La patronne
Comment Merkel peut sauver l’Europe
La science d’une femme d’État
Les succès allemands
Les coulisses du « new deal » Paris-Berlin
L’écran de la vidéoconférence est divisé en deux. À gauche, l’Élysée : Emmanuel Macron est là, un léger sourire aux lèvres. À droite, la Chancellerie : Angela Merkel s’avance d’un pas tranquille vers le pupitre flanqué de deux drapeaux, l’allemand et l’européen. C’est elle qui prend la parole en premier. Elle se lance dans l’habituel credo proeuropéen, rappelle combien l’amitié franco-allemande est importante, souligne que quand Paris et Berlin donnent une impulsion, cela permet de favoriser la prise de décision commune à 27. Et puis, soudain, d’une voix calme et grave qui ne trahit aucune émotion particulière, elle annonce ce qui en Allemagne équivaut à une révolution. Paris et Berlin proposent la création d’un fonds de relance européen de 500 milliards d’euros pour aider leurs voisins en difficulté à surmonter la crise engendrée par le coronavirus. Non, il ne s’agit pas d’un prêt, mais bien d’une dotation budgétaire sur la base d’un endettement commun. En clair : Angela Merkel vient de jeter par-dessus bord un des principes fondamentaux de la politique européenne allemande : le refus d’une dette commune. Coup d’éclat! Tournant historique ! Tabou brisé ! Les réactions sont à la mesure de la surprise provoquée.
Ce n’est pas la première fois que cette chancelière réputée pour sa politique des petits pas prudents et des compromis bien tempérés opère une volte-face spectaculaire. En 2011, après qu’un tsunami a inondé la centrale nucléaire de Fukushima, au Japon, elle décide de faire sortir l’Allemagne du nucléaire alors qu’elle venait de prolonger de douze ans la durée de vie des 17 réacteurs du pays. Les Allemands, majoritairement hostiles à l’atome, l’applaudissent. En 2015, elle décide, sans consulter personne, d’accueillir les milliers de réfugiés qui se pressent à la frontière hongroise. En 2017, nouveau changement de cap. Au cours d’un débat public organisé par le magazine féminin Brigitte, Angela Merkel, qui s’était toujours opposée au mariage gay, ouvre la voie à sa légalisation en autorisant chaque député à voter en son âme et conscience. Là encore, la chancelière sait qu’elle a l’opinion publique derrière elle. Enfin, le 18 mai, le virage à 180 degrés sur l’endettement commun. La crise du coronavirus a fragilisé cette Europe qui a tant contribué à la prospérité économique et à la stabilité politique de l’Allemagne d’après-guerre. « C’est la plus grave crise que l’Union européenne a eu à affronter au cours de son histoire », reconnaît la chancelière. Pas question de la mettre en danger en se cramponnant à un dogme.
« Angela Merkel, souligne Frank Biess, professeur d’histoire européenne à l’université de Californie et auteur du livre Republik der Angst : Die andere Geschichte der Bundesrepublik (« République de la peur. Une autre histoire de l’Allemagne fédérale »), n’est pas une idéologue mais une pragmatique. Cela contribue à expliquer cette spectaculaire initiative franco-allemande. Elle s’adapte aux situations, change de direction quand elle sent que le moment est venu et que les Allemands sont prêts à la suivre. » Ses opposants appellent cela de l’opportunisme, ses partisans de la flexibilité.
La chancelière a longuement pesé le pour et le contre avant de saisir enfin la main qu’Emmanuel Macron lui tend depuis son arrivée à l’Élysée. La « patronne » s’est d’abord assurée que la majorité du groupe parlementaire CDU-CSU au Bundestag n’opposerait pas de résistance. Elle peut compter sur l’appui de Ralph Brinkhaus (CDU), le chef de file des députés. Cet expert financier très influent est partisan d’une aide ciblée et appelle à la création d’un plan Marshall européen tout en refusant la mutualisation de la dette. Les sociaux-démocrates, partenaires de gouvernement, tout comme les Verts, dans l’opposition, sont acquis à ce projet depuis le tout début de la crise qui a touché si durement l’Italie. « Si nous ne les aidons pas, ils ne nous le pardonneront jamais », ont mis en garde deux anciens ministres des Affaires étrangères, Joschka Fischer (Vert) et Sigmar Gabriel (SPD) dans une tribune commune.
Solidaire. La chancelière n’a pas grand-chose à craindre non plus du côté des populistes eurosceptiques de l’AfD. Déchirés par des dissensions internes, en baisse dans les sondages, ils sont affaiblis depuis le début de la pandémie. Enfin, facteur décisif pour la chancelière : dans leur grande majorité, les Allemands restent très attachés à l’Union européenne et souhaitent que l’Allemagne se montre solidaire. Les images apocalyptiques des hôpitaux de cette Italie qu’ils aiment tant les ont marqués. Une émotion qui a certainement motivé aussi Angela Merkel. Cette fille de pasteur, élevée dans les valeurs chrétiennes, sait depuis son plus jeune âge que les forts doivent aider les plus faibles. Elle a déjà appliqué ce précepte lors de la crise des migrants, en 2015.
La chancelière n’est pas insensible aux thèses de ceux qui, en Europe, redoutent que l’Allemagne se renationalise et défende égoïstement ses propres intérêts. Le jugement de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, qui sommait, début mai, la Banque centrale européenne de rendre des comptes sur sa politique monétaire favorable aux pays du sud de l’Europe, a apporté de l’eau à leur moulin. L’arrêt a fait l’effet d’une bombe et engendré des commentaires peu élogieux en Europe et en Allemagne. La cheffe du gouvernement a gardé le silence à ce sujet, mais le jugement de Karlsruhe a sans doute participé
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Pragmatique.
La chancelière Angela Merkel à sa sortie du Bundestag, après une séance de questions au gouvernement, le 13 mai.
à son processus de maturation intérieure. « Angela ■ Merkel ne veut pas passer pour la radine de l’Europe et transformer les Allemands en parias, explique Dirk Kurbjuweit, biographe de la chancelière et chef du bureau berlinois de l’hebdomadaire Der Spiegel. Elle a mis un peu de temps pour effectuer cette révolution intérieure, mais elle a fini par faire preuve de flexibilité en changeant de position dans une situation aussi dramatique. Je dois avouer que moi-même j’ai été surpris. »
Angela Merkel, ce n’est un secret pour personne, n’est pas une Européenne de coeur. Elle n’a pas grandi comme Helmut Kohl dans ce pays rhénan si proche de la France et de l’Italie. Cette Allemande du Nord, ex-citoyenne de la RDA communiste, habituée aux vacances en Hongrie et qui parle couramment le russe, n’a découvert l’Italie et la France qu’après la chute du Mur. Fille de la guerre froide, elle n’a pas vécu comme ses prédécesseurs la construction laborieuse de l’intégration européenne, mais elle a très bien compris que le virus sournois était capable de terrasser cette communauté si précieuse. « En tant qu’Allemande de l’Est, explique l’historien Frank Biess, Angela Merkel a déjà assisté à l’effondrement d’un État. Elle connaît la fragilité des choses et sait que ni l’Union européenne, ni la démocratie ne sont invincibles. En RDA, le processus graduel de désintégration a abouti à l’implosion du pays en 1989. Un tel scénario pourrait-il se répéter au niveau européen avec la crise du coronavirus ? La conscience de ce risque a sans doute pesé dans sa décision, même si elle n’ignore pas qu’il sera difficile de faire comprendre au contribuable allemand qu’il va devoir payer pour financer les déficits de l’Espagne ou de l’Italie. » Angela Merkel sait qu’il faut protéger ce à quoi on tient. Pas question pour elle d’entrer dans la postérité comme celle qui a contribué à réduire l’Europe à un tas de ruines.
Trêve. Bien sûr, il est plus facile de faire passer une décision audacieuse quand on est en position de force. Et de la force, Angela Merkel, 65 ans, en a à revendre. La crise du coronavirus a redonné une nouvelle vigueur à cette chancelière usée par près de quinze années au pouvoir. « Elle a l’aura d’une contrôleuse de wagons-lits », écrivait avant la crise un critique sarcastique. Angela Merkel semblait au bout du rouleau. Certains lui conseillaient, si elle voulait partir la tête haute, de ne pas attendre les élections de septembre 2021 pour tirer sa révérence. « Ses jours sont comptés », titrait, fin février, le magazine Stern. Un mois plus tard, il faisait entendre un tout autre son de cloche : « Pourquoi chacun d’entre nous devrait bénir le ciel qu’Angela Merkel soit encore chancelière. » Si la crise lui profite, c’est parce qu’elle a su la
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« Elle sait que ni l’UE, ni la démocratie ne sont invincibles. » Frank Biess
gérer. L’Allemagne s’en tire plutôt bien : moins ■ de morts qu’ailleurs, pas de pénurie de lits en soins intensifs, un exécutif auquel les citoyens n’ont jamais cessé de faire confiance. Quand ils la comparent à Donald Trump ou à Boris Johnson, les Allemands réalisent qu’ils ne sont pas si mal lotis avec leur chancelière, peu glamour mais si fiable. « Jamais je ne voterai CDU, entend-on souvent ces jours-ci, mais je dois dire que madame Merkel m’impressionne. » Et 80 % des Allemands estiment qu’ils sont entre de bonnes mains. Un véritable plébiscite. Ils sont même nombreux à rêver qu’elle rempile encore pour quatre ans. La résurrection profite aussi à la CDU. Le parti d’Angela Merkel, qui collectionnait depuis quelque temps les défaites historiques aux élections régionales, se retrouve en tête des sondages.
La pandémie a instauré une trêve politique. Fini les coups bas, les critiques, les moqueries. Une seule question a accaparé tous les esprits pendant des semaines : comment allons-nous sortir de la crise ? Au Bundestag, les partis ont serré les rangs. Plus de « Merkel muss weg ! » (« Merkel doit partir »), ni de ricanements méprisants dans les bancs de l’extrême droite. Les Verts sont doux comme des agneaux. Die Linke, la gauche de la gauche, approuve du chef quand la chancelière explique la marche à suivre. Ceux qui d’habitude s’entre-déchirent échangent des compliments. Horst Seehofer, le ministre de l’Intérieur qui l’a tant critiquée pendant la crise des migrants, se surprend à penser qu’après tout un cinquième mandat pour Angela Merkel ne serait pas une si mauvaise chose par les temps qui courent. Friedrich Merz, le chef de file des opposants conservateurs à Merkel au sein de la CDU, n’ose plus dire du mal d’elle. Lui qui jugeait, il n’y a pas si longtemps, le travail du gouvernement «au-dessous de tout», concède maintenant qu’il trouve « sympathique » que la chancelière « réfléchisse avant de parler » et reconnaît « qu’elle fait bien son travail ». Le débat sur la succession est suspendu. L’harmonie règne au sein de la grande coalition entre conservateurs et sociaux-démocrates. Olaf Scholz, le ministre SPD des Finances, est une des stars du jour. Sa collaboration avec Angela Merkel est exemplaire.
De même que la chute du Mur offrit une seconde vie politique à Helmut Kohl, qui profita de ce grand chamboulement géopolitique pour unifier l’Allemagne, le coronavirus permet à Angela Merkel de donner, une fois de plus, la preuve de ses talents de gestionnaire en période de crise. Depuis le temps qu’elle est aux manettes, elle a traversé davantage de crises qu’Emmanuel Macron, Donald Trump et Boris Johnson réunis.
Simplicité. Dans son allocution télévisée du 18 mars annonçant un confinement souple, elle a fait la démonstration de son adresse. Pour gagner la confiance des Allemands, elle a choisi la transparence. Elle qui ne s’adresse solennellement à ses concitoyens qu’une fois par an, le 1er janvier, pour leur présenter ses voeux, a mis un point d’honneur à leur expliquer l’action du gouvernement. Depuis son bureau berlinois au septième étage de la chancellerie, cette physicienne de formation sait trouver les mots et le ton justes pour demander aux Allemands de rester chez eux. Un dosage de raison et de coeur, d’optimisme et d’appel à la prudence.
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« La situation est grave et il faut la prendre au sérieux », dit-elle. Elle en appelle au sens des responsabilités de chacun. Elle est d’autant plus consciente de l’effort qu’elle demande qu’elle a passé (pour avoir côtoyé un médecin testé positif) deux semaines en quarantaine, cloîtrée dans son appartement berlinois. Elle qui vient de derrière le rideau de fer sait le prix de la liberté de circulation. Elle ne cache pas aux Allemands qu’elle n’a pas pris la décision de les confiner chez eux de gaieté de coeur. Ses paroles simples et humaines plaisent.
« Angela Merkel connaît bien les Allemands, note Dirk Kurbjuweit. Elle sait instinctivement comment gagner leur confiance. Elle à qui on reprochait souvent de gouverner sans émotions, de façon presque rigide, s’est montrée dans cette crise à la fois compétente et humaine, raisonnable et maternelle. Cela a contribué à accroître sa popularité, déjà très forte en temps normal. Or la popularité est un facteur déterminant parce qu’on suit celui qu’on aime. La confiance en l’exécutif est un atout indispensable par temps de crise. » Par contraste, le « Nous sommes en guerre » du président français a fait les gorges chaudes des éditorialistes allemands : « Exagéré, boursouflé, ringard, mais pour qui se prend-il ? », écrivaient-ils. Angela Merkel, elle, a soigneusement évité le pathos. La « Mutti » de la nation recommande aux Allemands de laver leurs masques à 60 degrés et de les passer au four à micro-ondes pour les désinfecter. Le pouvoir, reconnaissent ceux qui la côtoient, n’a pas donné la grosse tête à cette femme si peu jupitérienne. Quelques jours après son allocution à la télévision, une vidéo montre la «femme la plus influente au monde » (selon le classement du magazine Forbes) dans un supermarché en train de pousser un caddie dans lequel elle a déposé quatre bouteilles de vin et quelques rouleaux de papier toilette. Même mise en scène, cette simplicité, qui inspire la confiance, explique sa phénoménale popularité. Sa longévité en tête du palmarès des personnalités politiques préférées des Allemands en atteste.
Le monde d’après. Pourtant, Angela Merkel n’ignore pas que l’accalmie risque de n’être que de courte durée. Elle doit naviguer entre un déconfinement trop rapide (une seconde vague menace, mettent en garde les virologues) et un autre trop lent qui bloquerait la reprise économique. Le retour à la normale est plus difficile à gérer que le confinement. Les vieux débats reviennent peu à peu sur le tapis. La presse, jusqu’à présent dithyrambique, a recommencé à lancer des piques, comme pour se mettre en jambes. Angela Merkel n’a-t-elle pas capitulé face aux barons des Länder en les autorisant à déconfiner à leur guise ? Et si les critiques sur
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l’initiative franco-allemande sont encore ■ modérées, certains dénoncent ces « coronabonds qui reviennent par la fenêtre » et applaudissent avec soulagement la contre-offensive lancée par le chancelier autrichien Sebastian Kurz. L’opposition s’échauffe. Le FDP, petit parti libéral, met en garde contre un effondrement de l’économie. Christian Dürr, vice-président du groupe parlementaire libéral, estime que le fonds d’aide européen « ouvre la boîte de Pandore à davantage de dettes ». Die Linke rappelle la « casse sociale » occasionnée par le confinement. Les Verts remettent sur la table le dossier oublié du climat. Quant à l’AfD, elle ne manquera pas de sortir de sa torpeur quand la récession se fera durement sentir, cet automne. Un salarié sur cinq est en ce moment en chômage partiel, les faillites sont annoncées et les angoisses face à l’avenir ne sont pas près de s’apaiser. De mauvais augure aussi ces « Wutbürger », les citoyens en colère, qui, chaque samedi, se retrouvent dans plusieurs villes allemandes. Cette nébuleuse de mécontents – libéraux soucieux de limiter les dégâts pour les entreprises, conspirationnistes, néonazis – rassemble tous ceux qui estiment qu’il est grand temps de se libérer d’un corset de règles qui portent atteinte aux libertés individuelles
et freinent la reprise. Les rassemblements rappellent les manifestations islamophobes et anti-immigration du mouvement Pegida, en 20142015. L’AfD saura-t-elle canaliser cette mouvance et profiter de la frustration du monde d’après alors que se profile la campagne pour les élections de l’automne 2021 ?
Dans le camp conservateur, les prétendants à la succession d’une chancelière inamovible ne sauraient tarder à refaire surface. Les ambitions sont grandes et le temps presse. La question doit être tranchée au plus tard au congrès de la CDU, programmé en décembre. La crise du coronavirus a redistribué les cartes. Si le conservateur Friedrich Merz, grand favori d’avant la pandémie, connaît un trou d’air, Markus Söder est le nouveau héros du jour. Le président de la Bavière se retrouve propulsé en tête des sondages, très loin devant ses rivaux, Armin Laschet, le président de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, et Norbert Röttgen, ancien ministre et vice-président de la CDU.
Si Angela Merkel se maintient jusqu’aux élections, elle égalera le record de son mentor, Helmut Kohl : seize ans au pouvoir. « Je n’aimerais pas être évacuée de la chancellerie comme une épave. Je veux décider moi-même du bon moment pour faire mes adieux à la politique », a-t-elle confié un jour. La crise du coronavirus lui a donné une chance inespérée de partir en beauté. À condition que le temps ne se gâte pas dans les mois qui viennent. Elle est la première à savoir qu’en politique le vent tourne vite. Dans un sens comme dans l’autre
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« Je veux décider moi-même du bon moment pour faire mes adieux à la politique. » Angela Merkel