Enfin un musée du Grand Siècle !
Fruit de la rencontre de deux esthètes passionnés, Patrick Devedjian et Pierre Rosenberg, un musée consacré au XVIIe siècle devrait voir le jour en 2025.
Si vous êtes parisien et qu’il vous arrive de gagner la Normandie par l’autoroute A13, vous avez sans doute déjà aperçu cette façade imposante et pâle, symétrique et un peu austère, qui surplombe mystérieusement la Seine dans le prolongement du parc de Saint-Cloud. Inaugurée en 1827, l’immense caserne Sully est vide depuis onze ans. Destinée à l’origine aux gardes du roi et à leurs chevaux, incendiée par les Prussiens en 1870 puis occupée par la Direction générale de l’armement, elle a été rachetée en 2016 par le département des Hauts-de-Seine. La parcelle, sur laquelle s’élèvent, outre la caserne, six autres bâtiments – dont un très beau pavillon des officiers –, fait près de 2 hectares.
Maintenant, projetez-vous dans cinq ans. Nous sommes en 2025, le Covid-19 est un détestable souvenir, vous avez repris une vie ordinaire, et – on peut rêver – le monde commence à se relever de la crise économique historique dans laquelle l’a plongé l’épidémie. Nous sommes en 2025 et cette caserne à l’abandon a été transformée en un spectaculaire musée du Grand Siècle. Des arbres ont été plantés et un mur a été élevé pour préserver les lieux du bruit de l’autoroute, les cinq bâtiments les plus récents de la parcelle ont été rasés, ne restent que la majestueuse caserne et son pavillon des officiers, réaménagés.
■
En poussant les grilles de ce vaste espace qui a ■ recouvré toute sa splendeur, vous pénétrez dans une époque totalement exotique pour l’homme du XXIe siècle que vous êtes. Un « Grand Siècle » qui correspond aux règnes de Louis XIII et de Louis XIV ainsi qu’à la Régence, et durant lequel l’art français, au service et à la gloire de la monarchie toute-puissante, domine et influence comme jamais le reste de l’Europe. Des conventions formelles poussées à leur paroxysme naissent alors la beauté pure des alexandrins de Corneille et de Racine, les tableaux immenses et inégalés de Nicolas Poussin, des frères Le Nain ou de Georges de La Tour, la symétrie sublime des jardins de Le Nôtre et des édifices dessinés par Jules Hardouin-Mansart : bienvenue dans une époque qui est le miroir inversé de la nôtre mais dont la démesure insensée et le goût de la perfection ont tant à nous apprendre… Le Moyen Âge avec Cluny, le XIXe avec Orsay, la Renaissance avec Écouen ou le XXe siècle avec Beaubourg ont déjà leur musée. Si la crise actuelle ne ruine pas ce formidable projet, le Grand Siècle aura enfin le sien en 2025.
« Vice secret ». À l’origine de ce rêve un peu fou, l’académicien et historien d’art Pierre Rosenberg, spécialiste de Nicolas Poussin, qui dirigea le Louvre pendant vingt ans mais dont beaucoup ignorent le « vice secret », comme il l’appelle lui-même: la collection. « J’ai commencé enfant par des billes et des plumes, et je ne me suis plus jamais arrêté », dit-il en riant, reclus avec son épouse dans un appartement rempli du sol au plafond de dessins, de tableaux, de sculptures qu’il achète, avoue-t-il, de manière compulsive. « J’aime les puces, Drouot, le plaisir de la promenade chez les antiquaires. J’achète beaucoup, ce qui m’oblige à être raisonnable sur les prix. » Sa dernière acquisition, un autoportrait d’un peintre belge du XXe siècle, remonte au 14 mars, juste avant le confinement…
La collection Rosenberg compte aujourd’hui 680 tableaux de la fin du XVIe au début du XXe siècle, 3 500 dessins, 700 objets en verre de Murano et 45 0000 ouvrages, formant une sorte de puzzle géant de l’histoire de l’art, tous pays et siècles confondus, mais avec une nette prédilection pour le XVIIe français. Or, les années passant, se pose la question – lancinante pour tous les collectionneurs – du devenir de ce trésor, dont Rosenberg souhaite faire don à l’État français. L’éparpiller entre plusieurs établissements culturels, ce serait perdre l’âme de cette collection unique. Un premier projet de musée aux Andelys, ville natale de Nicolas Poussin, périclite. C’est alors que, en 2019, entre en scène un homme politique dont beaucoup ignorent la passion pour l’histoire de l’art : Patrick Devedjian, président du conseil départemental des Hauts-deSeine. Avec Pierre Rosenberg, ils se connaissent depuis 1994. « Cette année-là, il m’avait demandé de lui faire visiter l’exposition “Nicolas Poussin” que j’avais organisée au Grand Palais, se souvient l’académicien. J’ai découvert ensuite qu’il y était retourné chaque semaine, fasciné par le monde si particulier, si difficile d’accès de celui que je considère comme notre plus grand peintre français. Il était comme moi tombé dans la marmite “Poussin”»… Devedjian est lui-même collectionneur de dessins, une collection qu’il dit modeste, qu’il n’a jamais montrée mais qui suscite beaucoup de fantasmes dans le petit monde des collectionneurs. L’idée d’accueillir celle de Rosenberg dans cet écrin formidable de la caserne Sully s’impose à cet homme politique esthète. Mais un musée aussi vaste ne peut être seulement consacré à une collection personnelle, si riche soitelle. Il faut imaginer un projet plus ambitieux. Ce que fait rapidement l’historien d’art Alexandre Gady, auquel est confiée la mission de préfiguration. Il propose cette idée originale de musée du Grand Siècle, qui compterait en réalité trois entités.
Un premier musée serait consacré à cette période majeure de l’art français, centré sur les pièces XVIIe de la collection Rosenberg et complété par une politique ambitieuse d’acquisitions mais également de dépôts provenant d’autres musées. « Nous aimerions faire découvrir cette époque de manière transversale et en montrer la cohérence, à travers la peinture, d’abord, mais également la sculpture, les arts décoratifs, l’architecture et pourquoi pas l’art oratoire, s’enthousiasme l’historien. À l’époque, on peint en grand, les tableaux sont gigantesques. Or les proportions de la caserne Sully se prêtent à l’accrochage de ces oeuvres de grande taille. Le Louvre, le Mobilier national, Versailles ou les Arts décoratifs sont séduits par la possibilité de déposer dans ce nouveau musée des oeuvres que leurs dimensions empêchent de montrer et qu’ils stockent à grands frais. » Déjà, il est question de transférer là-bas deux des «Mays»(1) de NotreDame, actuellement en dépôt au Louvre. Au musée serait par ailleurs attaché à un centre d’étude mettant la bibliothèque et documentation de Pierre Rosenberg à la disposition des chercheurs. « Le XVIIe est une époque fascinante qui a besoin d’être décodée, il y a encore beaucoup de lacunes à combler », se réjouit Christophe Leribault, directeur du Petit Palais et membre du comité d’acquisition du futur musée. Serait enfin adjoint à ces deux entités un musée des collectionneurs, qui présenterait le fonds Rosenberg hors XVIIe et serait ouvert aux dépôts ou expositions d’autres collections privées. « Le grand public aime les collections,
■
« Patrick Devedjian était comme moi tombé dans la marmite “Poussin”. » Pierre Rosenberg
« La collection de Pierre Rosenberg, érudite, malicieuse, est un véritable bouillon de culture et sera présentée au musée comme elle est accrochée chez lui. »
Alexandre Gady
car elles ont quelque chose d’intime et reflètent souvent ■ la personnalité de leurs propriétaires, estime Alexandre Gady. Celle de Pierre Rosenberg, érudite, malicieuse, est un véritable bouillon de culture et sera présentée au musée comme elle est accrochée chez lui, c’est-à-dire de manière désordonnée et hétéroclite en apparence. »
Paradis. Annoncé en juin 2019, le projet «Grand Siècle» avance dès lors à toute allure. Le désamiantage et le déplombage des lieux commence, une réflexion sur le chantier d’aménagement de l’ancienne caserne (budget : 100 millions d’euros) est entamée et trois équipes d’architectes, de scénographes et de paysagistes sont retenues pour un « dialogue compétitif » qui doit s’achever en juillet 2021 ; le comité d’acquisition du futur musée se réunit deux fois pour statuer sur des oeuvres repérées sur le marché par Alexandre Gady. Las, huit mois après le coup d’envoi, le 29 mars, Patrick Devedjian est emporté par le Covid-19, laissant orphelin un programme ambitieux dont nul ne sait, dans le contexte économique qui se profile, s’il sera confirmé par son successeur, qui devrait être élu fin mai. On dit que le premier vice-président, Georges Siffredi, qui assure l’intérim à la tête du département et se présentera à sa succession, lui serait favorable. À 84 ans, Pierre Rosenberg veut donc toujours croire que sa fabuleuse collection, si généreusement donnée, sera un jour exposée entre les murs de cet édifice dont les lignes sobres siéent tant à l’art du XVIIe. Confiné au milieu de ses oeuvres innombrables, nostalgique de ses vagabondages chez les antiquaires, dont nul ne sait quand ils pourront reprendre, il pleure surtout son ami disparu. « Les collectionneurs sont une race un peu à part, vous savez. Ce sont des créateurs à leur manière, et je crois qu’ils vont tous au paradis. »
(1) Les « Mays » sont de grands tableaux commandés à des peintres célèbres, entre 1630 et 1707, par la corporation des orfèvres parisiens en accord avec les chanoines et offerts à Notre-Dame chaque 1er mai. On en connaît environ 70, dont quelques-uns étaient exposés dans la cathédrale, le reste étant en dépôt dans des musées, notamment au Louvre.