Montres : la revanche des joaillières
Longtemps victimes de leur double nature, les montres-bijoux seraient-elles à présent l’avenir de la montre de luxe ?
Exactement 430 600 euros. C’est la somme record atteinte, en juillet 2018 à Monaco, pour une montre, dans le cadre des ventes biannuelles d’Artcurial consacrées à l’horlogerie. Contre toute attente, ce n’est pas un chronographe de la marque à la couronne ou la plongeuse musculeuse d’une autre manufacture genevoise qui ont suscité l’enthousiasme des adjudicataires. C’est une montre-bracelet serpent à secret en or jaune, émail noir et diamants. Une pièce qui revendique l’allure d’un bijou, mais affiche – pour peu que l’on en trouve l’abri – un petit plus qui la distingue : le temps qui passe.
Retour en grâce. Pionnière, la maison française de ventes aux enchères organise depuis trois ans des ventes exclusivement dédiées aux montres joaillières. Ces pièces hybrides, longtemps négligées par les amateurs de garde-temps techniques, se révèlent être des investissements de plus en plus prisés. « On a longtemps distingué les montres techniques des pièces décoratives, comme si horlogerie et joaillerie ne pouvaient cohabiter sans entamer leur légitimité respective, pointe Geoffroy Ader, expert auprès de la maison Artcurial. Ces deux savoir-faire sont pourtant intrinsèquement liés. La naissance de l’horlogerie suisse étant la conséquence directe de l’interdiction de produire des objets précieux formulée par Calvin, au XVIe siècle. » Pour voir apparaître les premières montres décoratives, il faut attendre le milieu du XVIIe siècle. Ces pièces au cadran peint et émaillé représentant des scènes bibliques et ourlé de perles fines ou de pierres étaient – déjà ! – le fruit de commandes en provenance du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient, fortunes chinoises et ottomanes aidant. On peut en apprécier la beauté (et parfois le kitsch) au musée Patek Philippe, à Genève, la collection comprenant un grand nombre de modèles historiques non produits par la manufacture. Au XIXe siècle, une nouvelle vague voit le jour avec l’essor des montres de col, mais il faut encore attendre un siècle avant qu’elles ne revêtent leurs caractéristiques actuelles : celles de montres de dame, où la joaillerie prend le pas sur la mécanique.
Redistribution des cartes. En réalité, on ne crée pas un bijou comme une montre. Draper un mouvement de pierres précieuses et s’extraire des contraintes techniques qu’implique l’affichage du temps est un exercice complexe que peu de maisons maîtrisent. « L’horlogerie féminine vintage bouscule la hiérarchie des marques établie dans l’univers masculin, confirme Geoffroy Ader.
La manufacture la plus convoitée est Piaget. En pleine crise du quartz, dans les années 1970, ses modèles mécaniques extraplats, mêlant cadran en pierres dures et bracelet en or gravé d’après une technique dont elle a le secret, détonnent. » Il faut dire que le travail de l’or, comme celui de l’horlogerie, fait partie de l’identité de la maison, l’une des rares à disposer de sa propre fonderie. Un quart de siècle plus tard, l’engouement ne s’est pas tari, aussi bien en boutique, où la petite montre ovale popularisée par Jackie Kennedy est régulièrement revisitée, qu’aux enchères. « Les résultats de la dispersion de la collection Schwartz, représentant de la marque en Afrique du Sud, ont définitivement consacré la suprématie de Piaget », souligne l’expert, dont la prochaine vente sur cette thématique devrait avoir lieu en juillet à Monaco. « Si, dans l’univers masculin, la complication horlogère est un critère ultime, celui en vigueur dans l’univers féminin est avant tout lié aux couleurs et à l’esthétisme des pièces. »
Piaget n’est pas la seule à investir ce terrain. Durant les Années folles, Jaeger-LeCoultre met au point le plus petit calibre du monde, le 101, pour l’intégrer aux montres-bijoux les plus fines qui soient. Ce module à deux étages, qui réunit 98 composants dans un boîtier de la taille d’à peine un ongle, est aujourd’hui le plus célèbre de leur patrimoine. La visibilité offerte par la reine d’Angleterre, qui le sélectionna pour son couronnement en 1952, n’y est pas étrangère. En septembre dernier, pour célébrer ses 90 ans, la manufacture a profité de la Mostra de Venise pour présenter une version de la montre « Joaillerie 101 Feuille ». Une pièce puisant son inspiration dans un modèle de 1959, sertie de 171 diamants, révélant ou non le cadran et les indications horaires grâce à une coiffe mobile en forme de feuille bombée.
Nouveaux acteurs. Plébiscité pour ses complications de haute volée, Patek Philippe n’est pas en reste en matière de montres joaillières. « En janvier 2020, les deux modèles en platine et diamants de la maison ont franchi le seuil des 225 000 euros, indique Geoffroy Ader, précisant qu’il s’agit d’un score exceptionnel. L’engouement pour cette catégorie de montres est palpable ; elle ne représente pour l’instant que 10 % du marché et demeure, hormis quelques fulgurances, plus abordable que les montres masculines. » Lorsque les montres techniques se vendent, en moyenne, entre 15 000 et 20 000 euros, les montres joaillières ne dépassent pas les 8 000-10 000 euros. Néanmoins, la création de vacations spécialement dédiées a attiré l’attention sur la richesse et la diversité tout en replaçant les montres de dame à leur juste valeur dans l’aventure de la montre-bracelet. L’offre neuve s’étoffe aussi. Bulgari, Van Cleef & Arpels, Cartier ou Chopard associent désormais leurs techniques d’orfèvrerie de pointe à des calibres mécaniques, et même à des complications. Le reptile fétiche de la maison romaine Bulgari s’enorgueillit depuis quelques semaines d’un mouvement manufacture agrémenté du plus petit tourbillon du monde pour pouvoir se nicher dans l’étroite tête du bijou. Chez Cartier, l’étanchéité du boîtier et l’ergonomie des maillons ont été optimisées sur la Panthère, qui se décline en manchette, bracelet double tour ou jonc figuratif. Idem chez Van Cleef, où l’emblématique montre Cadenas revêt de nouveaux atours. Les codes du modèle original sont toujours présents avec un boîtier à la géométrie rectangulaire prolongé par des attaches en forme d’arceau évoquant le fameux fermoir. Mais des évolutions ont été apportées au cadran, au sertissage ainsi qu’au boîtier, qui se prête désormais aux gravures personnalisées et discrètes.
Les propositions des maisons de couture, actives depuis quelques décennies dans l’horlogerie, dynamisent les codes. C’est le cas des créations de Victoire de Castellane pour Dior ou d’Arnaud Chastaingt chez Chanel. Le plus surprenant est de voir des manufactures spécialisées dans les garde-temps extrêmes et virils, à l’image d’Hublot ou de Richard Mille, investir le créneau. Preuve que la montre joaillière est désormais perçue comme un relais de croissance dans une industrie en mal de nouveaux clients
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