Les dessous d’un accord historique
Comment Paris a réussi à convaincre Berlin de bâtir un plan de relance.
Samedi 16 mai, en fin de journée à l’Élysée. Le président de la République n’a plus guère de doutes sur la réponse positive de Berlin. Cela fait trois semaines que, dans le plus grand secret, il échange avec la chancelière – en anglais – sur l’avenir de l’Europe postcoronavirus : une union politique où la solidarité financière, l’autonomie stratégique et la conversion de l’économie au numérique et à la neutralité carbone doivent réorienter toutes les politiques publiques. Ce samedi soir, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont tenu leur quatrième visioconférence. Quatre conversations d’une heure et demie environ jalonnent ce parcours intellectuel qui accouche de bien plus qu’un accord budgétaire. Le texte marque un tournant. Il y a bien longtemps que la France et l’Allemagne n’avaient renouvelé le serment d’une histoire commune, au-delà des formules diplomatiques convenues.
Dimanche matin, Berlin rappelle: c’est entendu pour 500 milliards d’euros d’aides directes dans le plan de relance européen. Il peut être mis un point final à la déclaration commune qui sera publiée le lendemain à 17 heures par les deux dirigeants. Le texte a été rédigé par leurs conseillers « Europe » respectifs : Clément Beaune, côté français, et Uwe Corsepius, côté allemand. Ce diplomate, âgé de 60 ans, est bien connu à Bruxelles. Il fut le secrétaire général du Conseil entre 2011 et 2015. Il était déjà à la chancellerie du temps d’Helmut Kohl. Les mânes de l’ancien chancelier planent sur cette journée où la France et l’Allemagne s’accordent pour franchir ensemble un pas de géant dans l’intégration européenne : autoriser la Commission européenne à s’endetter et à distribuer des fonds aux régions les plus sinistrées et aux entreprises à travers les mécanismes biens huilés du budget européen. L’Allemagne avait toujours exclu cette option. Elle coupe les ponts avec les quatre pays dits « frugaux » : Pays-Bas, Autriche, Suède et Danemark, qui refusent toujours d’envisager de distribuer des subventions plutôt que des prêts.
La porte reste ouverte aux récalcitrants. La déclaration commune contient un paragraphe clé à leur intention : la relance « s’appuiera sur un engagement clair par les États membres d’appliquer des politiques économiques saines et un programme de réformes ambitieux ». Quelle traduction concrète en fera la Commission ? Celle-ci recommande chaque année aux États membres d’engager des réformes pour parvenir à une plus grande convergence dans la zone euro. En vain. L’Italie n’a pas simplifié ni allégé son système fiscal, l’Espagne n’a pas amélioré la formation des jeunes, la France n’a pas réduit ses dépenses publiques… Cette fois-ci, le versement des aides directes sera-t-il conditionné aux réformes demandées par la Commission ? Voilà un aspect qui reste ouvert à la négociation…
« En fait, c’est un autre sujet, plaide Amélie de Montchalin, la secrétaire d’État à l’Europe. Car l’argent des aides directes ne sera pas versé aux États mais aux régions et aux entreprises. Il ne s’agit pas d’un chèque au Trésor public italien ou espagnol pour boucher les trous. Il s’agit d’investir ensemble dans des secteurs d’avenir tels que la transition écologique, le numérique, la 5G, l’intelligence artificielle… »
D’ailleurs, la chancelière n’aurait pas accepté les 500 milliards d’aides directes si la discussion n’avait porté que sur ce point. L’essentiel du dialogue Macron-Merkel a consisté à définir une vision commune de l’Europe, un renforcement de sa souveraineté économique et médicale, la modernisation de son droit de la concurrence dans un univers où les Chinois soutiennent massivement leurs « champions nationaux ». Ce n’est qu’à la fin de leurs échanges que la chancelière en a tiré une conclusion budgétaire. Il n’y pas eu de marchandages financiers.
Mais il a fallu d’abord qu’Emmanuel Macron et quelques alliés créent un rapport de force qui brise la ligne de fracture Nord-Sud propre aux discussions budgétaires. Quelques jours avant le sommet européen du 26 mars, Emmanuel Macron est contacté par Giuseppe Conte. Auparavant, le président du Conseil
750 milliards d’euros C’est le montant des rachats de dettes publique et privée de la BCE pour soulager les banques et les inciter à maintenir leurs prêts.
italien a pris langue avec l’Espagnol Pedro Sanchez. Il propose au président français de se joindre à eux pour cosigner une tribune dans des journaux européens afin d’exiger de l’Union européenne plus de solidarité. Conte n’a toujours pas digéré que des cargaisons de masques aient été bloquées en Allemagne alors qu’elles étaient destinées à la Lombardie. Il en veut terriblement aux autorités allemandes. Emmanuel Macron ne partage pas cette acrimonie, mais il voit bien la nécessité de faire quelque chose avant ce conseil du 26 mars.
Le chef de l’État n’est pas emballé par l’idée de signer une tribune de presse. « Une tribune ? Non, c’est trop agressif », dit-il à Conte et Sanchez. Il propose une autre stratégie : d’abord élargir les signataires à d’autres pays, moins attendus. Parce que, franchement, la France, l’Italie, l’Espagne, avec leur endettement qui frise ou dépasse les 100 % du PIB, « on ne peut pas faire plus Club Med », répond-il. Il convainc Conte et Sanchez de rédiger une lettre ouverte adressée à Charles Michel, le président du Conseil européen. « C’est plus coopératif, plus formel, et ça oblige le Conseil à y répondre, explique son entourage. Alors qu’un article de presse, on n’y est pas obligé. Bref, une lettre, c’est une contribution au débat institutionnel. »
Macron retente le coup. Les trois hommes tombent d’accord. Macron et Conte délèguent à leurs sherpas respectifs le soin de pondre un texte. Clément Beaune et son homologue italien, Pietro Benassi, se mettent à la rédaction. Consigne : éviter d’agiter des chiffons rouges. Donc, la lettre ne mentionne à aucun moment les mots « eurobond » ou « coronabond », qui pourraient renvoyer aux querelles passées de la crise financière, quand François Hollande avait promu, en vain, la mutualisation des dettes souveraines… De fait, le passage clé de la lettre évite le terme qui fâche : « Nous devons travailler à un instrument de dette commun émis par une institution européenne pour lever des fonds sur le marché […] au profit de tous les États membres […] pour faire face aux dommages causés par le coronavirus. » Benassi et Beaune sont chargés de contacter d’autres sherpas pour élargir la coalition. Commence un ballet diplomatique intense. Emmanuel Macron ne veut pas prendre la chancelière par surprise. Elle déteste ça ! Il lui propose de signer le texte avant le fameux conseil. À Berlin, Merkel ne tombe pas de sa chaise… mais elle sait lire. Et on ne l’entraînera pas sur le terrain savonneux de la mutualisation des dettes : elle refuse poliment de joindre sa signature au bas du texte « même en revoyant les formulations », souffle-t-on à l’Élysée.
Il est très rare que la France et l’Allemagne n’alignent pas leurs positions avant un sommet européen. C’est