Les recettes des cafés et des restaurants pour revivre.
Du bistrot de campagne à la table gastronomique, tous cherchent la formule magique pour résister. Tour d’horizon.
Sa nouvelle vie n’aura duré qu’une journée. Samedi 14 mars, à 8 heures, Sabrina Thuillier, 37 ans, inaugurait son café, O’Bon Accueil, à Sains, une commune de 500 habitants, en Ille-et-Vilaine. Tout le village ou presque a défilé au bar. Puis, pendant qu’elle comptait sa caisse, Édouard Philippe a annoncé la fermeture de tous les cafés de France pour une durée indéterminée.
Un mois et demi plus tard, l’ancienne aide à domicile conserve un moral d’acier et brique son comptoir. Son débit de boissons flambant neuf est à l’arrêt, mais la partie épicerie, dans la salle attenante, attire une clientèle encore étonnée de pouvoir à nouveau faire ses courses à l’ombre du clocher, sans prendre sa voiture. Voilà plusieurs années que les derniers commerces avaient quitté Sains, ne subsistait plus qu’un distributeur automatique de pain, rien d’autre. Elle ne s’en vantera pas, mais Sabrina Thuillier traverse, en pleine période de marasme économique pour les cafés en France, une reconversion et un rodage commercial heureux. S’il n’y avait cette incertitude : ses nouveaux clients lui resteront-ils fidèles une fois le confinement levé ? Pour le moment, aucune date n’est prévue pour les cafés. « Au pire, j’essaierai de me rattraper en faisant des sandwichs pour les ouvriers du coin », avance-t-elle, optimiste. Et de l’optimisme, elle en a toujours eu. Avant la crise sanitaire déjà, on estimait que cinq cafés fermaient chaque jour en France, où l’on en comptait 35 000 en 2015.
Résilience. Les maires des communes rurales sont nombreux à chercher la bonne manière de faire renaître des cafés pour redonner corps à la vie en collectivité et redynamiser l’économie locale. Le café multiservice O’Bon Accueil, à Sains, fait à ce titre partie de l’opération 1 000 Cafés, un dispositif encouragé par les pouvoirs publics et porté par le Groupe SOS, qui prévoit d’ouvrir ou de reprendre « 1 000 cafés dans 1 000 communes de moins de 3 500 habitants en France ». À l’heure où 60 % des communes rurales ne disposent plus d’aucun commerce, l’opération attire des candidats en masse. « L’objectif n’est pas de créer de simples cafés mais bien des lieux de vie, capables de rendre des services et de créer du lien social », explique Chloé Brillon, présidente de 1 000 Cafés. Pour la responsable du projet, la crise valide le concept : « La polyvalence permet de résister. » Et puis le bistrot français, que certains aimeraient voir classé au patrimoine immatériel mondial de l’Unesco, est l’un des derniers lieux où s’exerce encore la vie en collectivité informelle, celle qui a tant fait défaut dans des zones désertifiées, ce que n’ont d’ailleurs pas manqué de rappeler les Gilets jaunes lors des occupations de ronds-points : « Il y a autour des zincs une familiarité, une entente à demi-mot faite de conversations certes banales mais qui constituent la base de tout échange », analyse l’anthropologue Marc Augé, auteur d’un Éloge du bistrot parisien. Pour lui, « le bistrot est lieu d’expression et de tolérance, car, dans le brouhaha ambiant, la parole surnage et les opinions s’ajustent ».
À l’image de 1 000 Cafés, beaucoup d’acteurs travaillent au maintien ou à la recréation de bistrots dans les territoires ruraux. Des cafés pour nos régions, Bistrots de pays, ou encore Comptoir de campagne repensent le modèle en misant sur l’ultraproximité, avec des offres capables de
« L’objectif n’est pas de créer de simples cafés mais bien des lieux de vie, capables de créer du lien social. » Chloé Brillon
satisfaire travailleurs de passage comme familles du coin ou habitués. « Cela correspond à un vrai besoin, mais il faut quand même avoir conscience que les cafés multiservices restent souvent fragiles, les gérants tournent beaucoup », tempère Louis Pautrel, à la tête de l’Association des maires ruraux de France en Illeet-Vilaine, qui participe à l’opération de financement participatif C’est ma tournée ! portée par le collectif Bouge ton coq.
Car, à la campagne comme à ville, la résilience s’organise. Les initiatives pour aider bistrots et restaurants à surmonter le confinement se multiplient. C’est l’objet de Sauver mon bar. Le principe ? Inciter bistrotiers et restaurateurs à commercialiser des bons d’achat à consommer dans leur établissement dès la réouverture. Baptiste Robelin est avocat spécialisé dans les baux commerciaux. Il propose un accompagnement juridique gratuit aux professionnels de la plateforme Sauver mon bar. « Nous avons traité une centaine de dossiers depuis le début du confinement. La profession est inquiète, évidemment. On ne connaît ni la date de reprise, ni les conditions sanitaires qui seront imposées, ni l’état d’esprit des clients. » En attendant, il propose des outils aux gérants pour négocier l’exonération de leur bail, par exemple… « Même si l’État a mis en place des systèmes de report de charges, la grosse difficulté vient du fait que certains établissements risquent de perdre plus en étant ouverts avec moitié moins de clients qu’en restant fermés, notamment à Paris», explique Laurent Benoudiz, président de l’Ordre des experts-comptables d’Île-de-France.
Se réinventer. Impossible de savoir aujourd’hui à quoi ressembleront les 35 000 cafés et 210 000 restaurants après la crise économique à venir. Mais une chose est sûre, pour ces secteurs qui pèsent 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires et emploient 1 million de personnes : il faudra innover pour s’extirper de la tempête. « On devrait assister à une percée des plats du jour très abordables et à une montée en puissance des produits locaux et bio. La crise sanitaire aura un impact sur les consciences, le localisme pourrait bien devenir une tendance durable», tente d’anticiper Loïc Latour, de France Boissons.
Et, en matière de réinvention, les grands noms de la gastronomie pourraient bien indiquer le chemin. Certains ont très vite compris qu’il ne fallait pas attendre de rouvrir pour réagir. Et puis, ils avaient besoin de cash pour payer leurs frais fixes. En apprenant en plein service la fermeture des restaurants, le 14 mars « à compter de minuit », Jean Sulpice, propriétaire de l’Auberge du père Bise, sur les bords du lac d’Annecy, a cru « mourir ». Après plusieurs nuits blanches à faire et refaire ses comptes – « je vais devoir emprunter 1 million » –, ce jeune chef (41 ans) doublement étoilé s’est dit qu’il « allait passer à côté des merveilleux produits du printemps » s’il ne sortait pas de sa sidération. Alors, succombant à l’appel des asperges et de la rhubarbe, il a timidement rouvert son épicerie, le week-end de Pâques, et s’est lancé dans la vente à emporter, ce qui a permis à 8 de ses 70 salariés de reprendre du service. Les 450 plats et les 50 menus (35 euros) qu’il a écoulés le samedi suivant l’ont convaincu de développer cette activité, y compris après la réouverture des restaurants, dont le gouvernement doit annoncer la date à la fin du mois. « Une manière de survivre, de reconstituer un peu de trésorerie, de garder la maison vivante, de conserver le lien avec nos convives et d’aider nos fournisseurs », confie le chef savoyard, qui s’est rapproché d’un boulanger, d’un fromager et d’un pâtissier amis pour qu’ils distribuent ses plats.
« Exactement ce qu’il faut faire », juge Rémi Ohayon, patron du cabinet Api and You, qui conseille 1 500 restaurateurs, cavistes et producteurs, « dont 350 chefs étoilés ». Cet ancien élève du lycée hôtelier de Poligny, formé à la cuisine par Jean-Paul Jeunet et Bernard Loiseau, est l’un des tout premiers MOF (meilleurs ouvriers de France) en communication digitale. Son conseil est radical : « Ne rouvrez pas vos restaurants, utilisez votre talent et ce qu’il vous reste d’argent pour vous réinventer. » « On dit qu’un tiers des restaurants vont déposer le bilan. En tout cas, 100 % de ceux qui mourront auront attendu les bras croisés», met-il en garde. « La clientèle n’affluera pas de sitôt. Regardez ce qui se passe à Shanghai, les restaurants sont vides. » Des serveurs gantés et masqués qui vous prennent la température au vestiaire, gel hydroalcoolique en amuse-bouche, paroi de plexiglas entre chaque table: «Qui aura envie d’aller dîner dans une clinique ? Il y a tant d’autres choses à faire ! », encourage ce chantre d’une « gastronomie circulaire et locale ». « Si les clients ne viennent pas au restaurant, le restaurant doit venir à eux ! », préconise-t-il. Clic and collect, livraison par coursier, plateaux bureaux en paiement partagé, épicerie fine… devraient se développer dans les prochains mois. « Ceux qui imaginent pouvoir refaire comme avant se leurrent », acquiesce Jacques Bally, président du guide Gault et Millau.
Théâtre. En lien avec « les artisans de la mer et de la terre », Gérald Passédat, du Petit Nice, à Marseille (3 étoiles), a lancé, lui, son « drive » avec des menus à 35 et 45 euros. Bruno Cirino, propriétaire de l’Hostellerie Jérôme (2 étoiles) et du Café de la fontaine, à La Turbie (Alpes-Maritimes), se dit « dépassé » par le succès de ses étals, où sa salade d’asperges à 5 euros et son cabillaud en aïoli à 9 euros n’ont guère le temps de prendre le chaud. Dimitri Droisneau, de La Villa Madie (2 étoiles), à Cassis (Bouches-du-Rhône), n’en revient toujours pas des 600 menus gastronomiques à 35 et 45 euros vendus sur son parking, ce long weekend du 1er mai. « Boîtes, verrines et sacs recyclables… Ça demande de la logistique, mais quelle joie de retrouver mes clients ! », respire Frédéric Doucet, chef étoilé à Cha
« L’État ne nous maintiendra pas éternellement sous perfusion, la vraie crise va commencer à la réouverture. » M. Pacaud
rolles (Saône-et-Loire), qui livre plus de 500 « couverts » chaque semaine. Même le vénérable canard au sang de la maison Burgaud, plat signature de La Tour d’Argent, le plus vieux restaurant de Paris, se vend en coffret, prêt à cuire avec sa recette.
« Il n’y aura pas un monde d’avant et un monde d’après. Il y aura mon monde et je n’ai pas envie de le réinventer », résiste Guy Savoy, fort de ses quatre titres de « meilleur restaurant du monde ». Il n’empêche, le chef des chefs se lance : volailles entières rôties à la broche, velouté de petits pois, jusqu’à sa légendaire soupe d’artichaut à la truffe pourront être bientôt dégustés chez soi. Christophe Bacquié, MOF 3 étoiles au Castellet, franchit un pas supplémentaire avec ses « dîners gastronomiques à domicile ». Pour une soirée avec le chef, comptez 280 euros par convive, sans les vins.
Si elles permettent à de nombreuses maisons de ne pas sombrer, ces diversifications ne suffiront pas à sauver la profession. « L’État ne nous maintiendra pas éternellement sous perfusion, la vraie crise va commencer à la réouverture, car on va devoir apprendre à se passer de la clientèle étrangère, qui représente 25 % de mon chiffre d’affaires », redoute Mathieu Pacaud (notamment Apicius
et Divellec, à Paris), le premier à s’être lancé dans la livraison, le 16 mars. Victor Ostronzec, 37 ans, chef du Soléna, à Bordeaux, n’aura pas profité longtemps de sa nouvelle étoile. Sa salle et surtout son business model sont conçus pour 25 couverts. « Si je dois m’en tenir à dix, je ne vois pas comment tenir », s’inquiète-t-il.
«Je prendrai la température de mes équipes matin et soir ; les serveurs porteront des gants blancs ; les cuisiniers seront munis de tenues de protection et utiliseront comme d’habitude des cuillères jetables pour goûter», envisage Guy Savoy. À Marseille, Gérald Passédat proposera trois menus de 120 à 270 euros (fini la carte), renforcera son offre au Bistrot 1917, où il lancera un brunch les dimanches, et développera le room service dans son hôtel. « Je vais ouvrir la cuisine de mon bistrot pour rassurer mes convives. À ma table gastronomique, les plats pourront être apportés par les cuisiniers pour que les assiettes soient le moins manipulées possible », a prévu Bruno Cirino, à La Turbie.
Beaucoup fonctionneront en deux, voire trois services, midi et soir. Aucun n’envisage d’augmenter ses prix, « quitte à remplacer le foie gras de canard par du foie de lotte », imagine Paul Langlère, héraut de la bistronomie marseillaise. Pour de nombreux restaurants, menu transmis en QR code et paiements par smartphone limiteront les contacts. « Jusqu’au vaccin, l’expérience du restaurant n’aura plus grand-chose à voir avec ce que nous connaissions jusque-là », prédit Rémi Ohayon, qui conseille de redonner toute sa place aux « gestes nobles » du maître d’hôtel, « pour que la salle redevienne un théâtre ». Où l’on tentera d’éviter la tragédie
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« Si les clients ne viennent pas au restaurant, le restaurant doit venir à eux ! » Rémi Ohayon