Niall Ferguson : « La nouvelle guerre froide encouragera une saine compétition »
Rivalité Chine-États-Unis, déclassement de l’Europe, rapport à l’expertise... Les leçons du grand historien des crises économiques.
D’ordinaire, les guerres accouchent des épidémies – comme en 1918 avec la grippe espagnole. Mais la pandémie de Covid-19 pourrait bien servir de révélateur, voire d’accélérateur, à un autre type de conflit : la « nouvelle guerre froide » entre les États-Unis et la Chine, selon l’expression de l’historien d’origine écossaise Niall Ferguson, senior fellow à la Hoover Institution. Le nouveau coronavirus met en effet le monde occidental, en particulier les États-Unis, à rude épreuve, révélant l’insuffisance ou la lenteur de sa réaction comparé au régime à parti unique de la Chine ou aux petits États comme Taïwan. Pour l’ancien professeur à Harvard, auteur d’une quinzaine de livres dont Civilisations
(Éditions Saint-Simon) et La Place et la
Tour (Odile Jacob), les États-Unis ont cependant encore bien des atouts pour eux, tandis que l’Union européenne, délestée du Royaume-Uni, peut suivre plus aisément sa propre voie. Autant de réflexions que Ferguson nous a livrées dans un riche entretien, où il évoque plus généralement le nouveau rapport des Occidentaux à l’expertise et à la maladie
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Le Point: Quel impact la crise actuelle peut-elle avoir sur l’ordre international?
Niall Ferguson : Je commencerai par répondre à votre question par une autre : quel ordre international ? Je ne suis pas sûr que nous soyons entrés dans cette crise avec quoi que ce soit qui y ressemble ! Il y a un an, j’ai écrit la première d’une série de tribunes pour le Sunday Times sur la « nouvelle guerre froide », où je défendais l’idée que celle-ci avait déjà commencé mais que nous ne le savions pas encore, contrairement aux Chinois. La meilleure façon de comprendre l’impact de cette pandémie est de voir qu’elle agit comme un révélateur de cette nouvelle réalité. Les relations entre la Chine et les États-Unis n’ont fait que se dégrader depuis le début de la crise. De surcroît, si les Chinois sont les responsables de la crise, ils sont paradoxalement l’un des pays qui ont le mieux contrôlé la pandémie. Par contraste, les États-Unis sont l’un de ceux qui l’ont le plus mal gérée. Voilà qui révèle les particularités des deux systèmes. D’un côté, le système politique chinois a permis de cacher la crise suffisamment longtemps pour qu’elle devienne mondiale, tout en la contenant au niveau national. Les sociétés occidentales, plus ouvertes, ont été bien trop lentes à percevoir le danger et à réagir, ce qui a décuplé le coût de leur action. Alors ,certes, les Chinois auront sans doute du mal à vendre au reste du monde leur propagande sur la pandémie. Mais la question clé, ici, est surtout de savoir si les États-Unis sortiront intacts de l’année 2020.
« On n’a pas fait appel aux historiens, alors qu’ils savent bien comment fonctionne une épidémie. »
La coïncidence de la pandémie avec les élections présidentielles est très inquiétante, sachant qu’il s’agit déjà d’un pays profondément divisé. Je crains une seconde vague d’infection cette année, juste avant les élections, dont les résultats seront donc très serrés, sans aucune concession à l’amiable du côté du perdant, contrairement à 2000.
Mais les États-Unis n’ont-ils pas des forces qui manquent à la Chine?
En effet, si les Américains terminent 2020 sans crise politique, alors ça ira! Et il est bien plus probable qu’ils découvrent un vaccin ou un traitement que n’importe quel autre pays. De plus, leur système politique ouvert et relativement décentralisé est plus efficace, à long terme, que le régime centralisé chinois. 2020 sera une année décisive.
Dans « Civilisations » et « The Great Degeneration », vous défendiez l’idée que l’Occident avait perdu sa supériorité sur le reste du monde et que l’avenir serait asiatique. Mais l’Asie n’est pas une, comme l’ont montré les différentes réponses à cette crise sanitaire.
Ne nous trompons pas de Chine ! La Chine qui a le mieux géré la crise, c’est Taïwan, pas la République populaire. Le meilleur modèle est probablement celui de la Corée du Sud, qui a contenu un début d’infection avec beaucoup de talent. On devrait d’ailleurs davantage s’intéresser aux pays qui s’en sont bien sortis et qui sont tous de petits États avec un fort niveau d’insécurité. Bien des gens en Europe et aux ÉtatsUnis ont fait l’erreur de croire que, pour contenir l’épidémie, il fallait faire comme dans le Hubei, mettre en place un confinement économique total. C’était la mauvaise leçon à tirer : la bonne était celle de Taïwan, une action rapide et une détection massive passant par des tests et le suivi des personnes en contact avec les malades. J’ai écrit Civilisations il y a quelque temps déjà et je suis aujourd’hui frappé par les faiblesses du modèle chinois. L’analogie entre le présent et la guerre froide implique des similitudes entre la Chine et l’URSS: malgré la force de l’économie chinoise, les pathologies inhérentes à un système à parti unique lui seront fatales. Je pense que les problèmes auxquels font face les pays occidentaux sont très profonds mais qu’ils peuvent être réglés. À l’inverse, ceux de la Chine sont insolubles en l’état actuel des choses.
Pensez-vous que Taïwan puisse être reconnu diplomatiquement après cette pandémie?
Je l’espère ! Je pense qu’il y aura d’énormes résistances de la Chine mais aussi de la part d’une partie de l’establishment américain, toujours très attaché à ce que j’appelle la « Chinamérique », la relation symbiotique entre Washington et Pékin. Mais la fiction selon laquelle Taïwan fait partie d’une Chine unique a dépassé son utilité diplomatique.
Dans cette nouvelle guerre froide, quel sera le rôle de la science?
Une des raisons qui me rendent favorables à cette nouvelle guerre froide, tant que nous évitons les crises nucléaires et les guerres par procuration, est qu’elle encouragera une saine compétition. Par exemple, de même que les Soviétiques étaient assez bons en physique, les Chinois sont très bons en intelligence artificielle. Les États-Unis ont besoin de cette rivalité scientifique et technologique. Nous avons fait preuve de trop de complaisance envers notre capacité à mener la danse en sciences dures, juste parce que nous savions créer des logiciels. Nous avons réalisé, en partie du fait de la pandémie, que nous ne sommes plus les leaders, au moins en nombre d’articles scientifiques publiés, dans de nombreux champs de recherche, ce qui n’est pas bon signe. Cette compétition sera bénéfique à tous, car elle permettra, entre autres, de trouver un vaccin contre le Covid-19. Et, contrairement à la Chine, les États-Unis peuvent importer des scientifiques du monde entier, alors que les Chinois dépendent de leur propre population. Tant que les Américains resteront l’aimant à talents qu’ils ont toujours été, ils conserveront leur avantage.
Que pensez-vous de l’argument, développé entre autres par Kai-Fu Lee, selon lequel la Chine ira plus loin dans le développement de l’IA car elle a accès aux données de centaines de millions de personnes? Contrairement aux États-Unis, qui protègent les données
des individus en raison de leur tradition libérale.
Il s’agit d’une fausse dichotomie. Je crois qu’il existe de bonnes solutions technologiques qui concilient le besoin d’agréger des données avec la protection des individus. Taïwan fait ça très bien ! Là-bas, votre smartphone stocke vos données personnelles dans une blockchain pour qu’elles ne soient accessibles ni par Xi Jinping, ni par Mark Zuckerberg. Nous avons laissé des plateformes comme Google ou Facebook acquérir nos données personnelles, ce que fait le gouvernement chinois avec Alibaba et Tencent. Cela rend nos prétentions à être les protecteurs des données bien moins convaincantes ! Les États-Unis doivent résoudre le problème de l’excès de pouvoir des plateformes et rendre les données à ceux auxquels elles appartiennent. Il s’agit d’un enjeu central, dont j’ai parlé dans La Place et la Tour. Or cela fait des années que nous ne le réglons pas. C’est d’ailleurs une des raisons qui expliquent la si mauvaise réponse des Américains à cette pandémie : nous avons les données, mais elles sont entre les mains des Gafa. Il n’y a eu aucune utilisation pertinente des données pour le suivi des personnes à risque, alors qu’il s’agit d’une partie essentielle de la solution à la crise. Dire «méfiez-vous de Huawei, mais pas de Facebook» n’est pas crédible car c’est profondément incohérent.
Et l’UE dans tout cela? Est-elle condamnée à suivre le destin des États-Unis?
L’Union européenne joue déjà un rôle particulier de régulateur dans l’écosystème occidental. Le Congrès américain étant incapable de réguler la Silicon Valley, elle a endossé ce rôle. Bien qu’elle ne possède pas de grandes entreprises technologiques, elle a intérêt à créer des règles pour les compagnies américaines. L’Europe est aussi avantagée pour la 5G puisque les sociétés rivales de Huawei, Ericsson et Nokia, sont européennes. Beaucoup de commentateurs, ceux-là mêmes qui annonçaient la fin de l’UE en 2012, au plus fort de la crise grecque, sont négatifs à son égard. Je suis, depuis longtemps, eurosceptique sur la question de l’union monétaire, selon moi une erreur majeure. Mais, d’un point de vue géopolitique, l’Europe est toujours viable. Elle a d’ailleurs été paradoxalement renforcée par le départ du Royaume-Uni, l’obstacle principal à sa fédéralisation. S’il en faisant toujours partie, l’UE n’aurait pas pu réagir à la pandémie comme elle le fait aujourd’hui, car le gouvernement britannique l’en aurait empêchée. Angela Merkel a en effet admis, sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, la nécessité d’un minimum d’aide financière européenne pour réparer les dommages de la crise.
Ne pensez-vous pas au contraire que la pandémie a mis en évidence un fort égoïsme national, au moins au début?
En effet, au début, c’était plutôt sauve qui peut ! Ça va laisser des traces, particulièrement en Italie. Il faut aussi noter que l’Allemagne n’a commencé à parler de « Schicksalsgemeinschaft » (« communauté de destin ») qu’une fois la situation dans le pays stabilisée. Merkel n’a jamais utilisé l’expression « Germany first », mais ses actions suggèrent que sa priorité est l’intérêt national allemand. Heureusement que dans la politique allemande la phrase « Germany first » n’existe pas, car elle se traduirait par « Deutschland über alles», ce qui rappelle quelques souvenirs gênants ! [Rires.] Mais, vous avez raison, la solidarité entre pays européens est venue un peu trop tard, après une controverse particulièrement embarrassante sur l’envoi d’équipement médical et la gestion des frontières. Ce qui nous rappelle qu’en Europe les frontières nationales existent toujours. On retrouve le même phénomène de révélation dont je parlais plus tôt : la pandémie a montré que l’UE n’était pas un État fédéral et que toutes les intégrations en termes de liberté de mouvement, contingentes, peuvent être révoquées. Comme en 2015-2016, lorsque les Allemands ont agi de façon unilatérale face à la crise des réfugiés. Aux États-Unis, à l’inverse, il est impossible de gérer les frontières entre les États. Comme différents États poursuivent différentes stratégies, le résultat est forcément chaotique puisqu’on ne peut pas empêcher la circulation entre ceux qui pratiquent une forte distanciation sociale et les autres.
Que pensez-vous de la réponse britannique à la crise?
C’est paradoxal : d’un côté, la science britannique est de qualité mondiale et très influente hors du RoyaumeUni. C’est un autre Neil Ferguson [les deux prénoms se prononcent pareil en anglais, NDLR], un épidémiologiste de l’Imperial College dont le rapport sur le Covid-19 a été publié le 16 mars, qui a fait abandonner la politique d’immunité de groupe, jusque-là
adoptée par le pays, au profit du confinement. D’un autre côté, le Royaume-Uni a très mal contenu la diffusion du virus. Alors que Donald Trump a fait luimême une série de mauvais choix, Boris Johnson a écouté les experts, et eux ont fait les mauvais choix ! On peut être surpris qu’un pays qui a des universités de renommée mondiale ait été si mauvais dans sa gestion de la crise. Une véritable enquête sur la situation sanitaire britannique révélerait un grand nombre de failles dans la politique de santé publique et au NHS [le service de santé britannique, NDLR]. Mais, au Royaume-Uni, il est interdit de critiquer le NHS…
Ne pensez-vous pas que cette pandémie révèle une crise de l’expertise?
Dans cette crise, les épidémiologistes jouent un rôle très important, alors que leurs modèles ne sont pas exempts de défauts. Je remarque, en revanche, qu’on n’a pas fait appel aux historiens alors qu’ils savent bien comment fonctionne une épidémie. Dans La Place et la Tour, j’explique que, pour comprendre une contagion, il faut d’abord étudier les propriétés du virus puis les spécificités des réseaux de sociabilité et les particularités du système politique concerné. Les décideurs politiques ne doivent donc pas seulement discuter avec des épidémiologistes mais aussi avec des historiens. Or rien de tel ne s’est passé. Ce n’est pas la première fois qu’on décide d’ignorer l’Histoire et de prendre des décisions à partir de modèles théoriques, qui seront, par définition, une simplification de la réalité. Ce qui est en cause, ce ne sont donc pas les experts, mais le fait de ne s’appuyer que sur un seul type d’expertise.
N’est-il pas délicat pour un historien de trouver une comparaison adéquate avec la situation actuelle? La grippe espagnole étant survenue à la fin de la Première Guerre mondiale, il est difficile de faire la différence entre les conséquences de la fin de la guerre et celles de la grippe.
L’exemple de 1918 est problématique pour une autre raison : cette pandémie était plus létale que celle du Covid-19. Et nos technologies médicales étaient bien moins efficaces pour soigner la pneumonie. Je préfère l’analogie avec la « grippe asiatique » de 19571958, une pandémie totalement négligée. Il s’agit aussi d’une grippe, qui a débuté en Asie orientale, et qui posait le même genre de menace à la population mondiale, avec un taux de virulence et de létalité sans doute équivalent à celui du Covid-19. En 1957-1958, les gouvernements ont répondu de manière totalement différente d’aujourd’hui puisqu’ils n’ont quasiment rien fait ! Quelques mesures de distanciation sociale au niveau national et pas de confinement. La pandémie a donc tué pas mal de monde, mais elle a causé peu de bouleversements économiques. La leçon à en tirer est que, dans les années 1950, les individus avaient une attitude bien plus fataliste à l’égard des maladies infectieuses. La génération qui avait connu la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée était familière des épidémies de grippe, de la polio et de la variole. Si on allait chercher Eisenhower avec une machine à remonter dans le temps et qu’on le ramenait en 2020, il conclurait que nous sommes devenus collectivement fous. Il se dirait sans doute que, pour garantir la santé publique, nous avons fait plus de mal que nécessaire à l’économie.
Que nous soyons bien différents des hommes des années 1950 est-il un signe de décadence?
Dans notre gestion de la crise, quelques éléments pointent vers la décadence. Notre attitude vis-à-vis de la mort est encore plus bizarre que quand Evelyn Waugh a écrit Le Cher disparu, une satire de l’industrie funéraire américaine. Je crois que nous, Occidentaux, avons beaucoup de difficultés à comprendre que nous mourrons chaque année et en grand nombre, épidémie ou non, et que le problème d’une épidémie est la surmortalité, pas la mortalité. Quand une maladie tue de façon disproportionnée des personnes de plus de 60, 70 ou 80 ans, il s’agit d’une affaire bien moins terrible qu’une pandémie plus classique, où nos enfants seraient autant en danger que nos parents. Ce fut notre sort pendant la plus grande partie de l’histoire humaine. C’est presque comme si nous essayions d’avoir «zéro mort». C’est absurde. Au Royaume-Uni, il est clair que ce fut un mauvais mois d’avril comparé aux cinq dernières années, mais comparé à chaque mois d’avril depuis 1970, ce mois-ci n’était pas spécialement meurtrier – il n’était même pas dans le top 20. Nous avons désormais des attentes irréalistes à l’égard de la mort, ce qui a contribué à la confusion de la réponse politique, comme si on pouvait atteindre cet objectif de « zéro mort ». Mais à mon sens, la véritable décadence, celle qui m’inquiète vraiment, est ailleurs, elle se trouve au coeur du monde universitaire. Celui-ci est en effet de plus en plus perverti par des priorités idéologiques et politiques. La « diversité » importe désormais plus que l’excellence intellectuelle. Pour moi, cela explique pourquoi l’expertise, au moment où elle est testée par une crise, n’est pas à la hauteur. Car pour faire de la bonne recherche, il faut être capable de poser des questions méchantes sans que personne ne s’en offense. Or ceux qui posent ces questions sont désormais discriminés, chassés du monde universitaire par des comités chargés de la promotion du politiquement correct.
En avez-vous fait l’expérience vous-même?
Disons qu’il est difficile de ne pas remarquer la façon dont ce biais s’est imposé avec le temps. Les valeurs ont changé : quand j’ai commencé ma carrière, on recherchait la rigueur intellectuelle et le courage ; aujourd’hui, celles-ci sont diluées dans un genre d’idéologie vague, tiède et politique. D’où la détérioration de la recherche et de l’enseignement
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« La véritable décadence, celle qui m’inquiète vraiment, se trouve au coeur du monde universitaire. »