Orfèvrerie : le goût des merveilles
En or, argent, vermeil, pierres précieuses, cristal de roche, perles baroques, les objets joailliers ont déclenché les passions jusqu’à nos jours. Un voyage dans le temps et le savoir-faire.
Brimborions amassésepar Louis XIV, galanteries accumulées par Anne-Marie Louise, la dernière des Médicis… Au XVIII siècle, à Versailles ou en Italie, c’est ainsi qu’on désignait les objets joailliers, précieux et renversants de maîtrise, collectionnés par les grandes cours européennes, parfois depuis plus d’un siècle. Ces termes n’étaient pas exempts d’une certaine condescendance. Bien qu’exceptionnels, ces bibelots devenus joyaux traduisaient, disait-on alors, « un goût de femme », et même, ajoutait-on, « de femme espagnole », allusion fielleuse à la mère de Louis XIV, Anne d’Autriche, née infante d’Espagne, qui les prisait fort… Dans les musées de Paris, de Vienne, de Dresde, de Saint-Pétersbourg et d’ailleurs, ces créations à base de pierres dures, précieuses et semi-précieuses, de nacre, de coquillages, de coraux, de cornes, de perles baroques, montées sur orfèvrerie en argent, vermeil ou or, sont autant de vestiges d’un artisanat qui, très tôt, a fait l’objet de la convoitise des puissants.
« L’essentiel de ce qu’il reste de ces quelque 1 000 objets (hors bijoux) conservés au Louvre compose la collection des gemmes de la couronne (1638-1715) – à distinguer de celle des bijoux de la couronne –, explique Philippe Malgouyres, conservateur en chef du patrimoine au musée du Louvre. Elle rassemble de rarissimes vases montés, une collection issue du choix personnel de Louis XIV, même si certains ont été hérités de ses parents. Bien que souverain d’un des pays les plus puissants d’Europe, Louis XIV était bien mal placé sur le plan des collections royales car, à l’inverse de ses voisins, Habsbourg d’Espagne ou d’Autriche, il ne possédait pas de patrimoine artistique prestigieux. » Comme aujourd’hui, les grands maîtres de la peinture étaient hors de prix tout comme les antiquités exportées d’Italie au compte-gouttes. Le roi lui-même reconnaissait son inculture en matière de peinture. Revanche sur le brimborion donc, ces fameux « goûts de femme ». Rachetés à Mazarin, certains des vases montés en pierre valaient déjà très cher à l’époque. Ils seront exposés selon les instructions de Louis XIV « dans une scénographie très précise, dans ses appartements, à Versailles », ajoute Philippe Malgouyres.
Ces objets joailliers, sans vocation utilitaire, étaient accessibles via des agents (les marchands d’art de leur temps) lors de foires, «où marchands merciers et orfèvres les proposaient au public. Aucun n’était fabriqué pour le roi ou n’a fait l’objet de commande », reprend Philippe Malgouyres.
La beauté tient à l’équation subtile entre imaginaire et prouesse artisanale. En témoigne l’aiguière en sardoine (pierre proche de l’agate) godronnée telle une coquille à la fabuleuse monture en or émaillé, rubis et diamants, émaux opaques et translucides, exposée au musée du Louvre. Les motifs naturalistes de cosses de pois, les figures mythologiques, les pattes de dragon, la représentation humaine du dieu Amour, les oiseaux fantastiques ou le sujet féminin nu concentrent rareté, bestiaire imaginaire et détails naturalistes, autant d’éléments tirés de la vie terrestre et de l’imagination onirique. Ces extravagances purement ornementales pointaient bien plus que le caprice d’un souverain ou l’habileté des artisans. Elles parlaient de leur temps. Un trait qui transcende les époques.
■
Que signifie faire trôner sur son ■ bureau une des plus fabuleuses pendulettes mystérieuses de Cartier? Savoir l’heure ? Pas seulement. Dans son livre The Cartiers (Ballantine Books), Francesca Cartier Brickell relate comment, au début des années 1910, Louis Cartier et son horloger Maurice Couët mettent au point une gageure technique, la pendule mystérieuse, aux aiguilles qui semblent flotter dans l’air, tout mécanisme rendu invisible. Lorsque le très fortuné banquier new-yorkais J. P. Morgan s’offre un des tout premiers exemplaires vendus par Cartier en 1913, baptisé Modèle A, que représente pour lui ce joyau de maîtrise en cristal de roche, onyx noir, émail et diamant ? C’est adjoindre du merveilleux à l’utilitaire, certes, mais c’est aussi célébrer l’ère mécaniste du début des années 1910 assortie du fabuleux essor industriel et financier qui l’accompagne.
Désir de beauté. Dix ans plus tôt, en 1900, le même Louis Cartier était sorti de l’Exposition universelle de Paris ébloui par les oeufs de Fabergé exposés hors concours. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, en tant qu’expert et restaurateur au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, l’orfèvre Carl Fabergé – qui, à l’adolescence, a visité et étudié l’histoire des arts décoratifs dans les plus beaux musées d’Europe – apprend les techniques oubliées des maîtres orfèvres des siècles précédents. Au contact des plus belles réalisations d’objets joailliers au sein de la collection de Catherine de Russie, il enrichit ses techniques. En 1885, la commande par l’empereur Alexandre III d’un oeuf pour la Pâques orthodoxe russe ouvrira la voie à une tradition où, chaque année, l’oeuf de Pâques mécanique contiendra une surprise rappelant l’histoire de la famille impériale. Ainsi, en 1891, le tsar Alexandre III offre à son épouse, Maria Fedorovna, un oeuf Fabergé en jaspe vert fermé par un rubis, dont la coquille parcourue d’entrelacs évoque les vagues ; l’écume, elle, est simulée par des diamants. Ouvert, l’oeuf révèle le cuirassé Pamyat Azova voguant sur une mer aigue-marine. Cette fois, l’objet témoigne des prémices des guerres qui s’annoncent.
« En 1906, c’est Cartier qui a réalisé l’oeuf offert par la mairie de Paris à Nicolas II et qui contenait son portrait, ajoute Pierre Rainero, directeur de l’image, du style et du patrimoine pour la maison de la rue de la Paix. Dans la maison, il a très tôt eu l’envie de travailler des savoir-faire préexistants observés sur des objets des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles reprenant les techniques du laque burgauté – laque incrusté de nacre, du nom du coquillage burgau –, des gemmes sculptées et gravées mogholes, provenant de Chine, des cours musulmanes et d’ailleurs… » Les emprunts aux cultures lointaines se révèlent dans ces objets ornementaux, qui évoquent des mondes nouveaux. La limite est fine entre désir de beauté et appropriation culturelle. «C’est à l’époque de Louis XIV qu’est inventé le mot “céladon” – glaçure de couleur verte d’origine chinoise, qui reprenait la teinte du jade sur les porcelaines –, précise ainsi Pierre Rainero. Autre exemple, la France adopte la culture du haricot lorsque quelques plants de légumes sont offerts en cadeau de mariage à Catherine de Médicis. » Voilà peut-être comment la cosse de pois se retrouve en décoration sur la monture du vase en sardoine du Louvre.
Éclats précieux. À travers ces objets, les souverains abolissent les distances, concrétisent leur fascination pour l’inconnu et l’exotisme qui arrivent sur leurs rives. Le même phénomène d’acculturation touche tous les arts : que l’on se souvienne de l’ambassadeur du Grand Turc, Soliman Aga, qui serait demeuré insensible aux fastes de Versailles, incapables, selon lui, d’égaler ceux de la cour ottomane. Par dépit et orgueil, Louis XIV demandera alors à Molière de moquer les turqueries à la mode avec le « ballet turc ridicule » du Bourgeois gentilhomme. Quant à l’engouementepour l’ailleurs, il se poursuit au XVIII siècle, lorsque les grands voyageurs tels James Cook (1728-1779) ou le comte de La Pérouse (1741-1788) cartographient le monde. L’éclat du merveilleux des objets extraordinaires perdure, lui, jusqu’à nos jours. De l’enchantement des géodes d’améthyste habitées d’animaux en argent comme sorties des gravures de Gustave Doré – dont la production a malheureusement cessé chez Buccellati – au lion en cristal de roche, référence au narcissisme astrologique de Gabrielle Chanel, des commandes des derniers maharajas chez Van Cleef & Arpels aux jeux d’échecs précieux sortant toujours des ateliers Cartier, les objets joailliers et autres galanteries révèlent encore aujourd’hui, derrière leur préciosité, quelque chose de l’éternelle vanité humaine
■
À travers ces objets, les souverains abolissent les distances, concrétisent leur fascination pour l’inconnu et l’exotisme qui arrivent sur leurs rives.