Le Danemark, premier de la classe
Débutée il y a trois semaines, la réouverture des écoles est un succès.
Autour de la marelle jaune, vert et bleu, ça piaille, saute et rit, comme dans toute cour de récréation. Mais, au sol, il y a aussi des marques blanches espacées de 2 mètres, des numéros, des flèches jaunes à sens unique vers la sortie et du ruban rouge et blanc entre les arbres pour séparer des aires de jeux. La vie n’est pas tout à fait normale, au temps du coronavirus, à l’école d’Holte, banlieue cossue du nord de Copenhague. Ça ne trouble pas les enfants, premiers en Europe à être rentrés, le 17 avril. « L’école à la maison avec maman, c’était nul », lâche une blondinette de 9 ans. « C’est embêtant de se laver les mains tout le temps. Mais je suis content de revoir mes copains», renchérit Charles, franco-danois. Il y en a une qui semble aussi heureuse que ses 25 élèves, c’est Jessie Bak, 52 ans, cheveux blonds et doudoune bleu marine comme ses yeux. « J’étais impatiente, et les enfants ont besoin de contact, sinon ça aussi ça peut les rendre malades. » Dorte Lange, vice-présidente du syndicat des enseignants, confirme : « Les autorités ont bien expliqué les consignes. Elles ont dit que la sécurité était assurée, c’est ce que nous avons transmis à nos membres. Et il n’y a eu aucun refus non motivé médicalement d’enseignant. Mais nous avons eu moins de cas de Covid que la France. Et nos syndicats ont une longue tradition de négociation… »
La communauté scientifique est désormais convaincue. Comme Allan Randrup Thomsen, expert en immunologie : « Je pensais que les enfants seraient difficiles à contrôler, la plupart des maladies respiratoires viennent des écoliers et de leurs parents. Mais j’ai lu une étude islandaise prouvant que les enfants étaient très peu contagieux : même s’ils attrapent le Covid-19, ils n’ont presque pas de symptômes, ils n’éternuent pas, ne toussent pas, donc ne le secrètent pas. » Jessie pense qu’elle l’a eu cet hiver. Ici, les maisons sont posées entre lac et forêt et beaucoup ont délaissé leur bateau pour aller skier en Italie ou en Autriche, d’où ils l’ont rapporté.
52 règles. Pour être autorisé à ouvrir aux élèves de 6 à 12 ans et aux terminales, chaque établissement s’est soumis aux 52 règles du ministère de la Santé. « Les petits ne peuvent jouer que dans un groupe défini de cinq maximum, et on est dehors le plus possible », explique Jessie. Les cours sont limités aux maths et au danois. Elle bat le rappel, il est midi, l’heure de remonter et de se laver les mains, comme à 8 h 15, 9 h 20 et 10 h 45. La file devant le lavabo s’allonge. « Au début, on le faisait trois fois de plus, mais ils avaient les mains irritées, alors on alterne avec du gel hydroalcoolique. » Ce n’est pas ce qui gêne Samir, qui frotte consciencieusement : « J’en avais assez d’être à la maison. Mais mon meilleur ami est dans l’autre groupe… » Les classes sont divisées en deux, et les 600 élèves rentrés utilisent l’espace dévolu à 800. Les tables sont espacées de 2 mètres, pas le droit de se prêter un crayon, et chacun a sa tablette. À la sortie, les parents attendent derrière une pancarte « Velkommen & Kys farvel » (« Bienvenue et bisous, au revoir »).
Pour les Danois, c’est un vrai changement. «C’est une école formidable, nos gamins étaient très heureux d’y retourner, raconte Romain, père de Charles et de son jumeau. Ils n’ont pas de notes jusqu’à 11 ans, les parents sont très impliqués, on traîne dans les classes jusqu’à l’arrivée des profs, on peut même rester pour les cours. » Cela explique la confiance envers les enseignants.
Seules cinq familles ont refusé de renvoyer leurs enfants, pour raisons médicales. Les autres ont été soulagées que la vie reprenne. Le salon de Maria Louise Melhede, 41 ans, est un rêve scandinave, avec ses fenêtres à croisillons blancs, sa table de bois chinée et son parquet clair sur lequel on glisse en chaussettes. «C’était bien de commencer la réouverture du pays par les enfants, puisqu’ils ne courent pas de risques, dit-elle en versant du thé, dans sa cuisine baignée de soleil. Je suis économiste, je regarde les chiffres, je suis rationnelle. » Son fils Alfred est dans la classe de Jessie. La famille s’est mise en quarantaine stricte lorsque le fils aîné, 16 ans, est tombé malade en rentrant d’Italie. Le retour à l’école a été bienvenu, mais Maria s’interroge : « On a suivi les règles du gouvernement, mais je ne comprends pas pourquoi ce sont les petits qui rentrent, et pas les grands qui ont des examens. » Elle n’est pas la seule. Plus loin, Nor Ostergaard, 9 ans, est content d’avoir quitté la maison où il s’ennuyait, tandis que ses parents travaillaient et que ses aînés étudiaient en ligne. Lin, 14 ans, s’impatiente, dans un anglais parfait : « Je me concentre mieux mais je décroche dans les matières qu’on ne traite pas, comme la physique. On n’a pas assez de profs, ils s’occupent des petits comme Nor. Je veux retourner au collège, mais il n’y a pas de place pour nous. » Les terminales passeront quelques matières, mais le brevet, lui, est annulé. « Je suis déçue, ça aide à préparer le lycée », soupire Lin. Cette catégorie d’âge est la plus lésée, selon la sociologue Eva Steensig : « Ils deviennent passifs, personne n’attend rien d’eux. C’est une fin d’année ratée : il n’y a personne pour les applaudir. Ça les suivra toute leur vie. »
Loin des demeures d’Holte, Henrik Wilhelmsen, directeur de l’établissement Park Skole, s’inquiète. Le quartier de Norrebro s’est gentrifié mais reste, dit-il, « le plus pauvre du Danemark ». « Les adolescents commencent vraiment à ressentir la solitude. Certains sont renfermés et complètement seuls, sans adulte sensé à qui parler, et j’ignore comment on les resocialisera. » Wilhelmsen suit de près certains enfants de familles problématiques. À ceux-là, comme c’est autorisé, il a dit de venir au lycée quand même.
Les établissements ont vaincu les craintes en communiquant. Les écoles danoises ont l’appli Aula. Au lycée français Prins Henrik, la proviseure, Karine Vittaz, a écrit un mail puis une lettre aux parents détaillant les dispositions. Il a fallu rassurer ceux qui regardent la télévision française, dans ce
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« Certains adolescents sont renfermés et seuls, j’ignore comment on les resocialisera. »
Henrik Wilhelmsen, directeur d’école
pays qui ne croit pas aux ■ masques. « On en a commandé 2 000, mais personne ne les utilise », constate-t-elle. On a échelonné les récréations, sollicité les assistants en renfort. « Quelques parents ont triché, en disant que leur enfant était malade, mais quand ils ont vu l’organisation et les autres si heureux, ils ont cédé », ajoute-t-elle. Même les plus réticents. « Le père de ma fille de 4 ans est diabétique, dit Jana, 30 ans. On avait beaucoup lu, parlé à un ami épidémiologiste. En fait, c’est un choix dicté par l’émotion et nous avions décidé d’attendre un peu. Mais le virus va être là un moment, on ne va pas isoler notre fille jusqu’à ce qu’il y ait un vaccin. Et on travaille à pleintemps. Si le nombre de cas de Covid-19 n’augmente pas, nous la renverrons à l’école. » Difficile de trouver des parents représentatifs du groupe Facebook « Mon enfant ne sera pas un cobaye du Covid-19 », créé avant la rentrée. « Je les comprends ! s’exclame pourtant Anne Sofie
Allarp, avocate devenue journaliste politique. Quand un gouvernement crée une menace aussi élaborée, il est difficile de revenir en arrière. La peur est là : la Première ministre n’a cessé d’évoquer le désastre des autres pays européens. » Entre le 6 et le 14 avril, Mette Frederiksen, sociale-démocrate, s’est exprimée cinq fois à la télévision et doit annoncer de nouvelles règles cette semaine. « C’est une oratrice hors pair, qui parle à l’émotion. Pendant le confinement, elle a exsudé une forme d’autorité. » Résultat, sa cote de popularité explose, à 79 %. Son parti caracole, après avoir siphonné les arguments du Parti du peuple danois, d’extrême droite, placé selon les sondages à 6,8 %, au plus bas depuis 1998. Sa gestion de la crise a été saluée mais, devant la liste de la « réouverture graduelle de la société danoise », les interrogations pointent. Klaus Hoeyer, chercheur en santé publique qui a lancé une enquête sur les Danois et le
Covid-19, analyse : « Ils ont bien vécu le confinement mais, maintenant, ils sont épuisés. Nous n’avons pas vu de réticence au retour à l’école, mais ils ne comprennent pas les nouvelles règles : pourquoi les élèves les plus jeunes ? Pourquoi les coiffeurs, et pas les employés de mairie pour délivrer les permis de conduire ? Ils veulent des règles justifiées médicalement, pas du légalisme systématique. » Or « Mère Mette », qui veut passer à la postérité comme la « Première ministre des enfants », n’est pas avare en consignes. La police est là pour les faire respecter.
Distribution d’amendes. Un dimanche ensoleillé, Soren, 51 ans, qui travaille dans la finance, joue au base-ball avec ses deux enfants et leurs copains sur une pelouse d’Amager Strand. Dix personnes maximum, sinon c’est l’amende de 1 500 couronnes (200 euros). Il fatigue : « Je ne comprends pas ces restrictions dehors. Cela fait longtemps
que notre courbe est plate, ça devrait aller plus vite. Il y a des morts de la grippe tous les ans, on ne ferme pas le pays. En Suède, ils pensent que les gens sont capables de comprendre les règles. » Le Danemark atteint 450 morts, quand la Suède, pour le double de population, approche les 3 000. Pourtant, c’est elle que l’OMS érige en modèle pour faire face au virus à l’avenir, en responsabilisant les citoyens. Pour les Danois, c’est un choc. « Nous disons toujours que les Suédois sont ennuyeux, ils suivent les ordres, ils ne boivent pas d’alcool, alors que nous sommes les Latins des pays nordiques. Jamais je n’aurais pensé que les Danois obéiraient comme ça », confie Soren Riis Paludan, chercheur en biomédecine à l’Université d’Aarhus. Partout, la comparaison surgit. Parfois, pour accabler les Suédois. À Islands Brygge, quai où les autorités ont vu trop de monde, les policiers distribuent des amendes de 2 500 couronnes (335 euros) à quiconque est immobile. Dorte Thomsen, 50 ans, n’en revient pas : « J’ai demandé si je pouvais nager, ça implique une minute pour ôter ma combinaison mouillée en sortant parce que l’eau est à 11 degrés. Ils ont dit non ! La Première ministre a été géniale. Sans elle, on aurait été comme l’Italie ou la Suède. Mais là, c’est rude… »
Sur les pelouses du Faelledparken, la fin de journée est douce. Des jeunes pique-niquent autour de braseros en écoutant de la musique, sous la lumière rase. Bonheur simple, scènes de hygge, le bien-être à la danoise qui a ravi le monde (et les libraires) il y a trois ans. Un jeune homme blond accourt, rougissant : « Pardon, vous nous dénoncez à la police, là ? Ce sont les 30 ans de ma copine, on était onze à un moment mais, regardez, là, on est dix. » On le rassure, on prenait juste une photo de vie libre. « Ouf ! souffle Benjamin. Vous savez, ici, c’est tendu. J’ai de la famille à Malmö.
Quand j’ai besoin d’air, je vais passer une bonne soirée en Suède. » Michael Booth, auteur d’un livre démystifiant le paradis scandinave, décrypte : « Les Danois sont obsédés par les Suédois, l’inverse n’étant pas vrai. Ça a été une dissonance cognitive absolue, pour eux, d’entendre la Première ministre dire, telle la maman sévère : ’’Tout le monde rentre’’, pendant que les Suédois faisaient la fête. » La réalité est plus nuancée, les Suédois se sont autodisciplinés.
Deuxième vague. Au-delà de la rivalité historique, certains s’interrogent sur la validité médicale du confinement. « Certes, la Suède subit de lourdes pertes. Mais peutêtre s’approche-t-elle de l’immunité de groupe. Alors que nous avons eu si peu de cas que nous pourrions subir une deuxième vague bien plus grave. Et nous aurons plus abîmé notre économie », redoute Allan Randrup Thomsen. La Suède, elle, n’a pas de raison de connaître de deuxième vague, ni le casse-tête du déconfinement…
Trine Mogensen a beau être infectiologue, elle s’alarme : « C’est bien d’avoir évité le chaos, mais les listes de patients d’autres pathologies s’allongent. On a diminué les programmes de traitements du cancer.
Pourquoi les vies des malades du Covid sont-elles plus précieuses? Il faut reprogrammer nos cerveaux et se remettre à vivre, ce n’est pas facile vu qu’on nous parlait mi-mars de catastrophe. » Certains parlent rentabilité, comme l’économiste Jonas Herby : « Mes calculs prouvent que le confinement revient à nous faire payer cinq fois plus que ce que nous acceptons d’habitude pour une année de vie pondérée par la qualité. C’est de l’argent que nous n’utiliserons pas pour des routes, ou des traitements pour d’autres maladies. » D’autres, comme Jes Sogaard, rétorquent qu’il néglige la rétraction économique due à la peur. Il n’empêche, le débat est lancé. « Le ralliement autour du drapeau de la Première ministre, avec discours de la reine et chants traditionnels à la radio, a bien marché, mais les critiques renaissent », commente Lykke Friis, fondatrice du think tank Europa et ex-ministre, du Parti libéral. L’opposition se réveille. Et le Danemark s’impatiente. Ici aussi, on a entendu parler de la maladie de Kawasaki, qui affecterait les enfants atteints de Covid-19. « Chez un sujet avec une prédisposition génétique, elle peut être déclenchée par une infectionvirale,noteTrineMogensen. Mais ce sont des cas rares. » Jana s’est informée. « J’ai vu, écrit-elle. Mais les chiffres sont très faibles. » Depuis la rentrée, le taux de reproduction du Covid-19 a frémi, passant de 0,6 à 0,9. L’épidémie continue à ralentir. «Nous allons renvoyer notre fille à l’école », tranche Jana. Parce qu’il faut bien recommencer à vivre
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« Pourquoi les vies des malades du Covid sont-elles plus précieuses ? Il faut se remettre à vivre. » Trine Mogensen, infectiologue