Le Point

Des cadres très fines bouches

Rêve en cuisine ! Ces managers ont tout plaqué pour se lancer dans l’alimentati­on de qualité.

- PAR ANNE-NOÉMIE DORION

Ce sont des bouteilles de jus qui ne paient pas de mine. Des contenants en plastique estampillé­s de leur logo, semblables à tant d’autres, rangées infinies de clones au garde-à-vous dans le rayon boissons des supermarch­és. Pourtant, les jus de fruits Juste Pressé n’ont pas d’équivalent en France : ils sont les seuls à être conditionn­és sous haute pression à froid. Un procédé technologi­que innovant grâce auquel les fruits sont pressés, embouteill­és – et surtout enfermés dans un caisson sous 6 000 bars de pression. « L’équivalent d’un éléphant sur un petit pois », s’amuse Alexia Chassagne, la présidente de la marque. L’objectif : s’approcher autant que possible du goût et des apports nutritionn­els d’un fruit pressé. Simple argument commercial affûté? « À 4 degrés, les bactéries explosent, mais, contrairem­ent à la pasteurisa­tion, les

« Je voulais fabriquer quelque chose de mes mains. »

Aude Sementzeff, co-associée de La Laiterie de Paris

vitamines et les antioxydan­ts sont intacts, et la saveur véritable est préservée », assure la présidente. Une recette gagnante, puisque la cheffe d’entreprise a écoulé 1,5 million de bouteilles cette année. « Mon intention est de réconcilie­r le bon pour la santé et le goût. L’accès à une alimentati­on saine est aussi fondamenta­l que l’accès à l’éducation. C’est l’un des principaux combats du XXIe siècle en Occident: sans nourriture saine, le cerveau est mal nourri et apprend mal, l’obésité se répand et les risques sanitaires explosent », considère Alexia Chassagne.

Pourtant, c’est presque par hasard que cette ancienne habituée des comités de direction s’est muée en l’un de ces ardents défenseurs d’une alimentati­on assainie. « Docteur en chimie, j’ai certes toujours surveillé la dangerosit­é des formules qui composaien­t les produits. Mais ce n’est qu’au bout de seize ans dans les grands groupes que je suis arrivée à saturation, raconte l’ancienne directrice du marketing dans les produits d’entretien. Après des années à m’occuper de biens de consommati­on issus de la pétrochimi­e, j’avais besoin de revenir à des production­s plus naturelles. Je n’en pouvais plus que les grandes entreprise­s où je travaillai­s visent une rentabilit­é à court terme, sans presque jamais s’intéresser aux dangers environnem­entaux majeurs à venir. Je voulais être fière devant mes enfants, leur laisser un monde meilleur que celui que mes parents m’avaient laissé, apporter ma petite pierre à l’édifice. »

Et venir ainsi rejoindre la cohorte de plus en plus importante de ces cadres en quête de sens qui, ayant égaré leur raison d’être profession­nelle au fil d’une carrière ascendante, tentent de retrouver le feu sacré en montant une entreprise utile. Un phénomène de fond. De fait, les chiffres sont sans appel. En 2019, selon l’organisme d’études Sociovisio­n, 62 % des Français font leur la phrase suivante : « Je me sens proche des gens qui choisissen­t un métier utile à la société, quitte à gagner moins d’argent. » « Fatigués des élites abstraites, les Français sont de plus en plus attirés par les métiers manuels, estime Rémy Oudghiri, sociologue du travail et directeur général de Sociovisio­n. Dans un monde immaîtrisa­ble, ils veulent devenir maîtres à bord et créer des choses concrètes. »

En d’autres termes, « mettre les mains dans le caillé », telle Aude Sementzeff. Depuis qu’elle a quitté les agences de design où elle a officié pendant dix ans comme directrice de clientèle, ce que l’entreprene­use aime le plus, c’est « fabriquer quelque chose de ses mains, pour voir le fruit concret de son travail. Je voulais être dans le dur, dans l’action », se souvient-elle. Une formation à l’Ifopca (Institut de formation et de promotion des commerces de l’alimentati­on) et un tour de France des fromagers pendant six mois convainque­nt la quadra que le fromage sera son « évidence ». « Monter dans les alpages pour récupérer les vaches à 4 heures du matin, traire les animaux, fabriquer du beaufort a été une expérience inoubliabl­e. Après des années passées à réfléchir au packaging de produits auxquels je ne croyais pas, j’avais besoin de fabriquer et de proposer des aliments auxquels je tiens. » C’est chose faite avec la création de La Laiterie de Paris, où, aux côtés de trois associés et cinq salariés, elle assure la communicat­ion visuelle, la vente des fromages et des yaourts issus de l’agricultur­e raisonnée et la production d’une vingtaine de variétés faites maison. Héritage français. Rien d’étonnant que les métiers de bouche tiennent le haut du pavé. Tradition oblige. « La cuisine appartient à l’héritage français, où, à coups de mises en scène médiatique­s, elle est élevée toujours un peu plus au rang d’art », rappelle Rémy Oudghiri. L’art culinaire donc, mais plus n’importe lequel. « On assiste à un tsunami, une rupture frontale dans les modes de consommati­on alimentair­e, affirme Frédéric Oble, professeur de marketing à l’Essec. Les consommate­urs veulent une alimentati­on de qualité, saine, nutritive et issue d’une production éthique ». Quoi de mieux que de participer à la révolution qui se déploie dans les casseroles, en montant sa propre structure pour proposer des produits plus sains, plus frais, plus savoureux ? Bref, de devenir un entreprene­ur du « mieux manger » ?

Tous n’embrassent pas la cause de la même façon. Pour Véronique Hoog, tout est d’abord affaire de saveurs. Après vingt-huit ans passés une valise à la main, l’ancienne pilote de ligne est retournée sur les bancs de l’école, en suivant un Executive MBA (Emba) à l’ESCP, pour ouvrir le restaurant L’Amour et la Folie, à Paris. « Le goût a une importance primordial­e pour nous, assure la quinqua. Nous voulons faire découvrir des saveurs inédites à nos clients, faites à partir des produits peu communs – fleurs ou épices rares –, sains et de qualité. Rien de guindé, mais une cuisine naturelle, authentiqu­e, un retour aux sources. »

C’est que ces nouveaux profession­nels de l’alimentair­e sont rarement des fournisseu­rs de mets ordinaires. « Plutôt diplômés,

« Sans nourriture saine, le cerveau est mal nourri et apprend mal. »

Alexia Chassagne, présidente de Juste Pressé

ils intellectu­alisent davantage leur offre », précise Rémy Oudghiri. Ces anciens cadres, rompus aux pratiques du marketing, emportent leur bagage universita­ire et profession­nel avec eux. En entreprene­urs avertis, ils conceptual­isent, transforme­nt les modèles économique­s traditionn­els, donnent une identité à leur produit ou à leur service, peaufinent leur marque et cultivent leur communauté sur les réseaux sociaux.

À 50 ans, dont vingt-cinq années passés en tant que responsabl­e technique dans l’industrie, François* a d’ailleurs tenu à parfaire ses connaissan­ces en gestion au sein d’un Emba de l’ESCP. « Je voulais acquérir une vision plus stratégiqu­e avec l’ensemble des dimensions business et enrichir mon réseau », explique l’ancien ingénieur. C’est lors d’un voyage d’études à Londres que celui qui « cherche à s’accomplir, pour quitter un métier usant où les tableaux Excel ont remplacé les problémati­ques techniques », trouve sa vocation d’entreprene­ur.

Valeurs humaines. Une première idée testée sur les réseaux et une étude de marché plus tard, François touche au but : dès septembre, il proposera aux sportifs une gamme de recettes à faire soimême à partir d’ingrédient­s nutritifs, prêts à cuisiner et livrés à domicile. Une niche pour se démarquer de la concurrenc­e. Et s’installer durablemen­t sur ce marché aussi porteur que prisé. « Ces changement­s radicaux provoquent une dynamique forte, où les défis ne manquent pas et où tout est à inventer », analyse Frédéric Oble. Mais où il n’est plus question de se contenter de proposer de quoi se sustenter. « Autrefois simples passionnés qui s’orientaien­t vers l’alimentair­e, nos participan­ts ont intégré la notion du “bien manger”, certifie Clara Delétraz, fondatrice de Switch Collective, organisme spécialisé dans la reconversi­on. C’est une tendance de fond. Service Compris, l’incubateur avec lequel nous collaboron­s, ne cesse d’ailleurs de le rappeler : ce qui était vu comme un petit plus est aujourd’hui quasiment un prérequis. » Pour autant,

François n’est pas là pour « gagner des millions » : « Je veux être acteur de cette mutation mais en faisant du business écorespons­able, renouer avec des valeurs humaines. »

À son image, la plupart de ces entreprene­urs du « bien manger » voient plus loin que le bout de leur assiette. « C’est une nouvelle génération de commerçant­s, que l’on pourrait qualifier de militants », résume Rémy Oudghiri. Les oignons en provenance d’Australie, le suremballa­ge de paquets de gâteaux, les produits bio tout droit venus de Pologne dans son entreprise de grande distributi­on, Caroline Millet n’en pouvait plus. « Tant que j’étais en poste à l’étranger, j’ai pu développer des projets de façon autonome et flexible, raconte cette ancienne élève d’AgroParisT­ech, ex-responsabl­e qualité dans une grande enseigne. Mais, dès le retour au siège, la machine à procédures s’est enclenchée, tout était figé. » Et, même quand elle lançait ses actions de développem­ent durable, la marque préférait communique­r sur des projets peu aboutis plutôt que développer et mettre en avant ses projets de fond. « J’ai voulu être autonome pour mettre en place ce que j’avais en tête. »

Après un an au sein d’un mastère de HEC, Caroline décide de monter City Vrac, une épicerie en vrac, à Versailles. Au-delà des 500 références en rayons – aliments proposés en bocal ou en gros, produits d’entretien et d’hygiène –, la trentenair­e entend surtout accompagne­r le client. «Il ne s’agit pas de faire la leçon, mais d’apporter un service. Beaucoup de gens veulent consommer mieux, mais ne savent pas par où commencer. Le vrac est ce qui demande le moins d’effort, puisqu’on ne change pas radicaleme­nt son alimentati­on et qu’à la fin on a la même chose dans son placard. Je veux montrer à nos clients que les épiceries en vrac ne proposent pas que “des graines”, conseiller des recettes où le sain peut également être bon. Il ne s’agit pas d’être caricatura­l : chacun de nos produits possède un climat-score, sur le modèle du nutri-score, pour montrer l’empreinte carbone réelle : du très local où un camion repart à vide peut être plus polluant qu’un circuit long. Et je travaille avec des grossistes bio comme avec des petits producteur­s en circuit court. »

Bref, bien avant l’étape de la dégustatio­n, ces entreprene­urs-là se mêlent de l’ensemble de la chaîne de production. Ainsi, Alexia Chassagne n’a pas trouvé le nom de son jus par hasard : « Je veux que tout soit juste ! Relocalisa­tion de la production en France pour diminuer les transports, packaging bientôt débarrassé du plastique, producteur­s justement rémunérés… nos valeurs RSE sont fortes. » À terme, François a de son côté prévu d’embaucher des travailleu­rs précaires. Et Aude Sementzeff n’imagine pas son métier sans rencontrer et raconter Charlotte et son salers tradition ou Patricia et son saint-nectaire « de folie » : « Ces hommes et femmes qui travaillen­t comme des acharnés dans le respect des traditions, des animaux et des saisons méritent d’être célébrés et bien traités. »

Le prénom a été modifié.

« Rien de guindé, mais une cuisine naturelle, authentiqu­e, un retour aux sources. »

Véronique Hoog, restauratr­ice à Paris

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« Les mains dans le caillé ». Aude Sementzeff a quitté le design pour les produits laitiers.
 ??  ?? Vitaminée. Ancienne directrice du marketing, Alexia Chassagne utilise une technologi­e innovante pour conserver le goût naturel de ses jus.
Vitaminée. Ancienne directrice du marketing, Alexia Chassagne utilise une technologi­e innovante pour conserver le goût naturel de ses jus.
 ??  ?? Envol. Ex-pilote de ligne, Véronique Hoog tient table à L’Amour et la Folie.
Envol. Ex-pilote de ligne, Véronique Hoog tient table à L’Amour et la Folie.

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