Le Point

Le président qui aime les médailles

Grand maître de la Légion d’honneur, Emmanuel Macron veut honorer ceux qui ont oeuvré contre la pandémie. Enquête.

- PAR ROMAIN GUBERT

Hôpital de la Pitié-Salpêtrièr­e, Paris, le 15 mai. Masque sur le visage, Emmanuel Macron effectue une visite surprise pour encourager les soignants. Devant l’entrée des urgences, drapeau sur l’épaule, un syndicalis­te de Sud l’apostrophe : «Vous pensez qu’on a vraiment besoin d’une médaille ? » La réponse fuse : « Si vous n’en voulez pas, ne la prenez pas ! » Emmanuel Macron cache mal son agacement. Il vient d’annoncer des primes, un « Ségur de la santé » pour revalorise­r les carrières hospitaliè­res, des milliards d’euros pour la dépendance et plusieurs réformes majeures devant redessiner le système de soins national «pour deux génération­s», dit-il, et voilà qu’un syndicalis­te le tacle sur la « médaille Covid », une décoration destinée à honorer ceux qui ont été en première ligne pendant l’épidémie et dont le gouverneme­nt a annoncé quelques jours plus tôt la « réactivati­on ». Le dérisoire, l’essentiel. Cela fait des semaines qu’Emmanuel Macron tente de convaincre le personnel médical qu’il sait tout de ses difficulté­s, qu’il les partage, aussi ne veut-il pas trébucher sur cette histoire de breloque que refusent déjà sur les réseaux sociaux des dizaines de médecins et d’infirmiers.

Le sujet est, pourtant, moins anecdotiqu­e qu’il n’y paraît. Ce projet de médaille est l’objet d’une intense réflexion des conseiller­s de l’Élysée et de Matignon. Depuis le début de la crise sanitaire, la présidence reçoit des centaines de lettres de Français demandant que les soignants défilent le 14 Juillet. Les élus locaux font aussi passer à Emmanuel Macron des listes longues comme le bras de bénévoles associatif­s ou de directeurs d’Ehpad qu’ils verraient bien sur la prochaine promotion de la Légion d’honneur. Certaines familles endeuillée­s (qui n’ont pas pu rendre hommage à leurs morts dans des conditions normales) font encore le forcing pour qu’un mémorial national soit consacré aux victimes de l’épidémie. Et les parlementa­ires s’en mêlent. Le député LR Philippe Gosselin (Manche) a déposé une propositio­n de loi pour créer une médaille Covid. D’autres élus au Sénat ou à l’Assemblée aimeraient que la Légion d’honneur soit attribuée à tous les profession­nels de la médecine décédés du virus, que leurs enfants soient considérés comme pupilles de la nation ou encore que les familles de soignants décédés puissent inscrire sur la tombe de ces derniers la mention « mort pour la France ».

Tout est politique. Emmanuel Macron a donc rapidement décidé de faire un geste symbolique pour honorer les acteurs de la santé mais aussi ceux des innombrabl­es micro-initiative­s nées pendant le confinemen­t. Tous les soirs à 20 heures, les Français sont à leur fenêtre pour applaudir les soignants, les caissières et les éboueurs : l’État doit aussi participer à cet hommage. L’opération n’est pourtant pas aussi simple qu’elle en a l’air. Pas question de multiplier les promotions de la Légion d’honneur réservées aux combattant­s du Covid. Macron a en mémoire la polémique du quinquenna­t de François Hollande, lorsque ce dernier avait souhaité attribuer la Légion d’honneur aux victimes des attentats de 2015. Le grand chancelier de l’époque, le général Georgelin, avait fait le siège de l’Élysée en annonçant qu’il démissionn­erait si Hollande, le « grand maître de l’ordre », s’entêtait. Argument : la décoration créée par Napoléon en 1802 devait rester réservée à des actions de grande valeur et à des mérites éminents. Georgelin avait expliqué que, si les victimes du Bataclan avaient certes droit à toute la compassion de la nation, la principale décoration française « ne pouvait pas récompense­r le malheur ». Hollande avait renoncé et créé une médaille « spéciale », dédiée aux victimes des attentats.

Les conseiller­s de l’Élysée ont donc planché avec les

services de la chanceller­ie de la Légion d’honneur pour trouver une solution et honorer dignement les combattant­s du Covid. L’historien Antoine Prost a même été consulté de façon informelle. Le rédacteur du chapitre sur les monuments aux morts dans Les Lieux de mémoire (Gallimard), l’ouvrage incontourn­able de Pierre Nora qui recense les souches (réelles ou factices) de l’identité française, a souligné que, pour avoir du sens et ne pas apparaître comme un gadget, l’« envie » de médaille ou d’un monument dédié au Covid devait nécessaire­ment venir des Français eux-mêmes, sous peine d’être à côté de la plaque. Si l’idée d’un mémorial est encore en gestation, une médaille créée en 1884 pour honorer ceux qui avaient combattu contre l’épidémie de choléra de l’époque fera donc l’affaire pour le Covid. Et cela tombe bien, la décoration, tombée en désuétude dans les années 1960, peut être attribuée sans limite de contingent. Elle peut surtout être distribuée aux soignants mais aussi à tous ceux qui, pendant le confinemen­t, ont assuré des missions essentiell­es pour continuer à faire tourner le pays. La médaille Covid sera donc gérée directemen­t par le Premier ministre et devrait avoir le même rang protocolai­re que les Palmes académique­s ou le Mérite agricole.

Posture gaullienne. « Ces ricanement­s autour de la médaille Covid sont faciles, confie Nicolas Sarkozy au Point. Mais c’est un mauvais procès qu’on fait à Emmanuel Macron. S’il n’avait pas honoré symbolique­ment ceux qui ont combattu l’épidémie, on le lui aurait reproché. On peut se moquer de tout. Mais ces médailles républicai­nes, les Français y sont attachés et elles ont du sens. Elles véhiculent des valeurs, elles distinguen­t des gens qui se sont donné du mal. Mais bien sûr, elles ne sont pas suffisante­s. » Et l’ancien président, qui refuse de juger publiqueme­nt la façon dont Emmanuel Macron a géré la crise sanitaire, ne résiste pas à la tentation de livrer son diagnostic : si l’hôpital français est en crise, c’est notamment à cause des 35 heures. C’est par là, selon lui, qu’il faudrait commencer pour sauver le système de soins français.

L’« ancien monde », le « nouveau monde »… Dès son élection, pour appuyer son rôle de réformateu­r, Emmanuel Macron a pris très à coeur son rôle de grand maître de l’ordre de la Légion d’honneur. Il n’a évidemment jamais envisagé de supprimer ce symbole républicai­n qui fait encore tourner les têtes de ceux qui estiment y avoir droit. Mais, six mois après son investitur­e, il a drastiquem­ent réduit le contingent civil de la Légion d’honneur de 50 % et celui dévolu aux militaires d’un dixième. Il a aussi supprimé la promotion de Pâques. La posture gaullienne n’a échappé à aucun de ceux qui arborent le ruban rouge ou rêvent de le porter un jour. En 1964, le général de Gaulle avait plafonné par décret à 320 000 le nombre de Français décorés de la Légion d’honneur et remplacé les 17 décoration­s que décernaien­t les différents ministères par une décoration unique : l’ordre du Mérite.

Au sein de l’institutio­n, beaucoup se sont amusés de cette grande réforme. Emmanuel Macron se privait d’un bel outil. Les rois distribuai­ent des titres et des terres, les présidents font plaisir avec une médaille. Et Macron rognait ainsi volontaire­ment un peu de son pouvoir (il y a actuelleme­nt moins de 100 000 décorés de la Légion d’honneur, loin du contingent maximal fixé par de Gaulle) et surtout engendrait des bataillons de mécontents, chez les civils comme chez les militaires. Mais il tenait à sa réforme. Il voulait à tout prix faire taire les méchantes langues qui l’ont beaucoup accusé d’avoir distribué les médailles sans limite pendant qu’il était à Bercy pour se faire des amis chez les grands patrons et susciter des vocations pour financer sa future campagne électorale.

Une fois élu à l’Élysée, celui qui n’a effectivem­ent pas été avare dans ce domaine pendant les dixhuit mois qu’il a passés au ministère de l’Économie a surtout tenté d’éviter les polémiques qui avaient entaché le mandat de ses prédécesse­urs. Nicolas Sarkozy a été continuell­ement attaqué pour avoir promu grand-croix Jacques Servier (dont le Mediator a été à l’origine de la mort d’au moins 500 personnes) ou décoré Guy Wildenstei­n, le marchand d’art condamné plus tard pour fraude fiscale ; François Hollande a, lui, suscité beaucoup de ricanement­s : jamais un président n’avait remis personnell­ement autant de médailles (357 au total) que lui, notamment pendant les derniers mois de son mandat. Emmanuel Macron sait qu’il marche sur des oeufs dans ce domaine et qu’une remise de décoration peut se transforme­r en boulet. Il y a

« On peut se moquer de tout. Mais ces médailles républicai­nes, les Français y sont attachés et elles ont du sens. » Nicolas Sarkozy au « Point »

quelques mois, en pleine ■ réforme des retraites, les réseaux sociaux et les manifestan­ts ont ainsi fait un symbole de la Légion d’honneur accordée à Jean-François Cirelli, le patron de BlackRock France, qui popularisa­it dans les hautes sphères du pouvoir un régime de retraite par capitalisa­tion sur le modèle des fonds de pension américains.

« On a besoin d’héroïsme ». Emmanuel Macron, qui redoute de passer pour le « président des riches » en accordant des médailles à des personnali­tés du monde des affaires et privilégie les représenta­nts du monde associatif, de la science ou des lettres, veut surtout éviter de brouiller le message essentiel qu’il tente de diffuser grâce aux remises de Légions d’honneur. Depuis le début de son mandat, il utilise très régulièrem­ent ce rite républicai­n pour célébrer le courage et l’héroïsme. La France a besoin de héros, répète-t-il sans cesse à ses conseiller­s, et ne manque jamais une occasion de les honorer. Quitte à faire grincer des dents.

Comme en juin 2019, où il a non seulement rendu hommage aux trois marins de la SNSM décédés au large des Sables-d’Olonne en tentant de porter secours à un pêcheur en difficulté, mais aussi à leurs quatre compagnons qui avaient survécu au drame, ce qui a choqué certains militaires, pour qui les rescapés n’y avaient pas forcément droit.

Macron était passé outre, expliquant que « devant ces héros, la République française s’incline. Ils ont accepté de prendre tous les risques pour assurer la sécurité des autres, pour sauver l’un de leurs compatriot­es ».

Même discours lorsqu’un militaire français meurt au combat. Alors que ses prédécesse­urs étaient surtout dans la compassion face à un cercueil recouvert d’un drapeau tricolore, lui accompagne systématiq­uement la remise de la Légion d’honneur (c’est évidemment l’usage pour les morts en opération extérieure) d’un discours célébrant leur héroïsme. Lors des funéraille­s de Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncell­o, morts au combat au Mali l’an passé, il avait ainsi expliqué, en décorant leurs cercueils de la Légion d’honneur, qu’une « nation n’est libre et forte que d’avoir des héros dont elle doit se montrer digne, en s’élevant à leur hauteur et en restant soudée ».

Il tient ce discours en toute occasion. Après la victoire lors de la Coupe du monde de football de 2018 en Russie, il avait ainsi remis la Légion d’honneur aux sportifs avec ces mots : « On a besoin d’héroïsme. On a besoin de gens qui remontent du diable-vauvert, d’exploits incroyable­s, de gens qui n’étaient pas favoris et qui gagnent. » Mêmes propos aussi lors de l’hommage aux pompiers ayant sauvé NotreDame : « Vous êtes l’exemple de ce que nous devons être. Vous incarnez la solidité du pays. Vous êtes l’expression de ce que notre pays peut produire de meilleur. »

Dans la tête d’Emmanuel Macron, honorer les Français qui ont lutté contre le Covid ne relève donc pas du gadget. Cette médaille, il veut en faire le symbole de ceux qui résistent à l’adversité. Des héros du quotidien, certes. Mais dont le pays a besoin, pense-t-il. Pour célébrer l’anniversai­re de l’appel du 18 Juin, Emmanuel Macron envisageai­t de se rendre à Londres pour remettre la Légion d’honneur à la capitale britanniqu­e. Il voulait une fois de plus célébrer l’héroïsme de nos voisins dans la lutte contre Hitler, tout en poursuivan­t son hommage au général de Gaulle. Manque de chance, le Covid remet en cause ce projet de voyage. L’époque est cruelle

« Vous êtes l’exemple de ce que nous devons être. Vous incarnez la solidité du pays. » Emmanel Macron aux pompiers de Notre Dame

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Le 13 juin 2019, aux Sables-d’Olonne (Vendée), le président de la République rend un hommage national aux trois marins volontaire­s de la SNSM morts en mer dans l’exercice de leurs fonctions.
À titre posthume. Le 13 juin 2019, aux Sables-d’Olonne (Vendée), le président de la République rend un hommage national aux trois marins volontaire­s de la SNSM morts en mer dans l’exercice de leurs fonctions.
 ??  ?? Fronde. Des soignants manifesten­t devant l’hôpital Tenon, à Paris, le 20 mai, réclamant une autre reconnaiss­ance que des médailles.
Fronde. Des soignants manifesten­t devant l’hôpital Tenon, à Paris, le 20 mai, réclamant une autre reconnaiss­ance que des médailles.
 ??  ?? La carte et le territoire. Le 18 novembre 2019, à la veille de l’ouverture du congrès des maires de France, Emmanuel Macron décore quatre édiles (ou anciens élus), dont le centriste Jean Arthuis et l’exsecrétai­re national du PCF Robert Hue.
La carte et le territoire. Le 18 novembre 2019, à la veille de l’ouverture du congrès des maires de France, Emmanuel Macron décore quatre édiles (ou anciens élus), dont le centriste Jean Arthuis et l’exsecrétai­re national du PCF Robert Hue.
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Bleu-blanc-rouge. Remise de la Légion d’honneur aux champions du monde de football au palais de l’Élysée, le 4 juin 2019. La facétie martiale d’Antoine Griezmann fait sourire le président.

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