Comment peut-on encore être à la mode ?
La mode, et plus particulièrement le luxe, a vu son rythme déréglé par la crise sanitaire. Comment ses acteurs, créateurs et dirigeants, envisagent-ils l’avenir ?
Ômode, suspends ton vol ! Elle allait bon train, pourtant, même si depuis un moment d’aucuns déploraient l’injonction du toujours plus. Et voilà que la crise du Covid-19 renverse cette mécanique si précise. On ne sait plus vraiment quand auront lieu les défilés. Quand une boutique ouvre, l’autre ferme. Des ateliers au ralenti, des productions en pointillé, des Salons reportés, une communication timide… Autant de facteurs qui déstabilisent cette économie, certes établie sur le désir des clients, mais ordonnancée comme une industrie rigoureuse qui fait de la France le premier acteur mondial de la mode et du luxe. Au pied du mur, ses acteurs envisagent de nouveaux tempos.
QUE SE PASSE-T-IL EN BOUTIQUE ?
Avec le déconfinement progressif, les boutiques sortent peu à peu de leur torpeur et doivent résoudre cette équation nouvelle : comment faire vivre l’actuelle collection printemps-été ainsi que les prochaines collections – en suspens puisque retardées dans leur production –, ce qui déséquilibre la chronologie des livraisons. Pour l’instant, la solution reste logique, comme le précise, côté luxe, Bruno Pavlovsky, PDG de Chanel SAS : « Une grande partie de nos boutiques ont été fermées. La collection printemps-été n’a quasiment pas été présentée à nos clientes. Puisque nous sommes déconnectés des soldes, elle sera prolongée durant les mois de mai et de juin. Ce qui nous amène à décaler la collection dite “des métiers d’art”, que nous présentons initialement en mai. Elle arrivera en juillet. On va ainsi allonger le temps des collections pour qu’elles soient visibles. Il faut ajuster en fonction de la demande plutôt que d’imposer le rythme que nous connaissons. »
Il faut aussi s’organiser avec les nouvelles mesures sanitaires, qui vont donner une tout autre physionomie aux espaces. Masque obligatoire pour tous, clients et vendeurs, distributeurs de gel à l’entrée, marquage au sol pour la distanciation sociale, Plexiglas aux points d’encaissement, une personne pour 10 mètres carrés, passage à la vapeur des vêtements pour la désinfection… Côté grands magasins, même combat.
Nicolas Houzé, directeur général des Galeries Lafayette et du BHV/Marais, est autorisé à ouvrir ce dernier ainsi que les Galeries Lafayette ChampsÉlysées et la majorité des magasins de province ; le navire amiral du boulevard Haussmann pourrait devoir attendre jusqu’au 10 juillet. « L’activité reprend doucement, avec le besoin basique d’habiller ses enfants, d’équiper son intérieur – comme on le constate au BHV Marais – ou tout simplement de se faire plaisir. Même si l’e-commerce est encore monté en puissance pendant le confinement, nous restons un symbole du shopping, et une large part de nos clients vient nous rendre visite pour humer l’air du temps, explique-t-il. C’est le principe même du magasin, qui est un lieu vivant. Au cours des dernières semaines, cela ne nous a pas empêchés de renforcer notre action sur le numérique et les réseaux sociaux, avec nos partenaires, pour faire rêver nos clients à distance et continuer à proposer notre offre mode-maison-décoration. Maintenant qu’ils peuvent également avoir accès aux produits dans les magasins, nous espérons pouvoir retrouver un semblant de sérénité dans le rythme de vie des collections. Les soldes marqueront un moment important du calendrier commercial, très attendu par les clients, qui permettra également de lancer la saison suivante. »
À QUAND DES NOUVEAUTÉS ?
Dans une économie « normale » de la mode, la collection prêt-à-porter printemps-été arrive en magasin en février et en repart fin… mai, pour être remplacée par la collection commerciale d’automne (dite précollection automne-hiver), qui chevauche début août la collection prêt-à-porter hiver, sans oublier la collection croisière (précollection d’été), en boutique en novembre. Une complexité qui permet aux maisons de renouveler en permanence leur offre. Paradoxalement, ce tempo chamboulé la remet dans l’harmonie de la saison et porte un coup d’arrêt à ces livraisons toujours plus anticipées, qui donnaient parfois lieu à des décalages incongrus. Qui n’a pas vu des maillots de bain dans les vitrines alors qu’il faisait un froid de canard dehors ? Ou des manteaux épais en pleine canicule ? Pour Pascal Morand, président exécutif de la Fédération de la haute couture et de la mode, « le grand sujet de réflexion sera surtout pour la fast fashion, dont le volume est mille fois supérieur à celui des marques de luxe ». De son côté, Sophie Brocart, directrice générale de Patou, constate : « Le temps d’une collection dure trois mois.
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Ce n’est viable ni pour les marques ■ ni pour la planète. Il va falloir y mettre de la valeur et donc de l’authenticité, de l’expression et de l’engagement. L’humilité va prévaloir. »
Giorgio Armani fut l’un des premiers à s’émouvoir de ce qu’il appelle le déclin du système de la mode, qui oublie que le luxe prend du temps. Le 12 mai, plus de 40 signataires, PDG ou créateurs, comme Dries Van Noten, ont appelé à remettre les collections dans leur vraie saisonnalité – un appel non signé par les grands groupes. Qui s’interrogent eux-mêmes. Ainsi, Michael Burke, PDG de Louis Vuitton : « Il y a une course pour livrer en premier, et effectivement cette course est néfaste. Nous ne sommes pas obligés de tout livrer à la même date. Plusieurs livraisons stratégiques allongeraient une collection dans le temps. Cette pandémie va pousser le curseur vers l’intemporel. On arrivait à la fin d’un cycle, on le sentait. L’élastique a craqué. Le chaos est porteur de drames, mais aussi de renouveau. »
LES VÊTEMENTS VONT-ILS AVOIR PLUS DE SENS ?
Les créateurs ont considéré cette parenthèse comme une manière de revenir à l’essentiel. C’est le cas de Julien Dossena, directeur artistique de Paco Rabanne : « Ce temps ramène aux sources de la création. Faisons des vêtements qui ont du sens et n’existons pas à tout prix. La création n’a pas de date de péremption. On fera de mieux en mieux si le temps de production est plus long. » Un éloge de la lenteur que défend également Véronique Nichanian, directrice artistique de l’univers masculin d’Hermès : « J’ai toujours prôné le temps long, des vêtements qui durent, des vêtements-objets qui ne se démodent pas. Chez Hermès, nous avons toujours privilégié le travail de l’artisanat, la recherche des matières d’exception ou technologiques. » Et d’ajouter : « Cela va dans mon sens de freiner la cadence, d’installer une temporalité adoucie. Ce temps qui s’étire nous fait revenir à nos fondamentaux. Espérons que cette dystopie devienne une utopie. Ce sera une période passionnante si nous faisons face à une responsabilité collective. »
Bien sûr, le développement responsable est en ligne de mire, et la conscience écologique est consubstantielle à l’avenir de la mode. C’est le propos de la très concernée créatrice Marine Serre : « Pour une société indépendante comme la nôtre, c’est une crise difficile à gérer financièrement et mentalement. Mais c’est aussi une chance de réfléchir à ce que l’on pourrait faire autrement. Combien de défilés par an ? Combien de collections ? Quel genre de vêtements ? Recycler les fibres, reprendre des stocks existants : sommes-nous toujours obligés de faire du nouveau ? Il faut que, tous, nous ayons le courage d’affronter ces changements et que ce soit collégial. » Quant à Nicolas Ghesquière, directeur artistique de l’univers féminin de Vuitton,
il avoue : « Je redécouvre un temps de flânerie dans mon propre univers que j’avais parfois oublié et qui va m’aider à aller plus vite plus tard. C’est très positif comme processus créatif. Parfois, des collections assez riches en propositions restent trop peu disponibles. On pourrait les segmenter davantage pour leur permettre de vivre plus longtemps. Ce qui serait plus gratifiant pour le travail du créateur. Va se poser la question d’un “local globalisé” qui permette de répondre à des aspirations spécifiques, de faire durer un vêtement plus longtemps si on l’aime particulièrement quelque part. »
QUID DES FASHION WEEKS ?
Le très protocolaire calendrier des défilés est bien sûr bousculé par la crise. La haute couture sera-t-elle au rendez-vous au mois de juillet, comme d’habitude ? Pour les hommes, la semaine de présentation des collections devient numérique du 9 au 13 juillet. On fera de même à Londres et à Milan – Armani, qui avait présenté son défilé sans public mais dans la même physionomie, avec podium et retransmission sur Internet, reviendra en septembre avec ses collections homme et femme ensemble. Quant à la maison Saint Laurent, elle a d’ores et déjà annoncé qu’à la rentrée elle n’en serait pas, préférant rester libre de choisir sa propre date de présentation. Comme l’explique Francesca Bellettini, PDG de la marque (qui appartient à Kering, groupe de la famille Pinault, également propriétaire du Point), dans un entretien accordé à la presse professionnelle (le quotidien de mode Women’s Wear Daily) : « Dans ces circonstances, il est clair pour nous que la créativité ne peut pas être forcée dans un calendrier arbitraire et prédéfini, mais devrait être libre de s’exprimer sous la forme, le lieu et le moment qu’Anthony [Vaccarello, directeur artistique de la maison, NDLR] sent propice, avec tout ce que cela implique ensuite. » Idem chez Gucci.
Distanciation sociale oblige, la mise en scène numérique va prévaloir. Début mars, au moment des derniers défilés à Paris, Chanel avait déjà anticipé le mouvement, comme l’explique Bruno Pavlovsky : « Une grande partie de la presse et de nos clientes n’ont pas pu venir. Nous avons fait un live qui a été très bien accueilli. » Pour Michael Burke, chez Louis Vuitton, tout change également : « La création doit être parisienne. Mais ce qui tend à être révolu, c’est que le monde entier vienne à Paris, car la communication est digitalisée. On peut jouer avec la reconstruction des images. On peut refantasmer les lieux. »
Et certains d’imaginer des rendezvous intimistes, avec scène numérique. Demeure l’impact des défilés physiques, relayés par ceux qui y assistent sur les réseaux sociaux, avec une audience amplifiée par le streaming. Résultat ? Dix millions de vues pour le dernier défilé Balenciaga. Du virus à la viralité, il n’y a qu’un pas…
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