. » Jean Labadie
photographies, de dessins, de peintures, de vignettes numérotées, le film en 2D, en somme, représenté scène par scène. « Ma mère me lisait le livre de Collodi quand j’étais petit. Depuis, je vis avec Pinocchio. Je me suis longtemps assimilé au personnage et, aujourd’hui, comme j’ai un fils de 11 ans, je suis devenu Geppetto. Italo Calvino avait raison lorsqu’il disait que Pinocchio a toujours existé, qu’on ne peut s’imaginer un monde sans lui. »
Résurrection. L’histoire, tout le monde la connaît : Geppetto, un pauvre menuisier italien, fabrique dans une bûche en bois un pantin qui rit, pleure et parle comme un véritable enfant. Espiègle, naïf, avide de liberté, Pinocchio (pignon en toscan), dont le nez s’allonge à chaque fois qu’il ment, va rencontrer Mangefeu, le montreur de marionnettes, le chat et le renard, qui l’attaquent et le pendent, la Fée bleue, qui le sauve ; il va se transformer en âne, atterrir dans le ventre d’un gros poisson, et enfin retrouver son père et devenir un petit garçon de chair et d’os. À l’origine de ce conte initiatique, Carlo Collodi, journaliste, polémiste et homme de théâtre toscan du XIXe siècle. C’est sous sa plume que naît Pinocchio, en 1881, dans le Giornale per i bambini, supplément dominical du quotidien Il Fanfulla. Le succès est immédiat. Au quinzième épisode du feuilleton, alors que Collodi fait mourir Pinocchio pendu à un arbre, les lecteurs s’indignent et exigent la résurrection du pantin. L’auteur s’exécute, poursuit les aventures de son héros et finit par les faire paraître dans un ouvrage qui deviendra vite un best-seller, le livre le plus vendu en Italie après La Divine Comédie de Dante, traduit dans plus de 200 langues. Matteo Garrone n’est pas le premier à adapter ce petit morceau du patrimoine italien, qu’on avait pu voir dernièrement en version animée sous le crayon de Lorenzo Mattotti. Garrone reconnaît d’ailleurs avoir été bercé par le film de Luigi Comencini (1972) avec Nino Manfredi dans le rôle de Geppetto et la magnifique Gina Lollobrigida dans celui de la Fée bleue, et se sentir moins proche en revanche de l’animation de Disney de 1940…
Son Pinocchio, qui nous invite à redécouvrir l’Italie paysanne de la fin du XIXe siècle, est un vrai bijou pictural. « Du pur divertissement, sans frontière entre le comique et le drame », confie le réalisateur. Volontiers baroque dans ses jeux d’ombres et de lumières, hautement félinien – Geppetto est interprété par le trublion du cinéma italien, Roberto Benigni –, Garrone a su, tout en restant fidèle à l’auteur de son enfance, lui inventer une nouvelle fantasmagorie. Point d’effets spéciaux – le jeune Federico Ielapi, qui interprète magnifiquement Pinocchio, s’est ainsi soumis à quatre heures de maquillage quotidien et a dû supporter une prothèse pendant les trois mois du tournage –, les costumes, les maquillages, les animaux, les personnages féeriques deviennent une oeuvre en soi.
Le petit écran saura-t-il rendre hommage à ce travail d’orfèvre ? Les 150 millions d’abonnés d’Amazon Prime se mobiliseront-ils pour offrir au film un public aussi large que celui qui aurait rempli les salles ? « Pinocchio est une allégorie de l’enfant que nous portons tous en nous, nous confiait Garrone. C’est pourquoi il est plus actuel que jamais. » Preuve en est la rude concurrence qui se profile. Alors que Disney a annoncé travailler sur un remake du film de 1940, Netflix prépare sa version du conte, qui se déroulera en pleine ascension de Mussolini dans l’Italie des années 1930, et sera réalisée par Guillermo del Toro, en stop motion, avec Tilda Swinton et Ewan McGregor, pour un budget de 35 millions d’euros. La guerre des Pinocchio aura-t-elle lieu ?
■ Pinocchio, disponible sur Amazon Prime Video.