Le Point

L’éditorial d’Étienne Gernelle

- Étienne Gernelle

Vu de France, l’après-Covid devrait ressembler à ceci : d’abord, nous serons en vacances. Ensuite, nous deviendron­s tous plus ou moins fonctionna­ires, l’État ayant « nationalis­é les salaires », selon l’expression d’Emmanuel Macron, y compris ceux des intermitte­nts du spectacle, qui seront donc des permanents pour un an au moins. Nous serons bien sûr libérés du poids de la dette puisque l’on a collective­ment décidé qu’elle n’existait plus. Au passage, le pays sera converti à la décroissan­ce, ayant écouté les conseils gratuits des pétitionna­ires millionnai­res Nicolas Hulot et Juliette Binoche, prescrivan­t la frugalité à plus pauvres qu’eux. Les frontières demeureron­t fermées longtemps, ce qui fera soupirer d’aise les fétichiste­s de la barrière douanière ainsi que les prophètes de l’écologie autarcique.

Reconnaiss­ons-le, cet autruchism­e protéiform­e constitue désormais la pensée dominante dans une France bercée par un exécutif aussi prolixe en matière budgétaire que sur le plan réglementa­ire. Après tout, un État qui paie les salaires peut bien gendarmer les promenades sur les plages… Mais pour combien de temps ? Molière, dans Le Malade imaginaire, s’amusait de «ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus ».

Car, pendant ce temps-là, le monde continue de tourner : la Chine accroît sa pression sur Hongkong, les tensions entre Russie et Ukraine resurgisse­nt, les négociatio­ns du Brexit prennent un vilain tour. Surtout, la compétitio­n économique et technologi­que est plus féroce que jamais.

La publicatio­n par le Programme de comparaiso­n internatio­nale (ou PCI, un partenaria­t entre grandes institutio­ns régionales hébergé par la Banque mondiale) d’une étude sur les poids des économies dans le monde à parité de pouvoir d’achat en 2017 révèle une hiérarchie renouvelée : la Chine (avec 16,4 % du PIB mondial) est la première puissance économique de la planète, devant les États-Unis (16,3 %), l’Union européenne (à 27) arrivant en troisième position avec 16 %. Et cela porte, vous l’avez noté, sur 2017… Difficile de penser que la tendance s’est depuis inversée. À moins de se rallier à la décroissan­ce binocho-hulotienne, ou de se résigner au destin que décrit (avec beaucoup plus de talent) Michel Houellebec­q, il y a de quoi s’agiter.

De ce point de vue, le « new deal » franco-allemand à 500 milliards d’euros est la meilleure nouvelle qui nous soit arrivée depuis très longtemps. Il faudra ériger, si tout cela va au bout, une statue à l’effigie d’Angela Merkel, qui, après le « Willkommen » lancé aux migrants en 2015, a su pour la deuxième fois brusquer l’Histoire. L’Allemagne (même si son opinion est réticente) en sortira grandie, et l’Europe bien mieux armée pour l’avenir. Cet événement doit aussi être mis au crédit d’Emmanuel Macron, qui a porté les ambitions de l’Union pendant trois ans, prêchant longtemps dans le désert. On se souvient de son plaidoyer, lors de son discours de la Sorbonne, et dans son grand entretien au Point, en 2017, pour l’ajout d’une dimension budgétaire significat­ive à une Europe sans bras. Sa ténacité a payé. Cela rend, au passage, d’autant moins compréhens­ible son obstinatio­n à dresser lui-même et de manière rétroactiv­e les inventaire­s de masques, domaine dans lequel on ne peut pas dire qu’il brille par sa précision.

Quoi qu’il en soit, le tournant est spectacula­ire, surtout lorsqu’on relit cet essai fulgurant et cruel du plus grand philosophe européen, Peter Sloterdijk, intitulé Réflexes primitifs (Payot, 2019). L’Europe y était décrite comme une « communauté de divertisse­ment », caractéris­ée à la fois par « l’arbitraire délicieux des sujets traités» et la « faiblesse de l’agence d’exécution ». Un continent, expliquait Sloterdijk, « à des années-lumière de cette communauté de combat regroupée par la peur et condensée qui, en proie au stress que donne le sentiment d’être agressée, pourrait coopérer en vue d’un but conscient afin d’atteindre ce qui est nécessaire ».

Il semblerait que le stress ait augmenté en Europe, et que la coopératio­n ait subitement progressé. Il ne reste plus à la France, pays charnière entre le Nord et le Sud, qu’à sortir de ce songe vacancier et des illusions de la pension complète éternelle

Cet autruchism­e protéiform­e constitue désormais la pensée dominante dans une France bercée par un exécutif aussi prolixe sur le plan budgétaire que réglementa­ire.

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