« Mais à quelle sauce allons-nous être mangés ? » par Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo
Les 30 Français que l’Ifop interroge depuis le début de la crise abordent le déconfinement la peur au ventre. Dernier épisode de notre série concoctée avec la Fondation Jean-Jaurès.
Àquelques jours du 11 mai, l’incertitude l’emporte sur tout le reste. L’épreuve du confinement avait ceci de collectif que les mêmes règles s’appliquaient pour tous, partout en France. Avec le déconfinement progressif qui s’annonce, l’approche se veut différenciée, à la fois localement, selon les écoles, les secteurs d’activité et les entreprises, de sorte qu’il est extrêmement compliqué de savoir « à quelle sauce nous allons être mangés». Le plan du gouvernement dessine quelques grandes lignes, mais les conditions requises et les adaptations possibles sont telles qu’il est difficile de se projeter personnellement.
Rouge, vert, ces nouveaux codes couleur s’invitent dans les discussions, comme si tout était suspendu à cette mention chromatique. Ce flou persistant sur l’après-11 mai, même si on en comprend les raisons, maximise les inquiétudes et renforce chez certains la défiance vis-à-vis du gouvernement. L’absence de masques dans les pharmacies à quelques jours de la « reprise » enfonce le clou et alimente le doute sur son niveau de maîtrise. « Ce matin j’ai écouté Olivier Véran sur France Inter. Il tourne en boucle avec ses gestes barrières et ses masques qu’on n’a pas. Mais on fait comme si on les avait», s’agace Anne, habitante du Val-de-Marne. D’après un sondage Ifop, réalisé les 28 et 29 avril, soit après la prise de parole d’Édouard Philippe devant l’Assemblée nationale, plus de six Français sur dix (62 %) ne font pas confiance au gouvernement pour préparer le pays au déconfinement à partir du 11 mai.
« Il faut continuer à vivre, mais le déconfinement me terrorise »
Certes, l’adhésion est massive à l’idée qu’il faut déconfiner sans trop tarder et apprendre à « vivre avec le virus ». « Nous n’allons pas rester douze ou dix-huit mois enfermés dans nos maisons à attendre qu’on trouve un vaccin. » Pour de nombreuses raisons, à la fois économiques, sociales et psychologiques, il semble important d’amorcer cette nouvelle étape. En ce début de mai, le sentiment d’oppression et de manque de liberté s’exprime d’ailleurs avec force dans les foyers confinés. Les tensions sont visibles et les témoignages plus nombreux sur les disputes qui s’invitent au sein des couples ou des huis clos familiaux. «Les crises sont journalières, c’est très, très dur », avoue Juliette, mère de deux enfants en bas âge. « Hier, il y a eu un clash entre mon beau-frère et sa mère, cela a mis tout le monde KO », raconte Arnaud, confiné avec sa femme, ses enfants et sa belle-famille. Pour toutes ces raisons, certains veulent aller vite, avouant que si le confinement était prolongé, ils n’hésiteraient pas à braver certains interdits. Chez d’autres, la perspective du déconfinement inquiète, voire « terrorise ». L’oppression qu’ils ressentent ne vient pas tant du fait de se sentir enfermé que de l’extérieur. Ils évoquent les gens déjà très nombreux dans les rues, ne portant pas de masque, ne respectant pas la distanciation ; autant de signes inquiétants pour la suite. Ils sont plusieurs aussi à craindre d’être obligés de retourner travailler, avec l’angoisse d’être contaminés dans
les transports, au contact d’une poignée de porte mal nettoyée, au moment de croiser un collègue dans un couloir exigu, etc. À l’approche du déconfinement, le sentiment d’inquiétude face au coronavirus pour soi et sa famille remonte. D’après nos sondages, il concerne 78 % des Français, soit 3 points de plus par rapport à il y a deux semaines.
« L’effet Cocotte-Minute »
Qu’on l’attende ou le redoute, au-delà de l’adhésion de principe, le déconfinement se révèle dans la pratique un véritable « casse-tête ». Plus on se projette dans son organisation concrète, plus l’abîme de questions est immense. Les nouvelles contraintes anticipées et la discipline imposée au quotidien ont tout sauf le goût de la liberté retrouvée. Les protocoles auxquels certains ont déjà eu accès pour préparer leur retour au travail suscitent parfois une forme d’abattement devant l’ampleur de la tâche. Le retour à l’école occupe une place importante dans les préoccupations. Les parents se montrent très partagés. Certaines familles craignent d’exposer leurs enfants au virus et n’envisagent pas de les remettre à l’école pour le moment, surtout quand il y a des personnes à risque ou des facteurs de comorbidité à l’intérieur du foyer. D’autres sont en revanche impatientes d’un retour en classe pour limiter l’effet « Cocotte-Minute » du confinement et pouvoir continuer à travailler dans de meilleures conditions. Mais, sur le retour à l’école, comme sur beaucoup d’autres choses, tout est justement question de « conditions ». La litanie des questions qui se posent paraît sans fin : « Les enfants seront-ils accueillis tous les jours ? Toute la journée ? Comment se passera la cantine ? Les temps périscolaires seront-ils assurés ? Comment seront organisées les entrées et sorties de classe ? » À deux mois des vacances scolaires, les problèmes d’organisation l’emportent largement sur la question des apprentissages. Le retour au travail des parents n’est possible que si les conditions d’accueil des enfants le permettent. Or, en l’état, beaucoup de parents doutent de cette réalité. Les enseignants ayant déjà réinvesti les locaux pour préparer cette « drôle de rentrée » mesurent également la complexité des aspects pratiques. D’après un sondage Ifop, réalisé juste après l’intervention du Premier ministre du 28 avril, plus de deux Français sur trois sont opposés à la réouverture des écoles primaires à partir du 11 mai (68 %). Le fait que l’AP-HP confirme récemment le lien entre le Covid-19 et l’inflammation cardiaque touchant des enfants accueillis en réanimation dans certains hôpitaux, notamment à Paris, ne fait que renforcer les inquiétudes.
« Quoi que l’on fasse, il y aura toujours une faute »
Quant à la reprise du travail sur site, elle se révèle également complexe dans de nombreux cas, les locaux n’étant pas toujours adaptés pour respecter la distanciation sociale, les matériels pas toujours disponibles pour protéger les salariés. « On imagine bien que quoi que l’on fasse il y aura toujours une faute », confie Claudie, qui vit dans l’Hérault. Dans la continuité des mesures présentées par Édouard Philippe le 28 avril, de nombreuses entreprises ont déjà annoncé vouloir prolonger les mesures de télétravail au-delà du 11 mai. Cela réjouit ceux qui se sont très bien adaptés à ce nouveau mode de fonctionnement, notamment parmi les cadres, et aimeraient qu’il soit davantage développé à l’avenir. D’après un sondage Ifop, 70 % des cadres en télétravail depuis le début de la période aspirent à ce que cette organisation du travail dictée par la crise sanitaire se prolonge et ne soit pas passagère. La situation n’est évidemment pas identique pour ceux qui vivent de plus en plus mal le confinement et aimeraient reprendre leur activité professionnelle à l’extérieur. Pour tous ceux qui, de leur côté, s’apprêtent à repartir travailler sur site après une période de chômage partiel, la question des transports en commun, quand elle se pose, est particulièrement délicate. Beaucoup ont du mal à s’imaginer voir les mesures barrières respectées dans cet environnement, sans par ailleurs créer des temps d’attente supplémentaires. Au stress d’être contaminé se rajoutera donc celui d’arriver en retard, preuve que la situation risque d’être rapidement tendue. Dans ce contexte, certains espèrent que les mobilités douces (parce qu’individuelles) auront de beaux jours devant elles, mais l’usage de la voiture risque aussi de repartir de plus belle… ce qui viendrait mettre à mal les bénéfices en matière de pollution que la crise du Covid-19 a générés malgré elle. « À l’heure de l’écologie, il faudra sans doute prendre son véhicule plus souvent et les masques jetables dans les transports vont engorger nos poubelles. » Le déconfinement s’annonce donc comme un véritable noeud gordien pour l’État comme pour les Français
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Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo sont respectivement directeur et directrice adjointe du département Opinion et Stratégies d’entreprise de l’Ifop.