Hollande : « Mme Merkel est capable de grandes émotions »
L’ancien président ne tarit pas d’éloges sur la chancelière, qu’il dépeint comme une pasionaria de l’Europe.
Crise de l’euro, accueil des réfugiés, guerre en Ukraine, attentats de Paris, Brexit… L’ancien président français aura traversé de nombreuses crises au côté d’Angela Merkel. Lui qui avait ferraillé pour arracher un accord de sauvetage de la Grèce en 2015 se félicite de la voir aujourd’hui proposer une mutualisation des dettes européennes. Il décrit une chancelière sensible, attentionnée, à l’opposé de certaines caricatures – et avec laquelle, contre toute attente, il s’est très bien entendu. Il garde même un souvenir ému de leur relation. C’est en observateur avisé qu’il analyse la stratégie d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron face à l’épidémie de Covid-19. Son ancienne partenaire est, elle, toujours aux manettes. Tant à Berlin qu’à Bruxelles.
Le Point: Pensiez-vous voir un jour Angela Merkel proposer un endettement commun aux pays de l’UE? François Hollande :
Angela Merkel finit toujours par prendre les bonnes décisions pour l’Europe. Ça a été vrai quand il s’est agi de sauver la zone euro en 2012, lors de la crise des réfugiés, où elle a accepté de prendre plus que sa part dans l’effort d’accueil. Puis lorsque nous avons sauvé la Grèce. C’est encore vrai aujourd’hui, où elle a été capable de vaincre un certain nombre de résistances dans son pays et dans son propre parti. Elle prend parfois du temps pour en arriver là, mais elle se situe toujours du côté de l’Europe et de la solidarité. C’est ce que l’Histoire retiendra : une chancelière qui a des convictions et qui les défend mais qui sait les tordre pour favoriser la construction européenne.
Après votre départ de l’Élysée, vous lui aviez demandé de prendre des initiatives. En voilà une de taille!
Le moteur franco-allemand a redémarré après avoir tourné pendant des mois au ralenti ou à contretemps. La question essentielle qui se pose maintenant, c’est : l’Europe va-t-elle continuer à 27 ? Ou n’est-ce plus possible ? On le saura dans quelques mois. Si l’UE reste dans la logique du plan franco-allemand, elle aura franchi une étape très importante dans la voie de la solidarité. Sinon, il faudra prendre une initiative à quelquesuns, avec ceux qui veulent aller de l’avant et ne veulent plus n’être qu’un grand marché.
Angela Merkel a parlé de la plus grave crise que l’UE ait eu à affronter au cours de son histoire. Est-ce également votre opinion?
En termes économiques, c’est sans doute la plus grave. C’est une récession deux à trois fois plus ample que celle qu’a provoquée la crise financière. Sur le plan politique, on en a connu d’autres. Celle des réfugiés a été majeure, elle a conduit à une montée de l’extrême droite dans toute l’Europe et en Allemagne. Cette crise ne brisera pas la zone euro, mais elle peut provoquer une montée du chômage bien plus importante qu’en 2009. Elle peut donc dégénérer en crise sociale, et c’est ce que Mme Merkel a compris. Elle est en fin de mandat, elle veut éviter que l’Europe puisse chavirer sous la montée des extrêmes. Elle est allée plus loin que ce qu’elle imaginait au départ pour l’intégration de la zone euro.
Vous avez géré de nombreuses crises avec la chancelière (euro, réfugiés, Ukraine…). Comment travaille-t-elle dans ces moments critiques?
Elle prend son temps. Ça lui a d’ailleurs beaucoup été reproché. Parfois, dans les crises, il faut agir vite. Mais c’est sa méthode : ne pas se précipiter et rester maître de ses décisions. Elle cherche à chaque fois une solution précise, robuste, et pas simplement une déclaration verbale. Dans nos négociations sur l’Ukraine ou la zone euro, elle est allée jusqu’au bout de la rédaction même des textes. Ce qui, nous Français, nous surprend. On pense que des collaborateurs ou des ministres peuvent suffire. Pas elle. Elle veut que tout soit bien ficelé, conforme à ce qui a été décidé. Elle me disait : « Moi, je suis une physicienne, chaque problème a une solution. Il faut qu’elle soit suffisamment réfléchie pour qu’ensuite il n’y ait plus de débat. » C’est la cause de certains malentendus entre Mme Merkel et les présidents français avec lesquelles elle a travaillé : nous voulons toujours que ça aille vite. Elle, elle temporise car elle veut cheminer vers la bonne solution. Ses décisions peuvent être contestables politiquement, mais, techniquement, c’est irréprochable.
Une chancelière de droite, un président de gauche: de prime abord, votre relation était mal embarquée. Et pourtant vous en parlez avec beaucoup de tendresse.
Oui, car, sous un masque de distance, elle a une vraie sensibilité. Elle n’est pas dans l’exubérance, mais elle est capable de gestes d’une grande humanité. Après les attentats de janvier 2015 contre Charlie et l’Hyper Cacher, c’est elle qui m’appelle et me dit : « Je vais venir à la manifestation. » C’est elle qui entraîne toute l’Europe et une partie du monde à défiler à Paris. Par sympathie, pas pour moi, mais pour la France. Derrière cette espèce de froideur – c’est ainsi qu’on la caricature –, elle est capable de grandes émotions. Et elle a des convictions profondes, elle défend la cause des femmes. Dans les
réunions de Conseil européen, elle se montrait intransigeante sur la question des femmes. Sur leur représentation. Sur leur dignité. Sur le respect. Quand je l’ai vue maltraitée par Donald Trump, je sais que ça a dû la heurter profondément.
Vous mentionnez les attentats de Paris, on se souvient en effet des gestes tendres qu’elle a eus pour vous juste après.
Ce n’était pas feint. Ce n’est pas un acte de communication. Lorsqu’elle a posé sa tête sur mon épaule, c’était un geste spontané, comme il y en a eu dans l’histoire de l’amitié francoallemande. Je pense par exemple à Helmut Kohl et Mitterrand main dans la main. C’est une attention rare qu’on n’a pas l’habitude de voir de la part d’un chef d’État ou de gouvernement.
Avant votre élection, elle avait pourtant affiché son soutien à Nicolas Sarkozy. Comment s’est passé le début de votre relation? Et votre dîner d’adieu, on dit qu’il était beaucoup plus chaleureux?
Nous avons vite appris à nous connaître. Je garde un souvenir particulier de notre dîner d’adieu. Nous avions passé tellement de jours ensemble. Et de nuits aussi. Sur la Grèce, sur l’Ukraine, sur la zone euro… Des heures et des heures de discussions et de coups de téléphone avec Poutine, le président ukrainien… Un lien s’était tissé entre nous, qui était de l’ordre de la franchise. De ce point de vue là, elle est simple : elle dit les choses, évite les circonvolutions. En nous quittant, nous nous sommes dit sincèrement ce que la France et l’Allemagne devaient faire séparément et ensemble pour renforcer leur union.
Vous a-t-elle régulièrement donné des conseils pour réformer la France? Et, en retour, lui avez-vous jamais suggéré des mesures à appliquer en Allemagne?
Elle me répétait souvent : « Moi, je bénéficie des réformes de M. Schröder. Celui qui a fait les réformes du marché du travail, ce n’est pas moi, c’est M. Schröder. » Sous-entendu : faites comme M. Schröder… (rires).
Pourquoi ne l’avez-vous pas fait?
Mais on l’a fait pour une part ! Sur le coût du travail, la formation professionnelle… Je lui répondais : « Il faut que nous le fassions à la française, on ne va pas vous copier. » Et moi, de mon côté, je lui disais : « Attention, l’Allemagne ne peut pas être simplement une puissance économique et commerciale. Si votre pays ne prend pas conscience que l’Europe doit aussi être politique, militaire, stratégique, il ne sera plus un acteur de l’Histoire. » Je lui rappelais qu’en France nous réalisons un effort de défense qui pèse sur nos finances publiques et que nous pourrions à l’avenir le faire ensemble. Quand l’Allemagne nous demande de nous moderniser, très bien, on le fait. Mais il n’y a pas que la modernisation économique, il y a aussi la place stratégique que l’Europe doit occuper. L’Europe n’est pas simplement un marché et des entreprises. C’est un idéal, des principes. Une volonté de peser sur le destin du monde.
Cet idéal est aussi parfois mis à mal en France, où le sentiment antiallemand gagne du terrain, même au sein de la classe politique. Cela vous alarme-t-il?
Que certains aient pu critiquer le plan franco-allemand, disant que c’était l’Allemagne qui avait imposé ses vues, ça n’a pas de sens !
À qui pensez-vous?
À l’extrême droite. Et à une partie de l’extrême gauche aussi, d’ailleurs. La vieille idée « l’Allemagne paiera », cette thèse revancharde, n’est pas acceptable. L’Allemagne ne paiera pas pour nos actions. Elle se montrera solidaire, ce qui n’est pas la même chose. Mme Merkel est consciente de la menace représentée par l’extrême droite et la montée des nationalismes en Europe. D’où sa volonté aujourd’hui de parvenir à cet accord.
L’accord est aussi l’oeuvre d’Emmanuel Macron, qui a su convaincre ou du moins s’allier avec la chancelière. Doit-il être félicité pour cela?
Quand il y a un bon accord, il faut bien entendu en saluer les négociateurs. Même si on sait que c’est l’Allemagne qui a fait le pas le plus important, c’est un travail commun. Plus de solidarité, c’est la position constante de la France. Je la défendais déjà à mon époque, même si c’était difficile à entendre à ce moment-là. Il faut ensuite faire jouer la diplomatie, les alliances, ainsi que les rapports personnels entre dirigeants. C’est ce qu’a permis la conclusion de ce plan.
Justement, que savez-vous de la relation entre Angela Merkel et Emmanuel Macron?
Ils se connaissaient avant qu’Emmanuel Macron accède à la présidence. Depuis 2017, ils ont eu des différends, voire des malentendus, mais ils se sont aussi rapprochés. Pour travailler ensemble, et c’est là l’essentiel. Je ne connais pas leur relation personnelle, elle s’est sans doute enrichie dans la négociation de cet accord.
Angela Merkel approche de la fin de son mandat. Que voudriez-vous lui souhaiter pour l’avenir?
Qu’elle profite de ce qu’elle aime : la famille, la science, la musique – elle va régulièrement au festival de Bayreuth. Je pense qu’elle voudra toujours être utile d’une manière ou d’une autre. Moi, j’ai trouvé ma façon avec ma fondation. Et elle non plus, je ne la vois pas rester simple spectatrice
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« L’Histoire retiendra qu’Angela Merkel finit toujours par prendre les bonnes décisions pour l’Europe. »