Dans le silence de Venise
Son économie mise à mal par le confinement, la Sérénissime s’interroge sur sa dépendance au tourisme.
«Dans Venise la rouge,/ Pas un bateau qui bouge,/ Pas un pêcheur dans l’eau,/ Pas un falot. » Vieux de 150 ans, les vers d’Alfred de Musset décrivent à merveille la Cité des doges à l’ère du coronavirus. En arpentant ses rues et canaux, il faut un peu de temps pour se convaincre que c’est bien une ville et non un décor de cinéma où les acteurs attendraient le clap d’un réalisateur pour entrer en scène. Derrière le parapet du pont du Rialto, on a désormais tout le temps d’admirer la vue sur le Grand Canal. Des hordes de touristes, Venise n’en voit plus depuis deux mois. Sur certaines places, l’herbe se remet à pousser entre les masegni, les pavés typiques de la ville.
Le confinement touche à sa fin en Italie, le mois de mai marque le retour progressif au travail après de longues semaines d’arrêt. Mais dans le centre historique de Venise, où l’économie dépend intégralement des flux touristiques,
« pour qui » et « pourquoi » ouvrir ? s’interrogent les commerçants. Sur les 12 millions de visiteurs qui débarquent chaque année ici, près de 90 % sont des étrangers. « Ce seront les derniers à revenir. Et pas avant des mois », déplore un hôtelier, contraint de fermer son établissement face à un registre de réservations vierge depuis mars. Pour tenter de pallier la crise du secteur, le gouvernement de Giuseppe Conte parle de donner un coup de pouce financier au « tourisme de proximité ». « Boh » (l’équivalent italien du « mouais » français), répond, dubitatif, le gérant d’hôtel. Et de poursuivre : « Qui sont les citoyens qui, après cette crise, auront les moyens, le courage et l’envie de partir en vacances ? » Ces derniers jours, dans la lagune, on a beau les interroger, les Vénitiens ont davantage de questions que de réponses.
La crise du Covid-19 (qui a fait plus de 29 000 morts dans le pays et une soixantaine à Venise) aura eu au moins un « mérite » : celui de rappeler qu’il y a encore des habitants dans la Cité des doges. Peu, c’est vrai – à peine 50 000 contre 100 000 il y a moins d’un demisiècle. Mais les Vénitiens – les vrais – sont de nouveau maîtres de leurs rues et de leur quotidien. Le matin, pour commander un café, l’anglais ou le français ont disparu au profit d’un retour triomphal de l’accent local. Le « village vénitien » a retrouvé sa quiétude. Avec son flegme habituel, le peuple de la lagune s’adapte. « Moi, sous les fruits de mer, je mets beaucoup de glace, ça laisse l’impression d’un étal bien plein. Chacun essaie ainsi de donner un semblant de normalité », explique un poissonnier dont les produits vont d’ordinaire remplir les assiettes de nombreux restaurants de la ville. Pour Piero, postier, se faufiler dans les venelles de la Sérénissime est désormais un jeu d’enfant. Mais ce plaisir inattendu laisse un goût amer : « Je le vois quand je fais ma tournée, beaucoup de magasins ont dû fermer pour de bon. Ce Covid-19 a été un nouveau coup très dur après la catastrophe de l’acqua alta. » À l’automne dernier, Venise a en effet souffert de marées exceptionnellement hautes provoquant des dommages chiffrés à plus de 1 milliard d’euros. Aujourd’hui, les stigmates laissés par les eaux de l’Adriatique se voient encore, discrètement sur les murs de certains commerces, mais très nettement dans leurs livres de comptabilité. Les mesures de confinement liées au coronavirus ressemblent à une nouvelle apnée pour beaucoup d’entreprises locales déjà chancelantes. Après avoir disparu au coin d’une rue, Piero le postier réapparaît sur un campo voisin. Dans son chariot, un pesant lot de mauvaises nouvelles : « J’ai aussi avec moi des tonnes d’amendes pour des retards de paiement ou pour ceux qui n’ont pas
respecté le confinement », confie-t-il, désolé.
Désormais, gagner Saint-Marc sans être porté par le mouvement instinctif de la foule demande de mieux se repérer. Une fois arrivé, le vide qui règne sur la célèbre esplanade interpelle. Le bruit du vent contre les drapeaux, résonnant comme le mât d’un navire à la dérive, n’arrange pas l’ambiance un peu morose. Arrigo Cipriani, 88 ans, regarde le spectacle, dépité. Toujours élégamment apprêté, il attend dans la salle du Harry’s Bar, adresse mythique de Venise fondée au début des années 1930 par son père (à qui l’on doit également le cocktail Bellini ou la recette du carpaccio). Stars du cinéma, écrivains et hommes politiques se sont succédé au bar de cette institution à la sobriété toute calculée. Depuis mars, ses portes en fer sont restées closes. « La dernière fois que l’établissement a été fermé, c’était pendant la guerre, quand les troupes fascistes l’ont réquisitionné », rappelle-t-il. Mais, si bon nombre de bars et de restaurants de la ville ont coché le 1er juin sur leur calendrier, date de la réouverture autorisée, Arrigo Cipriani n’aura pas le coeur à lever le rideau de son commerce, même si les pertes financières sont colossales (plus de 2 millions pour ses seuls établissements dans la lagune) : « Si on doit respecter les distances de sécurité, je préfère ne pas ouvrir. Les gens viennent ici pour être proches les uns des autres », souligne cette figure de la vie vénitienne. Pas question pour lui de transformer son bar « en temple ou en église ».
Pendant ces longues semaines de quarantaine, seuls les livreurs n’auront pas eu le temps de chômer. Assis en fond de cale, deux d’entre eux s’accordent une cigarette avant de reprendre leur marathon infernal, le bateau rempli de paquets frappés du « sourire » d’Amazon. Les canaux de la ville sont à eux. C’en est fini des embouteillages de bateaux, vaporetti, gondoles… Les eaux sont d’ailleurs bien moins troubles qu’à l’accoutumée, selon l’oeil expert des habitants. « C’est plaisant à voir. Mais cela veut dire qu’à côté l’activité est au point mort. Les deux ne vont jamais de pair à Venise », résume Matteo, 22 ans, dissimulant ses traits juvéniles derrière un masque de protection. « Observer la ville figée parce que les étrangers sont partis, cela devrait nous faire prendre conscience des dangers de la monoculture touristique ici », s’alarme avec sérieux cet enfant de la ville. « Il y a urgence à agir, et vite »,
« La dernière fois que le bar a été fermé, c’était pendant la guerre. » Arrigo Cipriani, restaurateur
prévient-il. De peur de transformer pour de bon la Sérénissime en Pompéi sur mer.
Comme Matteo, bon nombre de citoyens de Venise estiment que la reprise de l’activité économique ne pourra se faire sans une profonde remise en question. Même le patriarche de Venise, Francesco Moraglia, s’interroge sur l’avenir de la cité. Aux journalistes du Corriere della Sera qu’il a convoqués sous les splendides mosaïques de la basilique Saint-Marc, il explique que Venise doit «avoir le courage de se réguler et d’éviter les excès, comme le tourisme démesuré ».
Changer de modèle. Face à l’hécatombe dans le secteur (35 000 emplois sont directement menacés dans la région de la Vénétie), il faut « repenser une ville moins dépendante du tourisme », promettait de son côté en avril le maire de la ville, Luigi Brugnaro (centre droit). L’objectif de l’édile : miser « sur plus de qualité et moins de quantité ». Des annonces que beaucoup de Vénitiens préfèrent prendre avec précaution, sachant qu’à l’automne se profilent les élections du conseil municipal. « D’ici à septembre, tous les candidats à la mairie diront qu’il est important de changer de modèle. La ville entière a compris que quand la machine tourne trop vite cela crée des problèmes », constate Simone Venturini, conseiller municipal à la cohésion sociale et au développement économique. « Mais il n’y a pas de formule magique pour passer du tourisme de masse à un tourisme raffiné, cultivé, curieux. C’est un processus très long », précise cependant le jeune homme.
Quiconque sera élu à l’automne « devra se heurter à la faiblesse des pouvoirs qui sont en sa possession » prévient-il d’ores et déjà à l’attention des prétendants. Le salut de Venise passera obligatoirement par la création d’un « statut spécial » pour pouvoir « réglementer une ville unique à travers des règles uniques », explique Simone Venturini. C’est le seul moyen pour que la cité remette les mains sur la barre de sa destinée, estiment d’ailleurs de concert de nombreux habitants. L’occasion notamment de se pencher de plus près sur le suivi du projet Mose, le pharaonique mécanisme de cloisons mobiles censé protéger la lagune lors des grandes marées. Démarré en 2003, le chantier accumule les avaries et les retards (plus de 6 milliards d’euros déjà engloutis) et ne devrait pas être pleinement opérationnel avant la fin 2021.
Pour réguler les flux touristiques, on planche depuis plusieurs années à la mairie sur une « contribution d’accès » à la ville (de 3 à 8 euros selon la saison). De quoi permettre « au touriste de passage de prendre en charge une partie des coûts engendrés et peut-être aussi de le décourager de s’arrêter ici seulement pour trois heures et de l’inciter à passer au moins une nuit à Venise », poursuit le conseiller Venturini. Mais la taxe, qui devait être mise en place dès cet été, a elle aussi fait les frais du coronavirus et a été renvoyée sine die.
« Des mesurettes, dénonce Giuseppe, un gondolier vénitien de 61 ans, en balade près de la Punta Dogana pour vérifier l’état de son embarcation et de celles de ses collègues. La solution pour nous, c’est d’imposer une taxe élevée, disons 50 euros, pour entrer à Venise (…). C’est le seul moyen d’attirer un tourisme de qualité qui a de l’argent et sait apprécier la ville et d’en finir avec
« Quand la machine tourne trop vite, cela crée des problèmes. » Conseiller Venturini
le tourisme de masse », explique cette figure de la lagune, quarante et une années de rame dans les mains. Sans une forte taxe, ce gaillard à la longue barbe blanche et au visage patiné assure que les gondoliers de la ville seront contraints de refaire du « transport de bestiaux », comme il dit.
Non loin de là, assis sur un large ponton de bois, deux ados vénitiens se délectent de la vue. « C’est tellement beau de voir le canal de la Giudecca sans les navires de croisière », confie Aldo, devant le large sillon d’eau où l’oeil novice peine à imaginer ces monstres marins s’engouffrant dans le coeur de la ville millénaire vers le port pour y décharger leurs bataillons de touristes. « Les arrivées sont suspendues jusqu’à juin-juillet (…), mais on sait qu’il y a une intention de redémarrer dès que possible », s’inquiète Marta, porte-parole du comité « Non aux grands navires ». Depuis des années, la question empoisonne la vie de la Cité des doges. Mais la pandémie pourrait avoir fait changer les mentalités, pressent la militante : « Ce qui nous fait espérer un changement, c’est qu’à toutes les grandes contradictions de l’industrie de croisière à Venise – c’est-à-dire son incompatibilité avec l’écosystème de la lagune et le désastre environnemental qu’elle a causé – s’ajoute maintenant la crise sanitaire.» Et de rappeler le calvaire des milliers de passagers prisonniers de ces « foyers de contamination » flottants.
Diluer les arrivées. Du côté de la mairie, on se dit favorable à un changement du parcours des navires pour que ces géants ne passent plus dans le bassin de Saint-Marc. Mais il n’est toujours pas question de les bannir totalement des eaux de la Sérénissime. « Plus de 5 000 personnes à Venise travaillent grâce à cette industrie des croisières », rappelle le conseiller municipal Simone Venturini. Une importance économique que l’on voit dès l’arrivée en train à Venise : les rails longent l’imposant chantier naval Fincantieri, d’où un nouveau poids lourd des mers devrait sortir prochainement, pour le marché chinois.
Comment, alors, freiner le processus du tourisme de masse ? En imposant au plus vite un « numerus clausus et un système de réservation à l’image du modèle de l’Alhambra de Grenade », propose Stefano Croce, un guide vénitien. Il espère ainsi pouvoir « diluer les arrivées tout au long de l’année ». Autre piste : proposer des avantages fiscaux à ceux qui louent en priorité aux résidents. La mairie a très récemment fait un pas dans cette direction en proposant un protocole facilitant pour les étudiants l’accès à la location des appartements touristiques laissés vides par la crise du coronavirus.
Autre piste, peut-être la plus ambitieuse, « créer une économie alternative au tourisme », comme le souligne le président de l’ACTV, la régie des transports publics de la ville. Il voudrait favoriser le développement de start-up liées à l’environnement ainsi qu’un nouvel artisanat de prestige. « Parce que nos enfants, qui ont étudié à Venise, partent tous. Il n’y a pas d’autres débouchés que des emplois peu spécialisés », déplore Stefano Croce.
Conséquence : dans le centre historique de la Cité des doges, la moyenne d’âge frôle aujourd’hui les 50 ans (cinq années de plus que la moyenne nationale). Il est donc impératif de « reconquérir la ville et récupérer ses habitants », conjure Stefano Croce. La crise du coronavirus pourrait constituer une occasion unique, se prend à espérer le guide vénitien : « Le confinement a figé pour un temps ce mécanisme de transformation de la ville qui hier encore semblait inéluctable. C’est le moment idéal (…) pour proposer cette alternative. »